1. Dans notre analyse, nous sommes arrivés à la troisième partie de l’énoncé du Christ dans le Discours sur la Montagne (Mt 5, 27-28). La première partie était : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère ». La seconde : « Mais moi je vous dis, quiconque regarde une femme pour la désirer », est grammaticalement liée à la troisième : « A déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur ».
La méthode qui est ici appliquée et qui consiste à diviser, à « découper » l’énoncé du christ en une succession de trois parties, peut sembler artificielle. Cependant, lorsque nous cherchons le sens éthique de l’énoncé tout entier, dans sa globalité, la division du texte que nous avons faite peut être utile à condition qu’elle ne soit pas seulement appliquée de manière disjonctive mais aussi conjonctive. C’est ce que nous entendons faire. Chacune des parties distinctes a un contenu qui lui est propre et des connotations qui lui sont spécifiques et c’est précisément ce que nous voulons mettre en relief par la division du texte. Mais, en même temps, il faut indiquer que chacune des parties s’explique dans le rapport direct avec les autres. Ceci se rapporte en premier lieu aux principaux éléments sémantiques grâce auxquels l’énoncé constitue un ensemble. Voici ces éléments : commettre l’adultère, désirer, commettre l’adultère dans le corps, commettre l’adultère dans le cœur. Il serait particulièrement difficile d’établir le sens éthique de « désirer » sans l’élément qui est indiqué ici à la fin c’est- à-dire l’ « adultère dans le cœur ». L’analyse précédente a déjà, dans une certaine mesure, pris cet élément en considération. Cependant, une compréhension plus totale de la composante : « Commettre l’adultère dans le cœur » n’est possible qu’après une analyse appropriée.
2. Comme nous l’avons déjà fait remarquer au début, il s’agit ici d’établir le sens éthique. Dans Mt 5, 27-28, l’énoncé du Christ part du commandement « Tu ne commettras pas d’adultère » pour montrer comment il faut le comprendre et le mettre en pratique pour qu’abonde en lui la « justice » que Dieu a voulue comme législateur et que celle-ci apparaisse comme supérieure à ce qui ressort de l’interprétation et de la casuistique des docteurs de l’Ancien Testament. Si les paroles du Christ tendent, en ce sens, à construire le nouvel ethos (et sur la base même du commandement), le chemin qui y mène passe par la redécouverte des valeurs qui – dans la compréhension générale de l’Ancien Testament et dans l’application de ce commandement – ont été perdues.
3. De ce point de vue, la formulation du texte de Mt 5, 27-28 est également significative. Le commandement : « Tu ne commettras pas d’adultère » est formulé comme une interdiction qui exclut de manière catégorique un mal moral déterminé. On sait que la même Loi (Décalogue), en plus de l’interdiction : « Tu ne commettras pas d’adultère », comporte également l’interdiction : « Tu ne désireras pas la femme de ton prochain ». Ex 20, 14-17 Dt 5, 18-21 Le Christ ne rend pas vaine une interdiction par rapport à l’autre. Bien qu’il parle du « désir », il tend à une clarification plus profonde de l’ « adultère ». Il est significatif qu’après avoir cité l’interdiction « Tu ne commettras pas l’adultère », qui est déjà connue de ses auditeurs, il change ensuite, dans le cours de son énoncé, son style et la structure logique passe du normatif au narratif-affirmatif. Quand il dit : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur », il décrit un fait intérieur dont la réalité peut-être facilement comprise par ses auditeurs. En même temps, à travers le fait qui est ainsi décrit et qualifié, il montre comment il faut comprendre et mettre en pratique le commandement « Tu ne commettras pas d’adultère » pour qu’il conduise à la « justice » voulue par le Législateur.
4. De cette manière, nous sommes arrivés à l’expression : « Il a commis l’adultère dans son cœur », expression clé semble-t-il, pour comprendre son sens éthique exact. Cette expression est en même temps la source principale pour révéler les valeurs essentielles du nouvel ethos, de l’ethos du Discours sur la Montagne. Comme il arrive souvent dans l’Évangile, nous rencontrons ici aussi un certain paradoxe. En effet, comment l’ « adultère » peut-il avoir lieu sans qu’il soit commis, c’est-à-dire sans l’acte extérieur qui permet de reconnaître l’acte défendu par la Loi ? Nous avons vu comment la casuistique des « docteurs de la Loi » s’appliquait à préciser ce problème. Mais, indépendamment de la casuistique, il semble évident que c’est seulement « dans la chair » que l’adultère peut être reconnu c’est-à-dire lorsque l’homme et la femme qui s’unissent l’un l’autre de manière à devenir une seule chair Gn 2, 24 ne sont pas les conjoints légaux, l’époux et l’épouse. Quelle signification peut donc avoir l’ « adultère commis dans le cœur » ? Serait-ce là seulement une expression métaphorique employée par le Maître pour mettre en relief le fait que la concupiscence est un péché?
5. Si nous admettions cette lecture sémantique de l’énoncé du Christ (Mt 5, 27-28), il faudrait réfléchir profondément sur les conséquences éthiques qui en découleraient, c’est-à- dire sur les conclusions au sujet de la régularité éthique du comportement. Il y a adultère lorsque l’homme et la femme qui s’unissent l’un l’autre de manière à devenir une seule chair (Gn 2, 24), c’est-à-dire à la manière des conjoints, ne sont pas des conjoints légaux. La détermination de l’adultère comme péché commis « dans le corps » est étroitement et exclusivement liée à l’acte « extérieur », à la convivence conjugale qui se réfère également à l’état des personnes qui agissent ainsi et qui est reconnu par la société. Dans notre cas, cet état est impropre et n’autorise pas un tel acte (d’où précisément la dénomination « adultère »).
6. En passant à la seconde partie de l’énoncé du Christ, c’est-à-dire à celui où le nouvel ethos commence à prendre forme, il faudrait, pour comprendre l’expression « Quiconque regarde une femme pour la désirer », se référer exclusivement à l’état civil des personnes tel qu’il est reconnu par la société, qu’elles soient ou non mariées. Les interrogations commencent à se multiplier ici. Comme on ne peut mettre en doute le fait que le Christ montre le caractère peccamineux de l’acte intérieur de la concupiscence qui est exprimée à travers le regard qui se fixe sur la femme qui n’est pas l’épouse de celui qui la regarde de cette manière, nous pouvons cependant et nous devons même nous demander si, par cette même expression, le Christ admet ou réprouve ce regard, cet acte intérieur de la concupiscence dirigé vers la femme qui est l’épouse de l’homme qui la regarde ainsi. En faveur de la réponse affirmative à cette question, il semble qu’il y ait la prémisse logique suivante : (dans le cas en question) seul l’homme, qui est le sujet potentiel de l’ « adultère dans la chair », peut commettre l’ « adultère dans le cœur « . Étant donné que ce sujet ne peut être l’homme-mari par rapport à sa propre épouse, l’ « adultère dans le cœur » ne peut donc se référer à lui, mais être attribué à tout autre homme. Marié, il ne peut pas le commettre à l’égard de sa propre épouse. Lui seul a le droit exclusif de « désirer », de « regarder avec concupiscence » la femme qui est son épouse et l’on ne pourra jamais dire qu’en raison d’un tel acte intérieur il mérite d’être accusé de l »adultère commis dans le cœur ». Si, en vertu du mariage, il a le droit de « s’unir à son épouse », de sorte que « les deux seront une seule chair », cet acte ne peut jamais être appelé « adultère » ; d’une manière analogue, on ne peut pas non plus définir comme « adultère commis dans le cœur » l’acte intérieur du « désir » dont traite le Discours sur la Montagne.
7. Cette interprétation des paroles du Christ dans Mt 5, 27-28 semble correspondre à la logique du Décalogue où, en plus du commandement : « Tu ne commettras pas d’adultère » (VI), il y a aussi le commandement « Tu ne désireras pas la femme de ton prochain » (IX). En outre, le raisonnement qui a été fait pour l’établir a toutes les caractéristiques de l’objectivité et de l’exactitude. Néanmoins, il subsiste un doute fondamental et l’on peut se demander si ce raisonnement tient compte de tous les aspects de la révélation et de la théologie du corps qui doivent être pris en considération, surtout lorsque nous voulons comprendre les paroles du Christ. Nous avons déjà vu précédemment quel est « le poids spécifique » de cette locution et la richesse des implications anthropologiques et théologiques de l’unique phrase où le Christ se rapporte à « l’origine » Mt 19, 8. Les implications théologiques et anthropologiques de l’énoncé du Discours sur la Montagne où le Christ se réfère au cœur humain confèrent également à l’énoncé lui-même « un poids spécifique » propre et, en même temps, elles en déterminent la cohérence avec l’ensemble de l’enseignement évangélique. C’est pour cela que nous devons admettre que l’interprétation présentée ci-dessus avec toute son objectivité et sa précision logique demande une certaine amplification et, surtout, un approfondissement. Nous devons rappeler que la référence au cœur humain, exprimée peut-être de manière paradoxale (Mt 5, 27-28), provient de Celui qui « savait ce qu’il y a dans tout homme » Jn 2, 25. Si ses paroles confirment les commandements du Décalogue (non seulement le sixième, mais également le neuvième), elles expriment en même temps cette science sur l’homme qui, comme nous l’avons relevé ailleurs, nous permet d’unir la conscience de la nature pécheresse de l’homme et la perspective de la « Rédemption du corps » (Rm 8, 23). C’est précisément cette « science qui se trouve à la base du nouvel ethos » qui émerge des paroles du Discours sur la Montagne.
En prenant en considération tout ceci, nous concluons que, comme dans l’intelligence de l’ « adultère dans la chair », le Christ soumet à la critique l’interprétation erronée et unilatérale de l’adultère qui découle du manque d’observation de la monogamie (c’est-à-dire du mariage entendu comme l’alliance indéfectible des personnes). Dans l’intelligence de l’ « adultère dans le cœur » , le Christ prend également en considération non seulement le statut juridique réel de l’homme et de la femme en question. Le Christ fait surtout dépendre l’évaluation morale du « désir » de la dignité personnelle de l’homme et de la femme. Ceci a son importance aussi bien lorsqu’il s’agit de personnes non mariées que – et peut-être plus encore – lorsqu’ils sont mari et femme. Il conviendra de compléter, de ce point de vue, l’analyse des paroles du Discours sur la Montagne et nous le ferons la prochaine fois.