I. Le terme σφραγίς dans le rite d’ordination
1. La Tradition apostolique d’Hippolyte [1]
Quand on ordonne un prêtre, que l’évêque lui impose la main sur la tête. tandis que les prêtres le touchent également [2].
À l’ordination du diacre, que l’évêque seul impose les mains, parce que celui-ci n’est pas ordonné au sacerdoce mais au service (ministerio) de l’évêque pour faire ce que celui-ci lui indique. En effet, il ne fait pas partie du conseil du clergé, mais il administre et il signale à l’évêque ce qui est nécessaire. Il ne reçoit pas l’esprit commun du presbyterium auquel participent les prêtres, mais celui qui lui est confié sous le pouvoir de l’évêque. C’est pourquoi que l’évoque seul ordonne le diacre, mais sur le prêtre, que les prêtres également imposent les mains, à cause de l’esprit commun et semblable de leur charge. Le prêtre, en effet, n’a que le pouvoir (ἐξουσία) de le recevoir, mais il n’a pas le pouvoir de le donner. Aussi n’institue-t-il pas les clercs. Cependant, pour l’ordination du prêtre, il fait le geste (σφραγἰζειν), tandis que l’évêque ordonne [3].
Dans sa première édition (non critique) de la Tradition Apostolique [4], dom Botte interprétait ainsi le passage obscur d’Hippolyte « super praesbyteri vero ordinatione consignât episcopo ordinante » : « ‘ Consignât ‘ traduisant σφραγἰζειν, comme l’indique le copte, doit avoir ici un sens juridique (ajouter une marque d’authenticité) et non celui d’une ‘ consignation ‘ liturgique.
C’est l’explication du geste des prêtres qui n’ordonnent pas, mais signifient leur accord avec l’évêque ».
Mais, dans son article, Épiscopat et presbytérat dans tes écrits d’Hippolyte de Rome [5], le P. Lécuyer corrigeait cette interprétation par les remarques suivantes : « Le geste des presbytres ne serait-il donc qu’un geste d’approbation, comme le suggère dom Botte ? Le mot ‘ consignât ‘ de la version latine doit traduire σφραγἱζειν, comme l’indique le texte copte de la Constitution de l’Église Égyptienne (dans la traduction de Horner, The Statutes of the Apostles or Canones Ecclesiastici, Londres, 1904, p. 308, 19) ; or le verbe « consignare », comme le mot grec correspondant, en dehors de son emploi spécial pour la consignation post-baptismale de la confirmation (Tradition Apostolique, ch. 22, édition Botte, pp. 52-53), est aussi employé pour désigner le geste privé ou liturgique du « signe de la croix ». Ainsi Hippolyte lui-même dans la Trad. Apost., ch. 25-26 (Botte, pp. 71 et 73-75), encourage les chrétiens à se signer (consignare) aux heures de la prière ou de la tentation (…)- C’est encore le même mot qui est employé par Hippolyte pour désigner la « consignation » faite par l’évêque sur le front des catéchumènes la veille du jour de leur baptême (Trad. Apost., ch. 20, Botte, p. 48). On peut donc voir dans le geste des presbytres, croyons-nous, plus qu’un signe d’approbation, un véritable rite liturgique de bénédiction »….
Dans sa nouvelle édition (critique) de la Trad. Apost., dom Botte, tenant compte de ces remarques, a modifié le texte de la note sur le consignare de la manière suivante : « Le verbe σφραγἰζω conservé par la version sahidique a généralement le sens de faire le signe de croix dans la Trad. Apost. Ici, il ne peut être question que de l’imposition des mains qui est prescrite au chapitre précédent » [6].
On peut donc considérer comme acquis à la fois que les prêtres, dans l’ordination sacerdotale du presbytre, imposent les mains avec l’évêque qui ordonne et que cette imposition des mains comporte le signe de la croix. Il se peut d’autre part qu’on en ait la contre-épreuve dans un autre passage de la Trad. Apost., à propos de la consécration des veuves, qui dit, d’après la version latine de Mgr L. Duchesne [7], établie sur la traduction anglaise du texte copte donné par G. Horner (cf. supra) : « Si vidua ordînetur, non stgnetur sed nominetur… nec vero manus ci impotiatur quia oblationem non offert, née ministerium habet ». D’après cette traduction, l’imposition des mains qui habilite à l’offrande eucharistique est absolument synonyme du rite de la signation.
La concomitance de l’imposition des mains et de la signation est d’autre part attestée dans le rite de la confirmation baptismale qui, on le remarquera, est en étroit parallélisme avec celui de l’ordination sacerdotale :
Ensuite, en répandant l’huile d’action de grâce de sa main et en posant celle-ci sur la tête, l’évêque dira : « Je t’oins d’huile sainte en Dieu le Père tout puissant et dans le Christ Jésus et dans l’Esprit Saints ». Et l’ayant signé (σφραγἰζειν) au front, il lui donnera le baiser [8].
Nous voyons ici une signation qui ou bien est concomitante de l’imposition des mains, ou bien achève et consomme ce geste. Cela permet de comprendre la synonymie des mots imposition des mains et signation dans l’ordination sacerdotale. Que chez Hippolyte le signe de la croix scelle l’acte sacramentel du baptême et de l’ordination n’a rien d’étonnant, si l’on tient compte que pour lui elle est la forme même du Verbe Sauveur imprimée dans l’âme du fidèle.
Car l’Adversaire, quand il voit la force qui vient du cœur, lorsque l’homme intérieur (λογικός), c’est-à-dire celui qui est animé par le Verbe, montre signée (σφραγἰζειν) à l’extérieur, l’image (σφαργἰς) intérieure du Verbe, il est mis en fuite par l’Esprit qui est dans l’homme [9].
Il reste a, voir comment ce rite de la σφραγἰς dans l’ordination sacerdotale apparaît clairement développé dès le témoin suivant : le Pseudo-Denys qui, au début du VIème siècle, décrit dans sa Hiérarchie ecclésiastique le rituel d’ordination.
2. La Hiérarchie ecclésiastique du Pseudo-Denys
Les évêques, les prêtres et les diacres ont ceci de commun dans la cérémonie de leur ordination : l’agenouillement, l’imposition de la main de l’évêque, la signation cruciforme (στραυψειδῆς σφρἁγις) la proclamation et le baiser final [10].
Le prêtre fléchit les deux genoux devant le divin autel. L’évêque lui impose la main droite et de cette manière il est consacré par les invocations (ἐπικλήσεσιν) consécratoires de l’évêque qui le consacre (…) Sur chacun d’eux (les ordinands), la signation uniforme est tracée par l’évêque consécrateur, et vient la sainte proclamation de chacun et le baiser final, tous les membres du clergé présents et l’évêque consécrateur embrassant celui qui a été consacré à l’un des ordres hiérarchiques dont on a parlé [11].
On constatera que, selon le rite d’ordination ici décrit par le Pseudo-Denys, la signation cruciforme relie, sans solution de continuité, l’imposition des mains, qui débute par l’épiclèse consécratoire, à la proclamation de l’ordre conféré, qui achève l’ordination. Les précisions que les Scholies de Jean de Scythopolis et de saint Maxime le Confesseur donnent sur le rite d’ordination vont maintenant nous permettre de mieux saisir l’étroite imbrication des trois moments principaux : imposition des mains avec invocation, signation, proclamation de l’ordre conféré.
3. Les Scholies de Jean de Scythopolis et saint Maxime le Confesseur
La proclamation est celle qui se fait aux ordinations ; à celle d’un évêque, on dit : « Pour le Saint père évêque N »., à celle d’un prêtre : « Pour le prêtre N »., à celle d’un diacre : « Pour notre frère, le diacre N ». ; il dit ceci comme proclamation quand il déclare dans l’acte même de l’ordination : « La grâce divine promeut celui qu’on ordonne de ceci à cela » [12].
D’après cette description (qui date du VIe – VIIe siècle), l’acte même de l’ordination (l’imposition des mains avec la formule consécratoire) est lié à une proclamation sous le mode classique des litanies orientales (ὑπερ τοῡ…). Dans la scholie ci-dessous, nous voyons comment cette proclamation litanique accompagne l’achèvement du rite consécratoire par le signe de la croix.
La proclamation est comme une déclaration du nom ; en effet, l’évêque qui ordonne en marquant du sceau (σφραγίζωον) déclare suivant le nom : « Est marqué du sceau (σφραγίζεται) N. de prêtre à évêque au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », et semblablement pour le prêtre et le diacre [13].
Pendant que le peuple répond sans doute Kyrie eleison aux proclamations litaniques, l’évêque prolonge la déclaration consécratoire en manifestant maintenant l’effet et la trace de la grâce divine dans l’ordonné qui est scellée (σφραγίζειν) en lui par le signe de la croix. Sur ce point, on remarquera que la première partie de la formule consécratoire déclare l’action de la grâce divine et le grade hiérarchique à laquelle elle promeut l’ordinand, mais ce n’est que dans la seconde partie qu’est déclaré le nom de celui-ci (κήρυζις ἐξ ὀνόματος) scellé désormais par la croix dans le Nom (ἐν ὀνόματι) de la Sainte Trinité.
L’imposition des mains et la signation sont donc reliées intimement dans une même déclaration consécratoire qui commence par invoquer (épiclèse) l’action de la grâce divine et s’achève en manifestant la transformation du sujet qui la reçoit.
4. Le De Sacris Ordinibus de Siméon de Thessalonique (XVème siècle).
Ce commentateur liturgique byzantin nous donne une description du rituel de l’ordination qui est sensiblement identique à celle du Pseudo-Denys et de ses Scholies. Il rapporte en particulier avec exactitude le déroulement du rite d’ordination [14]. L’imposition des mains avec la formule ἠ θεία χάρις (qui s’est amplifiée de quelques ajouts par rapport à celle que rapportent les Scholies). En bon théologien médiéval, Siméon prend bien soin de préciser que sitôt dit le dernier mot (indiquant le degré de l’ordre conféré) de la formule, la grâce de l’ordination est donnée, mais, dit-il, « Ferdinand a encore besoin de l’achèvement du rite consécratoire [15] (…). Pendant que le peuple chante Kyrie eleison pour l’ordonné, celui-ci est signé (σφραγίζειν) trois fois dans la Trinité par le signe de la croix qui le rend parfait » [16]. En effet, Siméon explique que « la triple signation se produit après l’épiclèse de la grâce’ divine et opère dans l’ordonné, au milieu de la consécration, le don de la Trinité par le signe de la croix pendant que tous disent Kyrie eleison » [17]. La σφραγίς est en définitive dans ce rite d’ordination l’achèvement et la marque de l’œuvre de la grâce dans le prêtre. C’est pourquoi Siméon de Thessalonique l’appelle plus loin : « le sceau qui opère l’achèvement » (τελειοποιὸν σφραγίδα) [18].
II. La théologie du caractère (σφραγίς) sacerdotal
A. Avant la période des questions christologiques (IVème siècle)
En ouvrant ce dossier au IVème siècle, nous ne voulons pas cependant ignorer tout l’arrière-fond patristique oriental d’une théologie du caractère sacerdotal, qui s’ébauche déjà chez saint Ignace d’Antioche autour du concept encore très fluide de « typos ».
Que tous révèrent les diacres comme Jésus-Christ, comme aussi l’évêque, qui est le type du Père… [19]
La mise en rapport des diacres aussi bien au Christ qu’à l’évêque, soulignée par le parallélisme des mots « comme… comme aussi » montre bien l’assimilation que fait Ignace entre l’évêque « type » du Père et le Christ « image » du Père. Cette assimilation, Ignace la voit comme un prolongement dans les évêques du dessein du Père que le Christ est venu apporter aux hommes.
Car Jésus-Christ, notre vie inséparable, est la pensée (YvAun = pensée
en acte de décision, jugement) du Père, comme aussi les évêques établis jusqu’aux extrémités de la terre sont dans la pensée (γνώμη) de Jésus-Christ [20].
C’est la participation à la même « économie » du dessein du Père qui assimile l’évêque à Jésus-Christ, dont il prolonge la mission sur la terre.
Celui que le maître de maison envoie pour administrer sa propre maison (οἰκονομία), il faut que nous le recevions comme celui-là même qui l’a envoyé. Donc il est dair que nous devons regarder l’évêque comme le Seigneur lui-même [21].
Et c’est par cette profonde participation au même envoi dans l’Economie que l’évêque peut, comme le Christ, tenir la « place » de Dieu au milieu du presbytérium qui tient la « place » du collège des apôtres.
Ayez à cceur de faire toutes choses dans une divine concorde, sous la présidence de l’évêque qui tient la place de Dieu, des presbytres, qui tiennent la. place du sénat des apôtres [22]
Ces conceptions d’Ignace d’Antioche sur l’assimilation typologique (dans un sens très réaliste comme nous avons vu) de l’évêque au Christ et des presbytres aux apôtres, on peut les retrouver telles quelles au IVème siècle, complètement assimilées et adoptées par le recueil canonique des Constitutions Apostoliques. En effet, au Livre II, chapitre XXVI, il est dit que l’évêque est « médiateur entre Dieu et les hommes » [23], « dieu sur terre après Dieu » [24] et les presbytres « types des apôtres » [25].
Saint Jean Chrysostome
Cette présence de Dieu aux hommes dans l’évêque et son presbytérium que saint Ignace d’Antioche exprimait par le mot « typos », saint Jean Chrysostome, à la suite de saint Paul dans 2 Co 5, 20, la manifeste verbalement dans le verbe « πρεσβεύειν ». Ce verbe rassemble dans une ambivalence sémantique très intéressante l’idée d’ « être âgé, vénérable, supérieur », de « présider », d’une part, et d’autre part, l’idée « d’être en ambassade, député, à la place de (ὑπερ) quelqu’un d’autre ». C’est dans ce second sens qu’il est employé par saint Paul (2 Co 5, 20 ; Ep 6, 20) comme députation (πρεσβεία), à la place du Christ jusque dans les chaînes, pour exhorter les hommes à la réconciliation avec Dieu, et pour leur « faire connaître le mystère de l’Évangile ». Mais une oreille grecque ne pouvait pas ne pas remarquer l’étroite parenté entre les mots πρεσβεύειν (avec sa double valence) et πρεσβύτερος, notable qui préside mais aussi homme député (Ac 14, 25) à qui Dieu confie le soin de son Église (Ac 20, 28). L’apôtre, auquel Jean Chrysostome s’identifie dans son homélie sur 2 Co 5, 20 en disant « nous » par rapport aux simples fidèles qu’il appelle « vous », est celui qui est député (πρεσβεύειν) pour prolonger « à la place » du Christ son ministère d’exhortation à la réconciliation avec Dieu.
Nous sommes en ambassade pour le Christ comme si Dieu exhortait par nous. Nous vous en conjurons au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu (2 Co 5, 20). A quelle hauteur Paul porte cette mission quand il se charge de la supplication même du Christ ! Et non seulement de celle du Christ mais même de celle du Père ! Car voici ce qu’il
veut dire : le Père a envoyé son Fils pour exhorter le genre humain en son nom et pour remplir auprès d’eux la fonction d’ambassadeur (πρεσβεύσασται). Les hommes l’ont fait mourir, il a quitté ce monde, nous lui avons succédé dans cette ambassade (πρεσβείαν) et nous vous exhortons en son nom (ἀντὶ) et au nom de son Père. Le genre humain est si cher au Père, qu’il a livré son Fils même en sachant qu’il serait mis à mort, et qu’il nous fait apôtres en vue de vous. Paul disait à juste titre : « Tout est en vue de vous. Nous sommes donc en ambassade pour
le Christ » ; c’est-à-dire à la place (ἀντὶ) du Christ car nous lui avons succédé en elle (…) Y a-t-il rien de comparable à une pareille bonté ? Ce Père dont on a payé les infinis bienfaits (εὐεργετήσας) par des outrages, non seulement ne se fait pas justice, mais encore il livre son Fils pour nous réconcilier avec lui. Ceux qu’il exhorte ne se laissent pas réconcilier mais le mettent à mort. Il envoie de nouveau des ambassadeurs (πρέσβεις) et, les ayant envoyés, il se fait lui-même suppliant [26].
Si l’apôtre-ambassadeur peut tenir la place du Christ, c’est qu’en lui Dieu lui-même se rend présent aux hommes par le ministère de la réconciliation. En assumant ce ministère, l’apôtre (auquel l’évêque Chrysostome s’identifie) participe au service bienfaisant (εὐεργεσία) de la Paternité divine entre les hommes en prolongeant la mission du Christ. Comme le Christ, il apparaît donc comme un médiateur (cf. supra ce terme appliqué à l’évêque par les Constitutions Apostoliques) entre Dieu et les hommes. En prolongeant le service de réconciliation du Christ, l’apôtre devient prêtre de l’Évangile pour réconcilier les hommes avec Dieu et les transformer en une offrande sainte : « À cause de la grâce qui m’a été donnée par Dieu d’être le ministre (λειτουργὸν) du Christ pour les Nations, accomplissant le sacerdoce (ἱερουργοῡντα) de l’Évangile de Dieu pour que l’offrande des Nations devienne agréable, sanctifiée par l’Esprit Saint » (Rm 15, 16). En commentant ce texte, saint Jean Chrysostome montre comment ici saint Paul dépasse la perspective du « culte spirituel » (Rm 12, 1) dans lequel chaque chrétien offre sa propre personne, et entre dans la dimension spécifiquement sacerdotale de l’apôtre qui en sanctifiant les fidèles par l’Évangile les transforme par l’Esprit Saint en offrandes agréables qu’il peut présenter à Dieu.
Paul parle maintenant de quelque chose de plus digne, ne faisant plus allusion simplement au culte (λατρείαν) comme au début (Rm 1, 9), mais au ministère (λειτουργίαν) et à l’action sacerdotale (ἱερουργίαν). En effet, mon sacerdoce, dit-il, c’est la proclamation, la prédication ; voilà le sacrifice (θυσίαν) que j’offre. Jamais on n’a fait reproche au prêtre (ἱερεῑ) de prendre soin que son offrande soit pure. Voilà ce que disait Paul, à la fois pour donner des ailes à leurs pensées, et pour montrer qu’ils étaient le sacrifice (θυσίαν) et pour se justifier auprès d’eux par le fait que cela lui avait été ordonné. Mon glaive, dit-il, c’est l’Évangile, la parole de la prédication ; mon motif, ce n’est pas de chercher à me glorifier mais « que l’offrande des Nations devienne agréable, sanctifiée par l’Esprit Saint ». C’est-à-dire que les âmes des fidèles soient reçues. Car ce n’est pas tant pour m’honorer que Dieu m’a conduit à cela mais que je prenne soin de vous (κηδόμενος) [27].
Ce texte admirable montre le caractère sacerdotal du ministère apostolique dans ses deux dimensions. Le sacrifice (θυσίαν) qu’offre l’apôtre c’est en premier lieu sa prédication de l’Évangile. Mais comme cette prédication sanctifie dans l’Esprit ceux qui se convertissent, les fidèles deviennent aussi pour l’apôtre un sacrifice dont il est chargé devant Dieu. Ces deux moments inséparables du sacerdoce, saint Jean Chrysostome les articule dans l’ambivalence du verbe πρεσβεύειν. Nous avons vu qu’en prolongeant dans sa propre prédication l’appel du Christ à la réconciliation, l’apôtre fait comme lui œuvre d’ambassadeur dans le sacerdoce de l’Évangile. Mais en accomplissant le ministère de la réconciliation, il reçoit du même coup la charge (autre sens de πρεσβεύειν) des fidèles dont il doit présenter le sacrifice en devenant leur ambassadeur auprès de Dieu.
Comment, je le demande, doit être le prêtre (ἱερέα) ? Lui qui est en ambassade (πρεσβεύοντα) pour la ville. Que dis-je, pour la ville ! pour toute la terre habitée, lui qui supplie Dieu d’être compatissant envers les péchés de tous, non seulement des vivants mais aussi des morts [28].
Saint Grégoire de Nysse
La présence de Dieu dans le prêtre, saint Jean Chrysostome la voyait, dans l’acte sacerdotal, comme ambassade pour le Christ auprès des hommes et pour les hommes auprès de Dieu. Cette même grâce de Dieu, habilitant l’apôtre à ce sacrifice double, est comprise par saint Grégoire de Nysse comme transformation invisible du prêtre dans son âme au moment où l’ordination le charge du ministère sacerdotal vis-à-vis de la communauté.
Le pain (eucharistique) est jusqu’à ce morruent du pain commun mais quand le mystère le consacrera, il sera appelé et il deviendra le corps du Christ. De même, l’huile sacramentelle, de même le vin qui, avant la bénédiction, sont des choses de peu de valeur et qu’ensuite la sanctification de l’Esprit rend différents. Cette même puissance de la parole rend aussi le prêtre digne et chargé d’honneur, séparé de l’ensemble des hommes par la nouveauté de la bénédiction. En effet, lui qui hier et auparavant faisait partie de la multitude du peuple est manifesté en même temps comme guide, président, maître de piété, mystagogue des mystères cachés. Et il fait cela sans avoir changé de corps ou de forme (μορφή) mais tout en demeurant dans son aspect visible tel qu’il était, il a les forme de son âme invisible changée (μεταμορφωθείς) en mieux (βέλτιον) par une puissance et une grâce invisible [29].
Saint Grégoire de Nysse ne peut pas utiliser une comparaison plus forte pour la transformation de l’âme par la grâce d’ordination que celle de la transmutation des espèces eucharistiques. Par contre, il reste très vague sur la spécificité propre de ce changement de forme : « en mieux » se contente-t-il de dire. La Jonction n’est pas encore achevée entre la perception dynamique de l’assimilation du prêtre au Christ dans l’acte sacerdotal de la πρεβεία (saint Jean Chrysostome) et l’approche ontologique de la forme propre que le sacrement de l’ordre confère à la personne du prêtre. Il faudra attendre la période des discussions christologtques où, en s’interrogeant sur la structure de l’être du Christ, on sera amené à préciser la forme spécifique que prend la participation à son sacerdoce.
B. Dans la période des questions christologiques (Vème siècle)
Théodore de Mopsueste
Avec les grandes discussions christologiques les Pères sont amenés à prendre plus vivement conscience que tout ce qui a trait à la médiation entre Dieu et les hommes découle de l’économie du Christ « unique médiateur entre Dieu et les hommes » (1 Tm 2, 5). Au moment où les théologiens essayaient de dégager dans l’être du Christ les structures de cette médiation divino-humaine, il n’est pas étonnant que la πρεσβεία sacerdotale soit venue s’inscrire dans l’articulation des diverses christologies. La référence fondamentale du sacerdoce ne sera plus tellement vue dans le prolongement de l’apostolicité mais dans une participation immédiate à la fonction et a, l’être humano-divin du Seigneur lui-même.
Nous croyons que ceux qui ont été choisis comme prêtres de la Nouvelle Alliance accomplissent sacramentellement, en vertu du don du Saint-Esprit et en vue de la confirmation et l’édification des enfants de ce sacrement, ce que nous croyons que le Christ notre Seigneur accomplit et accomplira dans la réalité [30].
Ce parallélisme étroit entre le ministère du prêtre et l’économie du Christ renvoie immédiatement à la médiation du Christ et plus originellement à la manière dont on comprend les rapports entre Dieu et sa création. Dans le cas de Théodore de Mopsueste, il semble bien que, pour lui, il y a une séparation radicale entre l’essence divine et la nature humaine, extériorité absolue entre le « Créé et l’Incréé ». À cause de cette conception « fermée » de l’être divin (dont l’attribut le plus propre est celui de l’immutabilité), l’union entre Dieu et l’homme en Christ ne peut être exprimée qu’en termes de juxtaposition et sa médiation en termes de rapprochement. L’œuvre du Christ comme grand-prêtre de la Nouvelle Alliance sera donc avant tout de donner aux hommes d’oser s’approcher de la gloire divine puisque lui, un homme comme eux, a pu entrer en contact de personne avec le Verbe et demeurer toujours dans l’intimité divine.
L’œuvre du grand prêtre consiste à s’approcher de Dieu tout d’abord lui-même et ensuite de faire s’approcher les autres de Dieu à travers lui-même. Saint Paul appelle le Christ grand prêtre parce qu’il l’était en réalité étant donné que par sa résurrection il a été le premier à monter au ciel ; et il s’est assis à la droite de Dieu et nous a donné à travers lui-même d’être près de Dieu et de partager ses biens (…). C’est pourquoi saint Paul dit dans un autre endroit : « Il est à la droite de Dieu et intercède pour nous » (Rm 8, 34). Il appelle intercession non pas une supplication en paroles mais le fait même que par son ascension au ciel il intercède pour nous en désirant nous y faire monter aussi [31].
Le prêtre, à son tour, par la grâce de l’ordination, participe à cette proximité divine dont jouit le grand prêtre céleste, ce qui lui permet, en opérant les mystères divins, d’accomplir sacramentellement pour les hommes ce que le Christ a fait en réalité : mettre l’humanité en contact avec Dieu. Nous retrouvons ici l’idée-force du « ministère de la réconciliation ». Mais retranscrite dans la terminologie ontologique de la christologie des natures comme médiation mettant en contact deux entités (divine et humaine) essentiellement étrangères et incommunicables.
Le séraphin [de la vision d’Isaïe] a saisi le charbon ardent non pas avec sa main mais avec une pince. Cette vision prouve que le fidèle doit craindre de s’approcher des mystères sans intermédiaire, c’est-à-dire le prêtre qui avec sa main vous donne l’eucharistie et dit : « Le corps du Christ ». Bien que lui-même ne croie pas qu’il est digne de tenir ou de donner de tels dons. Il possède en guise de pince une grâce spirituelle qu’il a reçue pour son sacerdoce et qui lui dorme l’assurance de donner ces mystères […]. Le prêtre n’a pas. reçu cette assurance
pour lui tout seul, mais pour ceux qui ont besoin de la grâce de Dieu [32].
Si dans le cadre de la christologie antiochienne le sacerdoce apparaît comme une participation à la fonction médiatrice de Jésus assumptus homo auprès de Dieu, on peut s’attendre à trouver chez les Pères alexandrins un contenu sensiblement différent dans cette même participation.
Saint Cyrille d’Alexandrie
La christologie antiochienne se situe dans une métaphysique de natures non seulement consistantes mais quelque peu « monadiques » et incommunicables et impartictpables : la rencontre entre l’homme et Dieu n’est possible que dans l’extériorité d’un Médiateur. À Alexandrie, sur un arrière-fond de théurgisme cosmique non exempt d’influences gnostiques et néoplatoniciennes, la métaphysique de la participation ouvre les natures dans un dynamisme de communication, de compénétration et de transfiguration. La figure du médiateur s’estompe inévitablement quand c’est la divinité elle-même qui devient pour elle-même sa propre médiation : « Une unique nature de Dieu incarnée ». Dans ces conditions l’œuvre du Christ consiste avant tout à faire se compénétrer dans sa personne Dieu et l’homme en laissant investir totalement son humanité par la toute-puissance divine. Cette humanité totalement divinisée peut devenir de la sorte canal d’énergie divine pour le reste du genre humain. A condition bien sûr que les hommes reconnaissent en lui Dieu même qui, à travers une chair humaine, les appelle.
« Tout vient de Dieu qui nous a réconciliés par le Christ et qui nous a donné le ministère de la réconciliation » (2 Co 5, 18).
Remarquez que bien que le Christ ait donné lui-même [aux apôtres] le ministère de la réconciliation — Paul a été en effet choisi par lui comme apôtre — il dit que c’est Dieu qui donne. C’est pourquoi eux [les apôtres] déclarent que le Christ est Dieu et égal au Père, sachant que les deux n’ont qu’un seul pouvoir et qu’une seule seigneurie. Paul dit quel est le principe du ministère et le mode dp la réconciliation en ajoutant : « Dieu était dans le Christ se réconciliant le monde » (2 Co 5, 19) c’est-à-dire que celui qui en Christ réconcilie le monde avec lui-même est Dieu. Car, par la foi au Christ (en sa divinité) nous faisons la paix avec Dieu, c’est-à-dire nous sommes réconciliés […]. À ceux qui veulent servir le Christ, nous disons, en assumant en quelque sorte sa personne : Nous vous supplions pour le Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu en croyant au Christ, c’est-à-dire en celui pour qui nous sommes en ambassade (πρεσβεύομεν), car le Christ est la porte et le chemin lui-même [33].
On retrouve de nouveau le thème de la « réconciliation », mais interprété maintenant comme la communion par la foi avec Dieu lui-même devenu Christ et Sauveur par son incarnation. Pour que cette participation puisse être offerte à tous les hommes et à toutes les générations, le Christ transmet aux apôtres le pouvoir sacerdotal qui n’est autre chose que la puissance divine de son propre Esprit Saint. L’humanité du Christ étant vue avant tout comme le réceptacle et le canal de l’énergie divine, on ne s’étonnera pas de voir correspondre à une sotériologie monoénergiste (c’est la divinité seule qui est sacerdotale) une théologie de la grâce et du ministère nettement occasionaliste. Par contre, jamais le caractère sacerdotal n’aura été affirmé avec une telle radicalité comme transmutation fondamentale de l’être par la participation directe au pouvoir incréé de la nature divine en Christ.
« Recevez l’Esprit Saint, etc ». (Jn 20, 22-23).
Ayant rendu [les Douze] lumineux par la grande dignité de l’apostolat et les ayant consacrés comme dispensafelws et prêtres des saints autels, le Christ les sanctifie sur-le-champ en leur donnant l’Esprit Saint par l’insufflation visible, pour que nous aussi nous croyions fermement que le Saint-Esprit n’est pas étranger au Fils mais consubstantiel à lui et procédant par lui du Père. Il a montré que le don de l’Esprit accompagne nécessairement ceux qui sont promus par lui au divin apostolat et pour quelle raison. En effet, ils n’auraient pas fait quelque chose qui plaise à Dieu et ils n’auraient pas agi efficacement contre les liens du péché s’ils n’avaient pas été d’abord revêtus de la pwssance qui vient d’en haut et s’ils n’avaient pas été transmués (μεταστοιχειούμενοι) en quelque chose d’autre que ce qu’ils étaient […] car le très sage Paul, affirmant s’être fatigué pour certains dans ses labeurs apostoliques, ajoute aussitôt : « Ce n’est pas moi, c’est la grâce de Dieu qui est avec moi » (1 Co 15, 10). […] Le Christ consacre les apôtres par une réelle sanctification en les faisant communier à sa propre nature par Sa participation de l’Esprit et en reforgeant en quelque sorte la nature humaine en une puissance et une gloire qui est au-dessus de l’homme [34].
Quand c’est la nature divine qui est pour elle-même sa propre médiation et son propre sacerdoce, la spécificité christique de la πρεσβεία sacerdotale cède la place à une présence immédiate de Dieu dans l’énergie du Saint-Esprit. La concordance entre l’agir des ministres et la puissance de l’Esprit n’est pas articulée synergiquement car aucun pouvoir christologique « sur » Dieu n’est concevable dans cette économie de théurgisme descendant, dans laquelle ce qui est ontologiquement inférieur est obligatoirement en état de dépendance passive par rapport au supérieur. On remarquera que cet occasionalisme monoénergiste est l’horizon informulé de certaines présentations, par des théologiens orthodoxes, du ministère sacerdotal comme une fonction essentiellement invocatrice (épiclétique) de l’action du Saint-Esprit.
En donnant l’Esprit, le Christ dit : ceux à qui vous remettrez les péchés ils leur seront remis, etc., bien que seul celui [le Christ] qui est Dieu par nature ait la puissance et le pouvoir de délier de leurs fautes ceux qui ont péché […].
Selon quelle raison et selon quel mode le Sauveur a-t-il donc conféré à ses disciples une dignité qui appartient à la seule nature divine ? Mais le Verbe qui est dans le Père n’a pas manqué de faire ce qui convient, il a fait cela et c’est très bien. Il pensait en effet qu’il fallait que ceux qui portaient déjà en eux l’Esprit divin et despotique [épiscopat ?], soient aussi maîtres de pardonner les péchés et de retenir ceux qu’ils voudraient, l’Esprit Saint qui habite en eux étant celui qui pardonne ou retient selon son propre vouloir même s’il se îromie (τυχὸν) que cela est accompli par des hommes [35].
Narsaï
Si chez saint Cyrille d’Alexandrie le ministère sacerdotal semble se ramener à fournir une occasion à l’Esprit Saint de déployer son énergie divine, la tradition nestorienne offre, dans L’exposition des mystères de NarsaÏ, une tout autre vue des rapports entre le pouvoir sacramentel du prêtre et la grâce du Saint-Esprit, C’est en termes d’une étroite synergie qu’il faut comprendre, d’après NarsaÏ, l’acte sacerdotal qui repose sur une instrumentante active du prêtre.
L’Esprit Saint célèbre les mystères par les mains du prêtre, mais sans prêtre ils ne sont jamais célébrés. Les mystères de l’Église ne sont pas célébrables sans prêtre, parce que l’Esprit Saint n’a permis à aucun autre de les célébrer. Le prêtre, en effet, a reçu le pouvoir de l’Ésprit par l’imposition des mains, et par lui s’accomplissent tous les sacrements qui existent dans l’Église [36].
Cette instrumentalité est bien sûr rattachée par Narsaï à la médiation christologique elle-même, à laquelle il reconnaît une consistance propre sans la systématiser cependant d’une manière aussi rigide que Théodore de Mopsueste.
Le prêtre qui a été choisi pour célébrer le sacrifice représente lui-même notre Seigneur, à ce moment-là. Notre Seigneur, en effet, servit de médiateur entre nous et son Père, et le prêtre, de la même manière, réalise une médiation [37].
Narsaï prend bien soin de limiter le champ de cette médiation dans l’objectivité sacramentelle du ministère en mettant en relief la modalité à la fois ontologique et fonctionnelle du sacerdoce.
Le Saint-Esprit accomplit cela par les mains du prêtre, même s’il est tout entier en état de péché. Et quelques fonctions que les prêtres remplissent, ils les accomplissent même s’ils sont pécheurs. Ceux qui ne possèdent pas l’Ordre ne peuvent célébrer, si justes qu’ils soient : les hommes droits ne peuvent pas faire descendre l’Esprit grâce à leur pureté, ni les pécheurs ne peuvent empêcher sa descente en raison de leurs péchés [38].
Enfin, Narsaï apporte une ultime et très importante limitation à la participation du ministère sacerdotal à la médiation du Christ. Il limite son domaine au temps de l’Église, quand l’humanité est encore en train, de « passer » à Dieu par la médiation du Christ. Quand toute l’humanité aura été récapitulée dans le Corps du Christ, « dans le monde à venir, dit-il, il n’y aura ni ordres, ni classes, mais le Christ seul sera tout en tous [39]
C. Dans la période des synthèses christologiques (VIème – VIIème siècles)
Les théologiens du Vème siècle, pris qu’ils étaient dans les âpres disputes christologiques, ont fortement souligné l’assimilation du prêtre au Christ par une participation à l’être même de celui-ci. Mais leur réflexion s’étant fixée presque exclusivement dans la structure ontologique, ils n’ont pas pu définir le mode spécifique de la participation du ministre au sacerdoce du Christ. Quand aux siècles suivants on va aborder le mystère du Christ par son aspect énergétique et dynamique, il sera plus facile aux théologiens de faire la synthèse des trois éléments fondamentaux de la théologie du caractère sacerdotal : l’élément fonctionnel (πρεσβεία apostolique), l’élément ontologique (participation au Christ) et l’élément liturgique (σφραγίς de l’ordination). Nous présentons ici les deux principaux essais de synthèse de cette époque : celui, très systématique — mais à notre avis menant à une impasse —, du Pseudo-Denys et celui, très nuancé et très fondé christologiquement, de S. Maxime le Confesseur.
1. Le Pseudo-Denys l’Aréopagite
L’intuition fondamentale du système dionysien s’exprime dans une structure théurgique articulée par deux termes complémentaires : la Théarchie ou procession (indistinctement d’être et de grâce) de Dieu « ad extra » et la Hiérarchie ou ordre des degrés, selon lesquels Dieu se communique à la création. Sans nous arrêter sur l’arrière fond émanatiste de cette métaphysique d’origine proclusienne, nous étudions comment la médiation sacerdotale peut s’expliciter en référence à la christologie. Car le Christ est à la fois, pour Denys, « l’esprit très théarchique et suressentiel, principe, essence et puissance très théarchique de toute hiérarchie, de toute sainteté et de toute opération divine » 40 et « le divin fondateur de notre propre hiérarchie » 41. Mais si le Christ est la tête de la hiérarchie ecclésiastique cela ne lui confère pas pour autant une instrumentalité directe par rapport à la théarchie divine, dont il est pourtant la source comme Dieu. En devenant homme, il s’est, en effet, situé, d’après Denys, sous la hiérarchie céleste des anges 42, donc à fortiori en infériorité hiérarchique par rapport à Dieu auquel il doit rapporter tous ses actes théandriques. Ce monoénergisme théarchique réduit la médiation christologique à un simple « moment » dialectique, sans consistance propre, de l’émanation hiérarchique de Dieu.
Aussi lorsque Jésus conféra l’ordination sacrée à ses disciples, et bien qu’à titre de Dieu il fût lui-même hiérarchiquement le principe de tout sacrement, le vit-on lui aussi rapporter hiérarchiquement son acte consécratoire à son très saint Père et à l’Esprit hiérarchique [43].
On ne sera pas étonné que ce monoénergisme christologique, qui marque la fondation même du ministère sacerdotal, se répercute dans tous les actes de ce sacerdoce, qui ne sont posés que pour fournir une « occasion hiérarchique » à la toute-puissance « théarchique ».
Qu’est-ce que ce sort divin qui est tombé divinement sur l’apôtre Matthias ? Il existe sur ce sujet : de nombreuses exégèses qui sont loin de me satisfaire. Aussi vais-je dire ici ce que j’en pense. Il me semble, en effet, que l’Écriture entend par sort quelque don théarchique qui vient manifester au collège des grands prêtres celui qu’avait désigné l’élection divine, car ce n’est pas de son propre mouvement que le divin grand prêtre doit accomplir les consécrations épiscopales, mais c’est sous la motion divine qu’il lui faut accomplir ces rites saints de façon hiérarchique et céleste [44].
Si cette théologie du sacerdoce a tous les inconvénients d’une doctrine occasionnaliste de la sacramentalité marquée par un monophysisme latent, elle n’en cumule pas moins les défauts de la théorie rigide de la médiation propre au courant nestorien. En effet, si la hiérarchie sacerdotale est passive et sans consistance par rapport au supérieur (hiérarchie céleste, Dieu), elle constitue une médiation nécessaire, de par sa supériorité ontologique, pour les fidèles des rangs inférieurs.
La très Sainte loi de la Théarchie exige que, dans son ascension vers la plus haute lumière qui lui soit accessible, le second rang passe par l’entremise du premier rang [45].
La puissance de l’ordre des grands prêtres se répand à tous les étages de la sainte ordonnance et à travers chacun des ordres sacrés elle accomplit les mystères particuliers de sa hiérarchie [46].
Cette théologie du caractère est donc doublement défectueuse. Au point de vue de la participation ontologique à la médiation du Christ elle fait du prêtre une pure manifestation de la puissance divine par rapport à laquelle il n’est qu’un instrument passif. Au point de vue de la fonction eccléstale, celle-ci est identifiée à une supériorité ontologique dans l’ordre sanctifiant (et non pas ministériel) de la grâce. Cette confusion entre l’ordre de la grâce sanctifiante et celui de l’ordination sacerdotale se retrouve inévitablement dans la manière de comprendre la σφραγίς du sacrement de l’ordre. Le caractère de la théarchie elle-même se manifestant hiérarchiquement dans le prêtre est ramené en définitive par Denys à la marque de la perfection du supérieur dans l’inférieur qui y participe, puisque l’Aréopagite parle aussi de l’empreinte de la hiérarchie céleste des anges sur la hiérarchie ecclésiastique :
Le caractère (σφραγίς) cruciforme [de la signation liturgique à l’Ordination] manifeste la cessation des désirs charnels et une vie à l’imitation de Dieu constamment tournée vers la très divinne vie humaime de Jésus qui est allé jusqu’à la croix et la mort avec Yîmp’eccabilîté théarchique, et qui signe ceux qui vivent ainsi comme semblables par la forme à la forme de la croix, icône de sa propre impeccabilité [47].
Notre hiérarchie s’assimile autant qu’elle peut à la hiérarchie céleste pour posséder la splendeur angélique, étant marquée de son empreinte et élevée par elle vers le Principe suressentiel ordonnateur de toute hiérarchie [48].
On verra, par contre, le sens positivement christologique que prend le terme σφραγίς chez un théologien ouvertement chalcédonien comme Maxime le Confesseur qui, en commentant ces textes du Pseudo-Denys, réagit immédiatement dans une de ses Scholies :
Comme homme le Christ est aussi devenu grand-prêtre. Noter cela contre les Acéphales [monophysites] et les NesLoriens [49].
2. Saint Maxime le Confesseur
Au chapitre 2 de la Mystagogie, nous trouvons le texte suivant :
La Sainte Église de Dieu admet la même unité (ἕνωσις) et la même diversité (διάκρισις) que le monde […]. Elle est divisée (διαιρουμένη) en un lieu assigné aux seuls prêtres et liturges, que nous appelons sanctuaire, et un autre d’accès libre à tout le peuple croyant, que nous appelons nef. Cependant, elle est une selon l’hypostase, « condivisée »
(συνδιαιρουμένη) par ses parties à cause de la différence (διαφοράν) de ses parties l’une par rapport à l’autre, mais déliant ces parties de la différence d’appellation en les rapportant (ἀναφορά) à l’unité. Elle montre qu’elles sont toutes deux la même chose (ταυτόν) l’une que l’autre, et elle manifeste que l’une est pour l’autre par échange (κατ’ἐπαλλαγήν) ce que chacune est pour elle-même : la nef est sanctuaire en puissance, étant consacrée (ἱερουργούμενον) par le rapport
(ἀναφορά) de la Mystagogie à son terme (πέρας), et inversement le sanctuaire est nef en acte, ayant le principe de sa propre mystagogie. À travers les deux, elle derneure une et la même [50].
On remarque tout d’abord que saint Maxime exprime l’unité et la différence entre ministres et laïcs à travers les catégories christologiques. Qu’il met en œuvre une ecclésiologie depuis le ch. 1 de la Mystagogie. Dans cette perspective, l’unité est d’ordre hypostatique. Une selon l’hypostase, l’Église n’est pas divisée par ses parties à cause de la différence de l’une par rapport à l’autre, de même que le Christ, selon la formule de Chalcédoine, unit selon l’hypostase deux natures différentes, sans confusion ni division. D’ailleurs l’unité hypostatique de l’Église n’est autre que le mode unique d’exister selon l’hypostase du Christ qu’elle donne indistinctement à tous les enfants de Dieu.
L’Église donne et offre comme grâce une unique forme et appellation divine, celle d’être du Christ et de porter son nom ; elle leur donne l’unique relation de la Foi, simple, sans parties ni divisions, qui ne permet pas plus qu’on ait égard aux différences nombreuses et inexprimables qu’il y a entre chacun, même s’il en existe, et cela en rapportant et en réunissant tout en elle de façon catholique [51].
Seule une catholicité hypostatique peut ramener les particularités à l’unité sans confondre pour autant les différences de nature.
La toute sainte et vénérable invocation du grand et bienheureux Dieu le Père est le symbole de la filiation, qui sera donnée selon l’hypostase et l’existence par le don et la grâce du Saint-Esprit. Dans cette filiation, toute particularité humaine étant surmontée et recouverte par la visitation de la grâce, seront appelés et seront fils de Dieu tous les saints qui dès à présent par leurs vertus auront rayonné splendidement et glorieusement de la beauté divine de la bonté [52].
Cette « ontologie » catholique de l’Église qui unit « sans confusion tous les hommes par-delà leurs différences, saint Maxime ne la situe pas à un plan sociétaire, mais la voit au niveau fondamental de l’être constitutif chrétien : la filiation donnée par le baptême.
Ne nous écartons pas de la sainte Église de Dieu, qui renferme, dans la sainte ordonnance des divins symboles accomplis en elle, de si grands mystères de notre salut. Par ceux-ci elle fait gué chacun d’entre nous acquière dignement, selon sa mesure, le mode de vie selon le Christ et elle manifeste la grâce de la filiation donnée par le Saint baptême dans
l’Esprit comme mode de vie selon le Christ [53].
Mais si cette catholicité hypostatique ramène (ἁναφορά) à l’unité la différence (διαφορά) entre ministres et laïcs, qui communient dans une même vocation baptismale, si elle instaure un échange intime entre les membres d’un même corps, elle ne supprime pas pour autant non seulement les différences naturelles mais aussi les différences essentielles dans l’ordre sacramentel de la Mystagogie. En effet, pour saint Maxime, seuls ceux qui sont dans le sanctuaire ont en acte le « principe de la Mystagogie », c’est-à-dire qu’ils administrent l’efficacité sacramentelle vis-à-vis de laquelle les laïcs sont en puissance. Il faut tout de suite rappeler que saint Maxime n’accorde pas une pérennité absolue à cette causalité de l’ordre sacramentel, tendue entre la « puissance » des laies et l’ « acte » des ministres, et dont la sphère de validité, limitée au temps historique de l’Église, est déjà eschatologiquement circonscrite par le rapport qu’entretiennent les laïcs eux aussi avec le terme (πέρας) de la Mystagogie. Ce terme, en effet, n’est autre que la perfection de la commune filiation divine. D’ailleurs l’acte propre de l’ordre sacerdotal sur le peuple fidèle est vu lui aussi par saint Maxime en rapport avec le terme eschatologique que l’homme atteint par la parfaite conversion de sa liberté. C’est ainsi qu’il explique à un évêque (vers 627-633) le mystère du sacerdoce comme participation à la puissance salvatrice de la kénose hypostatique du Fils de Dieu, puisque pour saint Maxime : l’homme ne cède que sous le poids de la kénose extrême de Dieu [54].
Monseigneur gardé de Dieu,
Par une pieuse recherche sur le mystère de l’économie (divine) envers les hommes, vous avez discerné que Dieu est égal à lui-même aussi bien en Hauteur [de gloire] qu’en Profondeur [d’abaissement] (Ep 3, 18) […]. Étant selon sa nature au-delà de l’illimité, il ne renonce absolument en rien à son infinité, mais selon l’économie, à la fois Il est et est connu comme incompréhensible : Il porte comme inconcevable la Hauteur de la gloire divine et comme incompréhensible la Profondeur de la condescendance économique. Étant vous-même consciemmient une sorte de cire, vous vous êtes placé docilement sous Dieu comme sows un sceau (sphragis) et l’aywt accieeilli imprimé en, vous en. Profondeur, vous avez fait de vous-même une imitation évidente de ta divine’ béatitude. En effet, avec sagesse, vo-us êtes entré dans l’échange des modes (tropoï) divins : par la vertu, vous avez mêlé l’élévation de votre dignité à l’humilité de la nature [humaine], et inversement par la gnose, vous avez élevé l’humilité de cette nature à la hauteur de votre dignité.
Ainsi vous avez fait que ces deux modes soient paradoxalement contemples l’un dans l’autre. Car vous vous êtes conservé identique à vous-même selon les deux, sans rien avoir abandonné en eux de votre honneur. Vous avez montré très clairement dans ce qui vous a donné l’imitation inaltérée de Dieu comment celui-ci, par l’imposition des mains, a institué le sacerdoce sur la terre à la place de lui-même. Moyennant quoi, il ne cesse pas d’être vu corporellement et ses mystères ne cessent pas d’être manifestés à ceux qui sont capables de les voir.
C’est pourquoi, Monseigneur, vous comportant de façon semblable à Dieu dans vos paroles et dans vos manières (tropoï), vous asvez engendré en moi un grand salut. Car le Seigneur a exhorté les hommes — amenés à tomber plutôt qu’étant tombés d’eux-mêmes — à se laisser réconcilier avec Dieu le Père, ainsi qu’en témoigne le divin Paul en disant : « Nous sommes ambassadeurs (presbeuômen) pour le Christ, comme si Dieu exhortait à travers nous. Nous vous prions pour le Christ : laissez-vous réconcilier avec Dieu » (2 Co 6, 20). Et cela afin. de retourner les hommes par la grandeur de son service bienfaisant (εὐεργεσία) et les amener du même coup à percevoir leur propre endurcissement. De même, Monseigneur, par un abaissement volontaire, vous m’avez pris adroitement par la main, faisant semblant de vouloir apprendre auprès de moi par lettre cela même qu’il vous revient d’enseigner de par votre dignité, et ainsi, bien que tard, vous m’avez fait prendre conscience de ma propre ignorance. Je confesse donc cette grâce devant vous. Monseigneur, je suis honoré de la manière (tropos) dont les ténèbres de ma présomption ont été délicatement repoussées, et je vous demande de ne pas cesser de remettre à sa place votre serviteur par de telles paroles et de telles manières (tropoï) [55].
On remarquera tout d’abord que saint Maxime n’hésite pas à parler d’un caractère (σφραγίς) spécifique du sacerdoce ministériel puisque « Dieu, par l’imposition des mains, a institué le sacerdoce sur la terre à la place de lui-même ». Il ne fait en cela que reprendre le texte même des ordinations sacerdotales qu’il nous livre lui-même dans son commentaire de la Hiérarchie ecclésiastique de Denys (nous l’avons donné dans la première partie de cette étude).
Mais, par-delà ses dimensions sacramentelle et rituelle, saint Maxime, dans sa lettre à l’évêque de Cydonie, voit dans la σφραγίς le principe d’une imitation de la kénose du Fils dans laquelle s’opère l’indicible échange des modes divins : la Hauteur de la gloire et la Profondeur de la condescendance économique. Le caractère sacerdotal n’est pas une participation de degré supérieur au mode d’exister (tropos) filial donné par le baptême, car le prêtre n’est pas, pour saint Maxime, plus pleinement chrétien que le laïc. Il est une participation spécifique au mode kénotique et sauveur du Fils, seul capable de réconcilier la liberté des hommes avec Dieu « en retournant leur cœur par la bienfaisance de son service qui les amène du même coup à percevoir leur propre endurcissement ». C’est dans l’abaissement volontaire à la, suite du Serviteur Souffrant que le prêtre, ministre de la réconciliation, « prend sur la terre la place du Fils de Dieu, moyennant quoi, dit saint Maxime, Dieu ne cesse pas d’être vu corporellement » et l’efficacité de ses sacrements devient manifeste dans l’actualité même de la conversion des hommes, quand il « engendre en eux un grand salut ». Si saint Maxime concevait le caractère filial du baptême comme « marqué-par-en-dessous » (ὑποτύπωσις) [56], à la racine même de l’être chrétien, il voit le caractère sacerdotal comme « imprimé-de-haut-en-bas » (ἐντύπωσις) par la modalité kénotique et rédemptrice du Fils de Dieu « Jusque dans l’extrême Profondeur » de l’abaissement.
Il reprend ainsi parfaitement la vision dynamique de saint Jean Chrysostome centrée sur les termes d’ambassade (πρεσβεία) et de service bienfaisant (εὐεργασία), en la fondant ontologiquement dans le mode kénotique et proprement sacerdotal du Fils, par lequel le sceau pascal de la filiation descend par le prêtre jusqu’à la racine des hommes pour les retourner dans leur liberté et les faire ressusciter à la condition d’enfants de Dieu. Une fois de plus, saint Maxime le Confesseur apporte plus qu’une synthèse de la Tradition : il fournit la position correcte du problème doctrinal qui permet d’articuler organiquement des thèmes théologiques et liturgiques apparemment très divers et même contradictoires.
Notes de l’édition
[1] D’après l’édition critique et la traduction de dom B. Botte, Coll. Sources chrétiennes, n. 11bis
[2] Ch. 7 ; SC, p. 57.
[3] Ch. 8 ; SC, pp. 59-61.
[4] SC, n° 11, p. 40, n. 1.
[5] Dans RSR, 41 (1953) p. 47, IL 50.
[6] SC, n. 11bis, p. 61, n, 4.
[7] Origines du culte chrétien, Paris, 1920, pp. 551-552.
[8] Ch. 21 ; SC\ n° llbis, pp. 89-91.
[9] Ch. 42 ; SC, n » llbis, pp. 135-137.
[10] Ch. V, IIIe partie, 1 ; PG 3, 509C.
[11] Ch. V, 11° partie, PC 3, 509BC.
[12] PG 4, 165C.
[13] PG 4, 165B.
[14] PC 155, 376D – 380A.
[15] Ibid., 377C, 1-2.
[16] Ibid., 377D, 1-3.
[17] Ibid., 380D.
[18] Ibid., 388B.
[19] Ad Trall., III. I.
[20] Ad Efh., III, 2.
[21] Ad Eph., VI, 1.
[22] Ad Magn., VI, 1.
[23] PG 1, 665B.
[24] Ibid., 66&A.
[25] Ibid., 668B.
[26] PG 61. 477-478.
[27] Ed, des Mauriates, Paris, 1837, t. IX, p. 804.
[28] De Sacerdotio, VI, 4 i PG W, 680D.
[29] In bapt. Christi, PG 46, 581C – 584A.
[30] Première homélie sur l’Eucharistie, Ed, A. Mingana, Cambridge, 1933, p. 82.
[31] Ibid., pp. 80-81.
[32] Ibid., pp. 119-120.
[33] In II Co ; PG 74, 944B-D.
[34] In Joam ; PG 74. 709ID – 712D.
[35] Ibid., 720D – 721A.
[36] Trad. Ph. Gignoux dans L’Initiation chrétienne, Paris, 1963, p. 237.
[37] Ibid., p. 217.
[38] Ibid., p. 237.
[39] Ibid., p. 237.
[40] Eccl. Hier., I, 1 ; FG 3, 372A.
[41] Ibid., V, 5 ; PG 3, 512C,
[42] Coel. Hier., IV. 4 ; PG 3, 181C.
[43] Eccl. Hier., V, 5 ; PG 3, 512C.
[44] Ibid., V, 5 ; PG 3. 513A.
[45] Ibid., V, 4 ; PG 3, 504C.
[46] Ibid., V, 5 ; PG 3, 505B.
[47] Ibid., V, 4 ; PG’ 3, 512A-B.
[48] Coel. Hier., VIII, 1 ; PG 3, 241C.
[49] PG 4, 165D.
[50] Mystagogie, 2 ; PG 91, 668C – 669A.
[51] Mystagogie, 1 ; PG 91. 665C-D.
[52] Mystagogie, 20 ; PC 91, 696C-D.
[53] Mystagogie, 2A ; PG 91, 712A-B.
[54] Deuxième Lettre à Thomas, Ed. P. Canart, dans Bysantion, 1964, p. 434.
[55] PG 91, 604B – 605B.
[56] Cf. Ep. 44 ; PG 91, 644B : « Le Christ s’est donné lui-même aux hommes comme empreinte (ὑποτύπωσιν) de vertu et, en sauvant l’image fie la charité et de la Nenvelllance envers Lui et les autres, il a ébranlé toutes nos puissances pour que nous communiions avec lui ».