1. À l’ensemble des analyses que nous avons consacrées à l’ « origine » biblique, nous allons encore ajouter un bref passage de Gn 4. A cette fin, toutefois, il faut toujours se référer d’abord aux paroles que le Christ a prononcées lors de son entretien avec les pharisiens (Mt 19, 7-9 ; Mc 10, 4-6) [1], car c’est dans leur climat que se développent nos réflexions ; elles concernent en effet le contexte de l’existence humaine en vertu duquel la mort et la destruction du corps qui en résulte (répondant à ce « tu retourneras en poussière » de Gn 3, 19) sont devenues le sort commun de l’homme. Le Christ se réfère à l’ « origine », à la dimension originelle du mystère de la création alors que cette dimension avait déjà été anéantie par le mysterium iniquitatis, c’est-à-dire par le péché et, avec lui, par la mort : mysterium mortis. Le péché et la mort sont entrés dans l’histoire de l’homme, d’une certaine façon, à travers le cœur même de cette unité, qui depuis « l’origine » était formée de l’homme et de la femme, créés et appelés à être « une seule chair » (Gn 2, 24). Nous avons déjà constaté au début de nos méditations qu’en se référant à l’ « origine », le Christ nous entraîne, en un certain sens, au-delà de la limite de l’état de péché héréditaire de l’homme, jusqu’à son innocence originelle ; et il nous permet ainsi de trouver la continuité et le lien, existant entre ces deux situations, qui ont provoqué le drame des origines et également la révélation à l’homme historique du mystère de l’homme.
Ceci nous permet, pour ainsi dire, de passer des analyses au sujet de l’état d’innocence originelle à la dernière de celles-ci, c’est-à-dire à l’analyse « de la connaissance et de la génération ». Sur le plan thématique elles sont étroitement liées à la bénédiction de la fécondité, insérée dans le premier récit de la création de l’être humain comme homme et femme (Gn 1, 27-28). Sur le plan historique, par contre, elles sont déjà insérées dans cet horizon de péché et de mort qui, comme l’expose (Gn 3), a pesé sur la conscience de la signification du corps humain, en même temps que la violation de la première alliance avec le Créateur.
2. Dans Gn 4, et donc encore dans le cadre du texte yahviste, nous lisons : « L’homme (Adam) connut Eve, sa femme ; elle conçut Caïn et elle dit : « J’ai acquis un homme de par Yahvé ! » Elle donna aussi le jour à Abel, frère de Caïn » Gn 4, 1-2 Si nous rattachons à la « connaissance » ce premier fait de la naissance d’un homme, nous le faisons en nous basant sur la traduction littérale du texte, selon lequel « l’union » conjugale est précisément définie comme « connaissance ». En effet la traduction citée ci-dessus se présente souvent ainsi : « Adam s’unit à Eve, sa femme » alors que la traduction littérale est : « il connut sa femme », ce qui semble correspondre de manière plus appropriée au terme sémitique yâda [2]. En ceci on peut constater la pauvreté de la langue archaïque qui manque d’un choix d’expressions pour définir des faits différents. Il reste toutefois significatif que la situation du mari et de sa femme qui s’unissent de manière si étroite qu’ « ils ne sont plus qu’une seule chair » a été définie comme « connaissance ». En effet, de la pauvreté même du langage semble émerger une profondeur spécifique de signification découlant précisément de toutes les significations jusqu’à présent analysées.
3. Évidemment ceci est aussi important quant à l’ « archétype » de notre façon de penser l’homme corporel, sa masculinité et sa féminité, et donc son sexe. Ainsi, en effet, par l’emploi du terme « connaissance » dans Gn 4, 1-2 et souvent dans la Bible, la relation conjugale de l’homme et de la femme – c’est-à-dire le fait que, par la dualité des sexes, « ils sont une seule chair » – est introduite de manière élevée dans la dimension spécifique de la personne. Gn 4, 1-2 parle seulement de la connaissance de la femme de la part de l’homme, comme pour souligner surtout l’activité de ce dernier. Mais on peut parler aussi du caractère réciproque de cette « connaissance » à laquelle l’homme et la femme participent au moyen de leur corps, de leur sexe. Ajoutons que toute une série de textes bibliques successifs comme du reste le même chapitre (Gn 4, 17 ; Gn 4, 25) parlent le même langage. Et ceci jusqu’aux paroles prononcées par Marie de Nazareth lors de l’Annonciation : « Comment est-ce possible ? Je ne connais point d’homme » (Lc 1, 34).
4. Ainsi, avec ce « il connut » biblique qui apparaît pour la première fois dans Gn 4, 1-2, nous nous trouvons, d’une part, devant l’expression directe de l’intention humaine (parce qu’elle est le propre de la connaissance) et, d’autre part, devant toute la réalité de la coexistence et de l’union conjugale dans laquelle l’homme et la femme deviennent « une seule chair ».
Parlant ici de « connaissance » – fût-ce même à cause de la pauvreté de la langue – la Bible indique l’essence la plus profonde de la réalité de la coexistence matrimoniale. Cette essence apparaît comme élément et en même temps comme résultat de ces significations dont nous cherchons à suivre la trace depuis le début de notre étude ; elle fait partie en effet de la conscience de la signification du propre corps. Dans Gn 4, 1, l’homme et la femme, devenant une seule chair, font de manière particulière l’expérience de leur propre corps. Ainsi, ils deviennent ensemble comme l’unique objet de cet acte et de cette expérience tout en restant, dans cette unité, deux sujets réellement différents. Ce qui, en un certain sens, nous permet d’affirmer que « le mari connaît sa femme » ou que tous deux « se connaissent mutuellement ». Alors ils se révèlent l’un à l’autre avec cette profondeur spécifique de leur propre « ego » humain qui se révèle aussi au moyen du sexe, de leur masculinité et féminité. Et alors, de manière unique, la femme « est donnée » de façon cognitive à l’homme, et lui à elle.
5. Si nous voulons maintenir la continuité avec les analyses faites jusqu’à présent (particulièrement avec les plus récentes qui interprètent l’homme dans sa dimension de don) nous devons observer que, suivant le Livre de la Genèse, datum et donum s’équivalent.
Toutefois Gn 4, 1-2, accentue surtout le datum. Dans la « connaissance » conjugale, la femme « est donnée » à l’homme et lui à elle, parce que le corps et le sexe entrent directement dans la structure et dans le contenu même de cette « connaissance ». Ainsi donc, la réalité de l’union conjugale par laquelle l’homme et la femme deviennent « une seule chair » porte en soi une découverte nouvelle et, en un certain sens, définitive de la signification du corps humain dans sa masculinité et féminité. Mais, à propos de cette découverte, est-il juste de parler seulement de « coexistence sexuelle » ? Il faut tenir compte du fait que chacun d’eux, l’homme et la femme, n’est pas seulement un objet passif, défini par son propre corps et sexe et, de cette manière, déterminé « par sa nature ». Au contraire, précisément du fait d’être homme et femme, ils sont chacun d’eux donné à l’autre comme sujet unique, non susceptible d’être répété comme « ego », comme personne. Le sexe ne décide pas seulement de l’individualité somatique de l’homme : il définit en même temps son identité personnelle, sa réalité concrète. C’est précisément par cette identité personnelle, cette réalité concrète, comme « ego » féminin-masculin non répétable que l’homme vient à être « connu » quand se réalisent les paroles de Gn 2, 24 : « L’homme s’unira à sa femme… et ils seront une seule chair ». La « connaissance » dont parlent Gn 4, 1-2, et tous les autres textes bibliques suivants pénètre les racines les plus intimes de cette identité, de cette réalité concrète que l’homme et la femme doivent à leur sexe. Cette réalité concrète signifie tant le caractère unique que non répétable de la personne.
Cela valait donc la peine de fixer la réflexion sur l’éloquence du texte biblique précité et des termes « il connut » ; malgré le manque apparent de précision terminologique, nous pouvons nous pencher sur la profondeur et la dimension d’un concept, alors que notre langage contemporain, tout précis qu’il soit, souvent nous en prive.
Notes
[1] Il faut tenir compte du fait que dans son entretien avec les pharisiens (Mt 19, 7-9 ; Mc 10, 4-6) le Christ prend position au sujet de la praxis de la loi mosaïque concernant « l’acte de répudiation ». La phrase « à cause de la dureté de vos cœurs » prononcée par Jésus reflète non seulement « l’histoire des cœurs » mais aussi toute la complexité de la loi positive de l’Ancien Testament qui cherchait toujours le « compromis humain » dans ce domaine si délicat.
[2] « Connaître » (Yâda’) dans le langage biblique ne signifie pas seulement une connaissance purement intellectuelle, mais aussi une expérience concrète, comme par exemple l’expérience de la souffrance Is 53, 3, du péché (1 S 3, 13) de la guerre et de la paix (Jg 3, 1 ; Is 59, 8). De cette expérience découle également le jugement « connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 9-17). La « connaissance » pénètre dans le domaine des rapports entre personnes quand elle regarde la solidarité de la famille (Dt 33, 9) et spécialement les relations conjugales, C’est précisément en se référant à l’acte conjugal que le terme souligne la paternité d’illustres personnages et l’origine de leur descendance (Gn 4, 1 ; Gn 4, 17-25 ; 1 S 1, 19) comme données valables pour la généalogie à laquelle la tradition des prêtres (héréditaires en Israël) attribuait une grande importance. Le terme « connaissance » pouvait indiquer également toutes les autres relations sexuelles, même illicites (Nb 31, 17 Gn 19, 5 Jg 19, 22). Dans sa forme négative le verbe indique l’absence des relations sexuelles, spécialement s’il s’agit de vierges (1 R 2, 4 Jg 11, 39). En cette matière, le Nouveau Testament se sert de deux hébraïsmes en parlant de Joseph (Mt 1, 25) et de Marie (Lc 1, 34). L’aspect de la relation existentielle de la « connaissance » acquiert un aspect particulier quand son sujet ou objet est Dieu lui-même (Ps 140 ; Jr 31, 34 ; Os 2, 22 ; Jn 14, 7-9 ; Jn 17, 3).