La problématique ontologique posée par un Coran incréé
L’Islam tient qu’un Coran, éternel et incréé, modèle de toutes les copies terrestres de ce livre sacré, est entreposé dans la Table Gardée au côté du trône d’Allah.
Le questionnement d’un chrétien face à cette affirmation ne tiens pas d’abord dans une visée apologétique à l’encontre de croyants musulmans. Laissant toute considération théologique a priori cette affirmation pose avant tout un problème sur un plan métaphysique : Si le Coran est tenu pour incréé, comment expliquer alors la présence de cette entité auprès de Dieu alors que l’Islam soutient simultanément un monothéisme formel ?
En effet comment peut-on affirmer à la fois l’omnipotence de Dieu et la présence d’une chose extérieure à lui-même et lui étant co-éternelle ? N’a-t’on pas ici un dualisme composé de Dieu et de cette entité incréé ? Si l’on ne l’admet pas, comment justifier alors la présence de ce Coran incréé hors du champ d’action de Dieu sur un plan ontologique ?
Historiquement il est vrai que les Mu’tazilites – philosophes musulmans éminents de leur époque – avaient trouvé une solution à cette question en tranchant en faveur d’un Coran considéré comme créé par Dieu. Mais ils n’ont pas remporté l’unanimité que l’on sait auprès des croyants d’alors.
Nous exposons ici l’origine historique de cette question suivit d’une réflexion posée par le membre d’une branche minoritaire de l’Islam. Cette réflexion, à défaut d’être partagée par la grande majorité, a le mérite d’aborder ces questions, bien qu’elle ne fasse que déplacer le problème sur le plan des attributs divins…
Présentation du Mu’tazilisme
Al-Ma’mûm, fils de Hârûn ar-Rashîd, arrive au pouvoir en 813, à vingt sept ans, après avoir vaincu par les armes l’héritier légitime, son frère, grâce au concours des persans. Il faut dire que les persans sont partout et le calife lui-même est fils d’une esclave persane ; ils gouvernent et administrent à Bagdad et dans les provinces ; ils dominent aussi l’intelligensia. Le nouveau calife, qui a reçu une très bonne éducation – de maîtres persans – ouvre aux savants la bibliothèque que son père avait créée dans la capitale pour son usage privé, la Maison de la sagesse (bayt al-hikma) ; il en fait un lieu de débats ; il y rassemble de nombreux manuscrits perses (pahlavis) byzantins (syriaques et grecs) qu’il fait traduire.
Le Coran, créé ou incréé ?
Al-Ma’mûm va se déclarer adepte du mu’tazilisme. C’est une école qui, à partir d’une réflexion sur la question de la toute puissance de Dieu et de la liberté de l’homme, l’unicité de Dieu et ses attributs. (en réaction en partie au dualisme mazdéen et aux dogmes chrétiens.) a développé en une cinquantaine d’années une doctrine qui peut être qualifiée de rationaliste. La révélation est en cause. Les mu’tazilistes ne croient pas que Dieu ait délivré aux hommes un livre ayant l’attribut d’éternité comme Lui. Un Coran incréé contredirait le dogme de l’unicité divine (tawhid), qui est au centre de l’Islam. Dès lors que le Coran est créé, qu’il est un fait d’histoire qui s’explique par des circonstances et des hommes, il peut être corrigé, mis à jour. D’autre part, Dieu ne peut avoir recommandé aux hommes des comportements qui ne sont pas conformes à la raison : certains passages du Livre saint qui prêche le mal tel que la raison permet de le définir, ne peuvent être paroles de Dieu. Un tri commence entre les versets, dont certains sont abrogés.
Al-Ma’mûm, dès son arrivée au pouvoir, est en quête de la pierre philosophale qui lui permettra de reconstituer un empire unitaire et lui en garantira la pérennité. Dans un premier temps, il croit trouver la solution dans l’instauration d’un califat shiite à Bagdad. Comme les agitations ethno-politico-religieuses ne cessent pas, le calife intellectuel va tenter un autre pari. Il déclare le mu’tazilisme doctrine officielle. En 827, il proclame que le Coran est une création et il exige que tous les fonctionnaires et officiels de l’Empire, à tous les niveaux, professent publiquement la même conviction. Aussitôt, la haute hiérarchie de l’orthodoxie résiste. Elle en appelle aux croyants ‘de la base’. Se conformant aux comportements despotiques de ses prédécesseurs à la tête de la communauté islamique, le calife tente d’imposer ses vues par la force. Il installe une police et justice de la pensée, une ‘inquisition’ (mihma : épreuve) qui va subsister après sa mort, en 833, sous ses deux successeurs, al-Mu‘tasim et al-Wathîq. La prison, le fouet, la torture, la peine de mort même frappent les opposants.
Al-Mutawakkil, à partir de 847, revient à une stricte orthodoxie sunnite. Professer la création du Coran sera puni de mort. Le courant rationaliste ne disparaît pas de la philosophie arabe, mais les philosophes se gardent bien d’attaquer de front les dogmes sur lesquels repose le pouvoir islamique. Le plus connu des rationalistes en Occident, le cordouan Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) fut condamné à l’exil, ses livres furent brûlés et son œuvre n’eut aucune conséquence sur l’Islam. Le fondamentalisme islamique n’aura été ébréché par le rationalisme que pendant quelques années, par la volonté d’un calife cultivé, et lui-même tyran totalitaire.
Pourquoi cette défaite des Mu’tazilites ?
Réponse : Tous les musulmans (donc à l’exception des mu’tazilites) admettent sans discussion le miracle de l’idjaz, c’est-à-dire de l’insupérabilité du Coran dont une copie se trouve au ciel. Il s’agit donc d’une lutte théologique qui a fermé les portes du ijtihad par la défaite des mu’tazilites.
Tentative d’explication (par une le membre d’une branche minoritaire de l’Islam)
L’attribut de La Parole (Al Kalame)
C’est un attribut prééternel d’Allah un attribut par lequel Il ordonne, interdit et informe, cette parole est exprimée dans ce qu’Allah a révélé à ses Messagers comme livres, tels le Coran, la Thora ou l’Évangile.
Concernant la preuve de l’existence de cet attribut à Allah les textes catégoriques sont nombreux dans le Coran et la Sunna, parmi lesquels on trouve :
[…] et Allah a réellement parlé à Moïse (Sourate Les femmes, V164).
Et :
Et si l’un des associateurs te demande asile, accorde-le lui, afin qu’il entende la parole d’Allah, puis fais-le parvenir à son lieu de sécurité (Sourate Le repentir, V6).
Et parmi ces preuves, ce qui a été confirmé dans le Hadith Sahih (authentique) [où il est dit que] le Messager a parlé à son Seigneur la nuit de l’ascension (le voyage nocturne), et les cinq prières ont été prescrites à ce moment là.
A propos du sens de cet attribut, sache que « al kalame » (la parole) dans la langue Arabe est utilisé pour deux sens :
1. Le premier [sens] est les paroles prononcées pour exprimer le sens intérieur (ou les paroles de l’être) à propos desquelles tu peux dire : ce sont des paroles éloquentes, ou ce sont des paroles claires.
2. Et l’autre est les paroles intérieures (ou paroles de l’être) et qui peuvent être exprimées par les mots, et c’est dans ce sens que le Poète « Al Akhtal » a dit : « Certes les paroles sont dans le cœur, La langue n’est que le porte-parole du cœur ».
Dans le même sens nous avons la parole de Sayiduna Omar : j’ai préparé un discours en mon fort intérieur, ça veut dire j’ai préparé et arrangé des paroles. Souvent aussi il t’arrive de dire à un ami : j’ai en moi des paroles que je voudrais te dire.
Le fond de la divergence entre les Mo’âtazilites et les Sunnites
Si tu as compris ce qui a précédé, tu sais alors que « la parole » est attribuée à Allah par consensus de la Oumma. Les textes sont nombreux d’après les Messagers, qu’Allah parle, et il est clair qu’il est impossible de parler sans l’existence de l’attribut de la parole.
Jusque là il n’y a pas de divergence à propos de ce consensus (voir pour ça les Âqa’id Al nassfiya de Saâd et leurs commentaire de Îssam page 288).
1. Puis les Mo’âtazilites ont interprété ce sens sur lequel les Musulmans sont d’accord pour l’attribuer à Allah et ils ont dit qu’il s’agit de voix et de lettres (Aswates wa horoufes) qu’Allah crée en autre que lui, tel « La table gardée » et l’Ange Jibril. Et il est évident que là il s’agit de choses générées (créées) et non prééternelles. Mais ils n’ont pas reconnu à Allah après ces voix et lettres un attribut appelé « La Parole = Kalame ».
2. Tandis que l’ensemble des Musulmans, les gens de la Sunna et de la Jamaâ – groupe des Sunnites – ont dit : Nous ne nions pas ce que disent les Mo’âtazilites, nous le disons aussi et nous l’appelons la parole verbale, et nous sommes tous d’accord que c’est généré et non prééternel et qu’il n’est pas un attribut d’essence (Sifa Qa’ima bi dathillah) car c’est généré. Mais nous affirmons une chose derrière tout ça qui est l’attribut d’Allah et qui est exprimé par les paroles, et c’est un attribut autre que « La Science » ou « La volonté ». Plutôt un attribut qui permet de s’adresser aux autres sous forme d’ordre, d’interdiction ou d’information, il est exprimé par les paroles, et il s’agit d’un attribut prééternel d’Allah.
L’impossibilité que les idées et les sens se bousculent pour Allah, comme c’est le cas de l’homme, fait qu’il s’agit obligatoirement d’un attribut prééternel, et c’est ce qui est voulu par l’attribution de la parole à Allah, et c’est ainsi qu’on explique ce sens que les Musulmans ont reconnu par consensus. (Voir le commentaire des Mawaqifs 2/261).
Ici les Mo’âtazilites ont divergé d’avec l’ensemble des Musulmans, étant donné qu’ils n’ont pas attribué à Allah un attribut prééternel avec ce sens, appelé « la Parole = Al kalame » ou la parole de l’être (Kalame al nafssi).
Ils ont dit le sens des paroles que vous avez appelé la parole de l’être (Kalame al nafssi) revient en vérité à l’attribut de « Science » s’il s’agit d’une information, et revient à l’attribut de « Volonté » s’il s’agit d’un ordre ou d’une interdiction (ici tu remarqueras qu’ils considèrent la volonté et l’ordre comme identiques) alors que les paroles en elles mêmes, elles sont générées et crées par Allah, comme nous sommes tous d’accord, donc ce n’est pas un attribut d’Allah mais une créature parmi ses créatures, et la parole n’est rien d’autre que cela.
Si tu médites ce que nous avons mentionné, tu saisiras le point de divergence entre les Mo’âtazilites et les gens de la Sunna et la Jamaâ, qui est :
Il y’a un sens à ces paroles du Coran, ce sens est un ensemble de recommandations, d’interdictions et d’information destinées aux gens, et ce sens est prééternel.
Quel est le nom de ce sens ?
1. Les Mo’âtazilites : il s’appelle « la science » s’il s’agit d’information, et « Volonté » s’il s’agit d’ordre ou d’interdiction.
2. Les Sunnites : il s’appelle Al Kalame Al nafssi (paroles de l’être ou paroles intérieures) et c’est un attribut en plus des attributs de la science et de la volonté.
Par contre les paroles qui sont des mots, ils sont d’accord qu’elles sont créées et qu’il ne s’agit pas de quelque chose d’inhérent à Allah, excepté l’Imam Ahmed Ibn Hanbal et quelques uns de ses élèves, qui ont considéré que même ces voix et ces lettres sont prééternelles, et que ce sont elles qui sont désignées par l’attribut de la parole (Al Kalame).
L’Imam Ahmed mentionne ceci dans sa lettre de réfutation des hérétiques :
Nous n’entrerons pas, après que tu aies pris connaissance des points d’accord et de divergence, dans la polémique qui a eu lieu autour de ce sujet, car nous avons la conviction que l’affaire est moins grave que cela, même si notre crédo est l’avis de l’ensemble des Musulmans Sunnites, que le sens de ces paroles s’appelle Al Kalame Al nafssi (paroles de l’être ou paroles intérieures) et que c’est un attribut en plus des attributs de la science et de la volonté.
Sauf que les Mo’âtazilites sont d’accord somme toute avec les Sunnites que ce sens est confirmé pour Allah et qu’il s’agit d’un attribut prééternel d’Allah, même s’ils ne l’appellent pas comme nous ‘la Parole’.
Et la plupart de l’impressionnant écho que tu entends concernant cette divergence historique sur cette question a pour origine la divergence qui a eu lieu entre l’Imam Ahmed Ibn Hanbal et les autres groupes, tel que les Jahmites et les Mo’âtazilites.