Qu’est-ce que la honte et comment expliquer son absence dans l’état d’innocence originelle, dans la profondeur même du mystère de la création de l’être humain comme homme et comme femme ? Des analyses contemporaines de la honte – et de la pudeur sexuelle en particulier – on déduit le caractère complexe de cette expérience fondamentale dans laquelle l’homme s’exprime comme personne selon la nature qui lui est propre. Dans l’expérience de la pudeur. l’être humain expérimente la crainte à l’égard de son « second ego » (ainsi, par exemple, la femme face à l’homme) et ceci est, substantiellement, une crainte pour son propre « ego ». Avec la pudeur, l’homme manifeste presque « instinctivement » le besoin d’affirmer et d’accepter cet « ego » à sa juste valeur. Il l’expérimente simultanément tant au fond de lui-même qu’à l’extérieur face à « l’autre ». On peut donc dire que la pudeur est une expérience complexe, également parce qu’en éloignant presque un être humain de l’autre (la femme de l’homme) elle cherche simultanément leur rapprochement personnel, en leur créant une base et un niveau appropriés.
1. Pour la même raison, elle a une signification fondamentale quant à la formation de l’ethos de la coexistence humaine et, en particulier, dans les relations homme-femme. L’analyse de la pudeur indique clairement combien profondément elle est enracinée dans les relations mutuelles, combien exactement elle exprime les règles essentielles de la « communion des personnes », et, de même, combien étroitement elle est liée à la dimension de la « solitude » originelle de l’homme. L’apparition de la « honte » dans le récit biblique de Gn 3, 10-12 a une signification aux multiples dimensions et il conviendra que nous en reprenions l’analyse au moment opportun.
Que signifie, par contre, son absence à l’origine dont fait état Gn 2, 25 : « Ils étaient nus et n’en avaient point honte? »
2. Il importe avant tout d’établir qu’il s’agit véritablement d’une « non-présence » de la honte et non pas d’une carence ou d’un sous-développement de la honte. Ici, nous ne saurions d’aucune manière soutenir une « primitivation » de sa signification. Le texte de Gn 2, 25 n’exclut donc pas seulement, de manière décisive, la possibilité de penser à un « manque de honte » ou plutôt à l’impudicité, mais elle exclut encore plus la possibilité de l’expliquer par analogie avec d’autres expériences humaines positives, comme, par exemple, celles du bas âge ou celle de la vie des peuples dits primitifs. De telles analogies sont non seulement insuffisantes, mais elles peuvent aussi se révéler nettement décevantes. L’affirmation de Gn 2, 25 « ils n’en avaient point honte », loin d’exprimer une carence, indique au contraire une particulière plénitude de conscience et d’expérience, surtout la plénitude de compréhension de la signification du corps, liée au fait qu’ « ils étaient nus ».
Que c’est ainsi qu’il faille comprendre et interpréter le texte en question, nous en trouvons la preuve dans la suite du récit yahviste où l’apparition de la honte et, en particulier, de la pudeur sexuelle est mise en liaison avec la perte de cette plénitude originelle. Présupposant, donc, que l’expérience de la pudeur est une expérience « de confins », nous devons nous demander à quelle plénitude de conscience et d’expérience, et, en particulier, à quelle plénitude de compréhension de la signification du corps correspond la signification de la nudité originelle dont parle Gn 2, 25.
3. Pour répondre à cette question, il importe de tenir compte du processus analytique conduit jusqu’ici en se basant sur l’ensemble du passage yahviste. Dans ce contexte la solitude originelle de l’homme se manifeste comme « non- identification » de sa propre humanité avec le monde des êtres vivants (animalia) qui l’entourent.
Par suite de la création de l’être humain comme homme et femme cette « non-identification » cède la place à l’heureuse découverte de sa propre humanité « à l’aide » de l’autre être humain ; ainsi l’homme reconnaît et retrouve sa propre humanité « à l’aide » de la femme Gn 2, 25. En même temps, cet acte de leur part provoque une perception du monde qui s’actualise directement à travers le corps « chair de ma chair ». Il est la source directe et visible de l’expérience qui parvient à établir leur unité dans l’humanité. Il n’est donc pas difficile de comprendre que la nudité correspond à cette plénitude de conscience de la signification du corps découlant de la perception précise des sens. On peut penser à cette plénitude en termes de catégories de vérité de l’être ou de la réalité, et l’on peut dire qu’à l’origine l’homme et la femme étaient donnés l’un à l’autre précisément selon cette vérité, en tant qu’ « ils étaient nus ». Dans l’analyse de la signification de la nudité originelle, on ne peut absolument pas faire abstraction de cette dimension. Cette participation à la perception du monde – dans son aspect extérieur – est un fait direct et quasi spontané, antérieur à n’importe quelle complication « critique » de la connaissance et de l’expérience humaines, et elle se révèle en étroite connexion avec l’expérience de la signification du corps humain. On pourrait ainsi déjà percevoir l’innocence originelle de la « connaissance ».
4. Toutefois, on ne saurait déterminer la signification de la nudité originelle en considérant seulement la participation de l’homme à la perception extérieure du monde ; il n’est pas possible de l’établir sans descendre dans l’intime de l’homme. Gn 2, 25 nous conduit précisément à ce niveau et veut nous faire chercher là l’innocence originelle de la connaissance. En effet, c’est grâce à la dimension de l’intériorité humaine qu’il faut expliquer et mesurer cette plénitude particulière de la communication entre personnes, grâce à laquelle « homme et femme, ils étaient nus et n’en avaient point honte ».
Dans notre langage conventionnel le concept de « communication » a été à peu près aliéné de son originelle et plus profonde matrice sémantique. On le rattache aujourd’hui surtout au domaine des moyens, c’est-à-dire, presque uniquement, aux éléments qui servent à l’entente, à l’échange, au rapprochement. Par contre, il est permis de supposer que, dans sa signification originaire la plus profonde, la « communication » était et est directement connexe aux sujets qui « communiquent », précisément en se basant sur la « commune union » existant entre eux, soit pour atteindre, soit pour exprimer une réalité appartenant proprement et uniquement à la sphère des « sujets-personnes ». De cette façon, le corps humain acquiert une signification entièrement nouvelle qu’on ne saurait situer sur le plan de la perception résiduelle « extérieure » du monde. Elle exprime en effet la personne dans sa concrète réalité ontologique et existentielle, qui est quelque chose de plus que « l’individu » et elle exprime donc l’ « ego » humain personnel qui fonde du dedans sa perception « extérieure ».
5. Le récit biblique tout entier, et en particulier le texte yahviste, montre que par sa propre visibilité le corps manifeste l’homme et, en le manifestant, sert d’intermédiaire, c’est-à-dire qu’il fait que, dès le début, l’homme et la femme « communiquent » entre eux suivant cette communio personarum que le Seigneur a précisément voulue pour eux. C’est uniquement cette dimension, semble-t-il, qui nous permet de comprendre de manière appropriée la signification de la nudité originelle. A cet égard, n’importe quel critère « naturaliste » est promis à la faillite, tandis que le critère « personnaliste » peut être de grand secours, Gn 2, 25 parle certainement de quelque chose d’extraordinaire qui se trouve hors des limites de la pudeur connue par l’intermédiaire de l’expérience humaine et qui, tout ensemble, décide de la particulière plénitude de la communication entre personnes, enracinée dans le cœur même de cette communio qui se trouve ainsi révélée et développée. Dans ce rapport, la phrase « ils n’en avaient point honte » peut signifier uniquement (in sensu obliquo) une profondeur originale dans l’affirmation de ce qui est inhérent à la personne, de ce qui est « visiblement » féminin et masculin, à travers quoi se constitue « l’intimité personnelle » de la communion réciproque dans toute sa simplicité et pureté radicales. A cette plénitude de perception « extérieure » exprimée par la nudité physique, correspond la plénitude « intérieure » de la vision de l’homme en Dieu, c’est-à-dire à la mesure de « l’image de Dieu » Gn 1, 17 Selon cette mesure, l’homme « est » vraiment nu (« ils étaient nus » : Gn 2, 25) [1], bien avant de s’en rendre compte Gn 3, 7-10.
Nous devrons encore, au cours des méditations qui suivront, compléter l’analyse de ce texte si important.
Note
[1] Selon les paroles de la Sainte Écriture, Dieu pénètre la créature qui, devant lui, est totalement « nue » : « Il n’y a pas de créature qui reste invisible devant lui, mais tout est nu (panta gymna) et découvert aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte » He 4, 13. Cette caractéristique appartient en particulier à la Sagesse divine : « La Sagesse divine … traverse et passe à travers tout à cause de sa pureté » Sg 7, 24.