1. L’analyse de la pureté devra être un complément indispensable des paroles prononcées par le Christ dans le Discours sur la Montagne sur lesquelles nous avons centré le cycle de nos présentes réflexions. Lorsque le Christ, en expliquant la signification exacte du commandement : « Tu ne commettras pas d’adultère », fait appel à l’homme intérieur, il spécifie en même temps la dimension fondamentale de la pureté par laquelle se trouvent marqués les rapports réciproques entre l’homme et la femme dans le mariage et en dehors du mariage. Les paroles : « Mais moi je vous dis : quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle » (Mt 5, 27-28) expriment ce qui s’oppose à la pureté. En même temps, ces paroles exigent la pureté qui, dans le Discours sur la Montagne, est contenue dans l’énoncé des Béatitudes : « Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu ». De cette manière, le Christ adresse un appel au cœur humain : Il l’invite, il ne l’accuse pas, comme nous l’avons déjà précédemment montré.
2. Le Christ voit dans le cœur, dans l’intimité de l’homme la source de la pureté – mais aussi de l’impureté morale – au sens fondamental et le plus général du mot. Cela est confirmé, par exemple, par la réponse faite aux Pharisiens qui sont scandalisés par le fait que les disciples « transgressent la tradition des anciens car ils ne se lavent pas les mains lorsqu’ils mangent » (Mt 15, 2). Jésus dit alors à ses auditeurs : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur ; ce qui sort de la bouche. Voilà ce qui rend l’homme impur » (Mt 15, 11). À ses disciples, au contraire, en répondant à la question de Pierre, il explique ainsi ces paroles « …Ce qui sort de la bouche provient du cœur et c’est cela qui rend l’homme impur. Du cœur, en effet, proviennent intentions mauvaises, meurtres, adultères, inconduite, vols faux témoignages, injures. C’est là ce qui rend l’homme impur ; mais manger sans s’être lavé les mains ne rend pas l’homme impur » (Mt 15, 18-20 ; Mc 7, 20-23).
Lorsque nous parlons de « pureté », de « pur », au sens premier de ces termes, nous indiquons ce qui s’oppose à ce qui est sale. « Salir » signifie « rendre impur », « polluer ». Cela se réfère aux différents domaines du monde physique. Par exemple, on parle d’une « route sale », d’une « pièce sale », on parle aussi de l’ « air pollué ». C’est ainsi également que l’homme peut être sale lorsque son corps n’est pas propre. Pour enlever les saletés du corps, il faut le laver. Dans la tradition de l’Ancien Testament, on attribuait une grande importance aux ablutions rituelles, par exemple au lavement des mains avant de manger, ce dont parle le texte cité. Il y avait des prescriptions nombreuses et particulières qui concernaient les ablutions du corps par rapport à l’impureté sexuelle, entendue au sens exclusivement physiologique, à laquelle nous avons fait précédemment allusion Lv 15. Selon l’état de la science médicale du temps, les différentes ablutions pouvaient correspondre à des prescriptions hygiéniques. Par le fait qu’elles étaient imposées au nom de Dieu et contenues dans les livres sacrés de la législation de l’Ancien Testament, leur observance acquérait indirectement une signification religieuse. C’était des ablutions rituelles et, dans la vie de l’homme de l’ancienne alliance, elles servaient à la « pureté » rituelle.
3. En rapport avec cette tradition juridico-religieuse de l’ancienne alliance s’est formée une manière erronée de comprendre la pureté morale [1]. Elle la comprenait souvent de manière exclusivement extérieure et « matérielle ». En tout cas, une tendance explicite à une telle interprétation s’est répandue. Le Christ s’y oppose de manière radicale : rien venant « de l’extérieur » ne rend l’homme impur, aucune saleté « matérielle » ne rend l’homme impur au sens moral ou intérieur. Aucune ablution, même rituelle, ne peut par elle- même produire la pureté morale. Cette pureté a sa source exclusive à l’intérieur de l’homme : elle provient du cœur. Il est probable que les prescriptions respectives de l’Ancien Testament (celles, par exemple, que l’on trouve dans Lv 15, 16-24 ; Lv 18, 1 ; Lv 12, 1-5) ont servi en plus des fins hygiéniques, à attribuer également une certaine dimension d’intériorité à ce qui, dans la personne humaine, est corporel et sexuel. En tout cas, le Christ s’est bien gardé de relier la pureté au sens moral (éthique) à la physiologie et au processus organique qui s’y rapporte. A la lumière des paroles de Matthieu (Mt 15, 18-20), citées ci-dessus aucun des aspects de « l’impureté » sexuelle, dans le sens strictement corporel, biophysiologique, n’entre par lui- même dans la définition de la pureté ou de l’impureté au sens moral (éthique).
4. L’énoncé en question (Mt 15, 18-20) est surtout important pour des raisons sémantiques. En parlant de la pureté au sens moral, c’est-à-dire de la vertu de la pureté, nous nous servons d’une analogie selon laquelle le mal moral se trouve précisément comparé à l’impureté. Une telle analogie est certainement appelée à faire partie, depuis les temps les plus reculés, du domaine des concepts éthiques. Le Christ la reprend et la confirme dans toute son extension : « Ce qui sort de la bouche de l’homme provient du cœur. C’est ce qui rend l’homme impur ». Ici le Christ parle de tout mal moral, de tout péché, c’est-à-dire des transgressions des différents commandements et il énumère « les intentions mauvaises, les meurtres, les adultères, les inconduites, les vols, les faux témoignages, les injures « sans se limiter à un genre spécifique de péché ». Il en résulte que les concepts de « pureté » et « d’impureté » au sens moral est surtout un concept général, non spécifique : par ce concept, tout bien moral est une manifestation de la pureté et tout mal moral est une manifestation de l’impureté. L’énoncé de Matthieu 15, 18-20 ne limite pas la pureté à un secteur unique de la morale ou aux commandements qui lui sont liés « tu ne commettras pas d’adultère » et « tu ne désireras pas la femme de ton prochain », c’est-à-dire à ceux qui concernent les rapports réciproques entre l’homme et la femme, rapports qui sont liés au corps et à la concupiscence qui s’y rattache. De manière analogique, nous pouvons également comprendre la béatitude du Discours sur la Montagne qui s’adresse aux « cœurs purs » soit dans un sens générique, soit dans un sens plus spécifique. Seuls les contextes éventuels permettront de délimiter et de préciser cette signification.
5. Une signification plus vaste et plus générale de la pureté est également présente dans les lettres de saint Paul où nous caractériserons graduellement les contextes qui, de manière explicite, limitent la signification de la pureté au domaine « corporel » et « sexuel », c’est-à-dire à cette signification que nous pouvons retirer des paroles que le Christ a prononcées dans le Discours sur la Montagne au sujet de la concupiscence qui s’exprime dans le fait « de regarder la femme » et qui se trouve comparée à un « adultère commis dans le cœur » (Mt 5, 27-28).
Saint Paul n’est pas l’auteur de paroles sur la triple concupiscence. Comme nous le savons, celles-ci se trouvent dans la première lettre de Jean. Cependant, on peut dire que, analogiquement à cette concupiscence qui pour Jean (1 Jn 2, 16-17) est en opposition à l’intérieur de l’homme entre Dieu et le monde (entre ce qui « vient du Père » et « ce qui vient du monde ») – opposition « dans le cœur » et qui pénètre dans les actions de l’homme comme « concupiscence des yeux, concupiscence de la chair et confiance orgueilleuse dans les biens » – saint Paul relève dans le chrétien une autre contradiction : l’opposition et en même temps la tension entre la « chair » et « l’Esprit » (écrit avec une majuscule, c’est-à-dire l’ « Esprit-Saint ») : « Écoutez-moi : marchez sous l’impulsion de l’Esprit et vous n’accomplirez plus ce que la chair désire. Car la chair en ses désirs s’oppose à l’esprit et l’esprit à la chair ; entre eux c’est l’antagonisme ; aussi ne faites-vous pas ce que vous voulez » (Ga 5, 16-17). Il en découle que la vie « selon la chair » est en opposition avec la vie « selon l’esprit ». « En effet, sous l’empire de la chair, on tend à ce qui est charnel, et sous l’empire de l’esprit on tend à ce qui est spirituel » (Rm 8, 5).
Dans nos analyses à venir nous chercherons à montrer que la pureté – la pureté de cœur dont a parlé le Christ dans le Discours sur la Montagne – se réalise précisément dans la vie « selon l’Esprit ».
Note
[1] A côté d’un système complexe de prescriptions concernant la pureté rituelle et sur la base duquel s’est développée la casuistique légale, il existait cependant dans l’Ancien Testament le concept d’une pureté morale qui était transmis par deux courants : 1er. Les prophètes exigeaient un comportement conforme à la volonté de Dieu et ce comportement suppose la conversion du cœur, l’obéissance intérieure et la droiture totale devant lui (Is 1, 20-30 ; Jr 4, 14 ; Jr 24, 7 ; Ez 36, 25). Un attachement semblable est également réclamé par le psalmiste « Qui gravira sur la montagne du Seigneur… ? L’homme aux mains innocentes et au cœur pur … Il obtiendra la bénédiction du Seigneur » Ps 24, 3-5. D’après la tradition sacerdotale, l’homme qui est conscient de son profond état de pécheur en n’étant pas capable de se purifier par ses propres forces, supplie Dieu de réaliser cette transformation du cœur qui ne peut être que l’œuvre de son acte créateur : « crée-moi, ô Dieu un cœur pur … lave-moi et je serai plus blanc que neige … Tu ne rejettes pas un cœur brisé et broyé » (Ps 51, 12 ; Ps 51, 9 ; Ps 51, 19). 2nd. Les deux courants de l’Ancien Testament se rencontrent dans la béatitude des « cœurs purs » (Mt 5, 8) même si la formulation de celle-ci semble être plus proche du Ps 24 (cf. J. Dupont, Les béatitudes, vol. III les Évangélistes, Paris, 1973, Gabalda, p. 603-604).