L’épisode de la tentation au désert fait suite au baptême, où le Père confirme par une voix venant du ciel, que Jésus est son Fils, son Bien-Aimé. Cependant entre les deux récits, l’évangéliste insère de manière inattendue la généalogie de Jésus, qui remonte jusqu’à « Adam, fils de Dieu ». Logiquement on s’attendait à trouver cette généalogie en ouverture de l’Évangile – comme le fait Saint Matthieu. Ce faisant, St Luc veut insister sur le fait que c’est chargé de toute l’humanité livrée au pouvoir du Démon, que Jésus va « être conduit par l’Esprit à travers le désert », pour y être mis pendant quarante jours à l’épreuve. Luc précise d’ailleurs en conclusion de son récit que Jésus a victorieusement « épuisé toutes les formes de tentation » auxquelles l’humanité pouvait être soumise. Reprenons une à une les trois sollicitations du Tentateur et les trois réponses de Jésus.
1. Première tentation
Lorsque Jésus commence à souffrir de la faim, le démon lui suggère :
Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain.
Notre Seigneur lui répond :
Il est écrit : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre.
Jésus cite le livre du Deutéronome : « Le Seigneur ton Dieu t’a fait avoir faim et il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères ne connaissiez, pour te faire reconnaître que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais qu’il vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Dt 8, 2 – 3). Le « signe » que Jésus donne pour « prouver » qu’il est le Fils de Dieu, ce n’est pas un acte miraculeux qui lui permettrait d’échapper à la souffrance ; mais sa soumission inconditionnelle à la Parole de Dieu son Père :
J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas… Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre (Jn 4, 32-34).
2. Deuxième tentation
Lorsque le démon lui promet tous les royaumes de la terre, Jésus rétorque : « Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu, et c’est lui seul que tu adoreras ». Notre Seigneur cite à nouveau le Deutéronome, plus précisément le verset qui suit le fameux « Shema Israël » – la profession de foi juive (Dt 6, 13). L’inversion de la perspective entre les exigences du démon et les dons gratuits de Dieu est patente : le démon conditionne le don qu’il prétend faire à l’accomplissement de l’acte d’adoration en sa faveur ; alors que Dieu commence par donner, suite à quoi il nous invite à lui faire confiance. Notre réponse sera donc nécessairement gratuite, puisqu’elle exprime l’adoration, forme suprême de l’amour qui se livre à l’être aimé. Le démon ne connaissant pas la charité, ne peut que proposer un marchandage, caricature mensongère de l’amour.
3. Troisième tentation
Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi à ses anges l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre.
Jésus répond :
Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu.
C’est-à-dire tu n’exigeras pas de Dieu des preuves de sa présence et de sa protection. Ce n’est pas à l’homme de mettre Dieu à l’épreuve, mais bien plutôt Dieu qui éprouve l’homme pour vérifier la qualité de sa foi.
Considération sur les trois réponses de Jésus
Les trois réponses de Jésus contrastent singulièrement avec les interpellations du tentateur : visiblement, le démon et le Christ n’ont pas la même idée sur Dieu et sur la filiation ! « Si tu es le Fils de Dieu, prouve-le » semble argumenter le démon ; Jésus le prouve effectivement, mais pas selon le chemin de l’avoir, du pouvoir et de la gloire, mais en restant fidèlement à l’écoute de son Père, pour lui obéir sans délai, comme il convient au Fils.
Cet affrontement entre l’Ennemi et Jésus va perdurer tout au long de son ministère, pour culminer dans la Passion. Aussi est-il éclairant de relire ces trois tentations à la lumière du combat suprême : l’évangéliste précise en effet au terme du récit de l’affrontement au désert : « Ayant ainsi épuisé toute tentation, le diable s’éloigna de lui jusqu’au moment favorable (Lc 4, 13) » ; ce « moment favorable » pour le Prince des ténèbres, c’est le Vendredi Saint. Autour de la Croix, rassemblés par le Fils de l’homme élevé de terre, se tiennent des groupes très différents de « spectateurs » :
Le peuple restait là à regarder ; les chefs ricanent ; les soldats aussi se moquent de lui » ; même « l’un des malfaiteurs suspendus à la croix l’injuriait.
Il est frappant que ces trois (groupes de) personnages, développent la même stratégie : tous font allusion au salut, invitant Jésus à se sauver par ses propres forces et à prouver ainsi la pertinence de ses prétentions messianiques. En y regardant de plus près, on découvre qu’ils font subir au Seigneur, en ordre inversé, les trois tentations qu’il avait victorieusement surmontées au désert :
N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même, et nous avec !
1- Le malfaiteur lui demande de le sauver de la mort par un acte miraculeux, tout comme le démon lui suggérait « d’ordonner à cette pierre de devenir du pain ». Dans les deux cas, Jésus est invité à manifester qu’il possède la maîtrise de la vie par la puissance de sa Parole ; c’est donc son autorité prophétique qu’il doit justifier. Mais c’est précisément en allant jusqu’au bout de la mission rédemptrice que le Père lui confie, qu’il manifeste qu’il est le Prophète de la fin des temps, celui qui instaure l’ère messianique en réconciliant l’humanité avec Dieu.
2- Se mêlant au concert des insultes, les soldats ajoutent leur partition :
Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même !
Autrement dit : « Un roi ne saurait périr aussi lamentablement : fais appel à tes troupes et qu’elles viennent te sauver de cette situation périlleuse ! » Jésus est cette fois intimé de légitimer son autorité royale. Le démon l’avait déjà tenté sur ce point au désert, lorsqu’il lui promettait la participation à sa royauté et à sa puissance, pourvu qu’il se prosterne devant lui pour l’adorer. Mais la royauté de l’amour ne peut s’instaurer par la force :
Vous savez que ceux qu’on regarde comme les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier parmi vous, sera l’esclave de tous. Aussi bien, le Fils de l’homme lui-même n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude (Mc 10, 42-45).
3- Quant aux « chefs », ils ricanent :
Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Elu !
Jésus est sommé par les autorités religieuses de prouver que Dieu est avec lui et pour lui ; de fonder en somme son autorité spirituelle, sacerdotale. N’est-ce pas la même tentation à laquelle le démon avait déjà soumis Notre-Seigneur lorsqu’il l’invitait à se jeter « du sommet du Temple » afin de subjuguer les foules par un prodige ? Mais le culte nouveau ne s’inaugure pas dans la gloire, mais par l’immolation de l’Agneau pascal véritable :
Tout Fils qu’il était, il apprit par ses souffrances l’obéissance, et, conduit jusqu’à son propre accomplissement, il devint pour tous ceux qui lui obéissent cause de salut éternel, ayant été proclamé par Dieu grand prêtre à la manière de Melchisédek (He 5, 8-10).
Dans les trois interpellations, l’insistance est sur le salut : « Sauve-toi toi-même » – sous-entendu : – et nous croirons que tu peux nous sauver ». Le défi qui est lancé à Jésus est d’accomplir l’œuvre de rédemption à moindre frais, sans passer par la porte étroite de la vie livrée. Le Christ cependant ne réalise pas le salut par un déploiement de puissance, mais par sa patience héroïque, répondant par un surcroît d’amour à la haine qui le crucifie.
Avouons qu’il y a des jours où nous sommes nous aussi tentés d’argumenter : « N’eût-il pas été plus simple Jésus d’accomplir le miracle qu’on te réclamait, et de descendre de la Croix ? La foule ébahie t’aurait acclamé comme son Roi ; tes opposants auraient été définitivement confondus, et les soldats sans aucun doute convertis… ».
Jésus nous répond en citant le psaume que nous avons prié dans la liturgie de ce dimanche :
Quand je me tiens sous l’abri du Très-Haut et repose à l’ombre du Puissant, je dis au Seigneur « Mon refuge, mon rempart, mon Dieu dont je suis sûr » (Ps 90, 1-2).
Telle est l’attitude du Christ tout au long de sa vie publique : il se tient à l’ombre du Très-Haut. Notre tentation permanente est précisément de quitter cet abri, de douter qu’il soit sûr, et de chercher d’autres abris, d’autres sécurités. Que de fois n’avons-nous pas résisté à l’action de l’Esprit dans nos vies en refusant de lui faire confiance, et en choisissant d’aller par nos propres chemins lorsque celui du Seigneur nous semblait trop exigeant ?
Seigneur notre Dieu, en entrant dans ce temps de Carême, temps de recentrement sur l’essentiel, nous te demandons humblement : donne-nous la force de la fidélité, à l’image du Christ ; que nous puissions résister comme lui aux ruses du Tentateur, les yeux fixés sur la victoire du Ressuscité de Pâque.