Il ne faut pas croire que la sainteté des anges est la sainteté d’esprits créés infaillibles ; ce sont des créatures et, comme telles, bien que purs esprits ils sont venus à l’être limités et faillibles. Leur sainteté est une sainteté de grâce, elle a été atteinte à travers un acte libre où ils se sont déterminés, dans la foi, l’espérance et la charité, par rapport à Dieu dont le mystère trinitaire leur demeurerait inconnu. Dieu discerne dans les cieux, ils juge le cœur de chacun des anges, le choix de leur liberté personnelle, comme le dit le Livre de Job (Jb 4, 18 ; 15, 15).
C’est dans le Livre de Job justement qu’on trouve la première révélation de la division du monde angélique consécutive au mal personnel des créatures spirituelles. C’est une révolution copernicienne par rapport aux textes sacrés des religions traditionnelles. Pour elles, les êtres spirituels étaient automatiquement divins, le fait de ne pas avoir de corps, ou du moins de corps corruptibles, leur conférait, en effet, une pureté immatérielle plus ou moins identifiée avec une sainteté, ou du moins une impunité, morale. Or, ce sujet constitue un des exemples de la purification qu’opère la Révélation biblique dans les perceptions religieuses des traditions. « Les cieux eux-même ne sont pas forcément purs », déclare le Livre de Job. Il distingue nettement la sainteté de l’immatérialité, et le péché spirituel apparaît même comme une impureté bien plus grande que tout péché corporel. L’ouvrage est écrit à l’époque post-exilique ; on y discerne en particulier des emprunts à la religion mazdéenne de la Perse (Iran ancien). Pour cette religion issue de Zarathoustra (lequel n’a rien à voir avec le personnage imaginé par Nietzsche) l’opposition du pur et de l’impur, du bien et du mal, avait assez vite été comprise de manière dualiste comme l’opposition du matériel et du spirituel.
Or, dans le Livre de Job, la pureté et l’impureté se situent proprement au niveau du cœur, du choix libre des créatures spirituelles vis à vis de Dieu ; et, si cela est vrai pour les hommes, cela l’est a fortiori pour les anges. Il n’y a donc pas de dichotomie, dans l’Écriture, entre un ciel des esprits qui serait établi dans la pureté (parce qu’immatériel) et un cosmos matériel qui devrait être purifié. Si les anges sont saints, c’est parce qu’ils sont eux-mêmes gratuitement élevés par Dieu jusqu’à partager sa vie divine ; c’est donc par grâce qu’ils sont saints, et la grâce a œuvré dans leur esprit comme elle œuvre dans notre cœur [1]. Cela montre encore une fois que nous constituons les uns avec les autres l’unique famille de Dieu.
Ainsi, l’ange apporte comme un resplendissement de la gloire de Dieu, gloire dans laquelle il est entré par grâce, en vertu d’une miséricorde voulue gratuitement par Dieu dans la providence de son dessein créateur. En effet, la grâce n’est pas seulement grâce de rédemption (il n’y a pas eu de rédemption pour les anges), elle est d’abord grâce de divinisation. Celle-ci les a fait passer de leur condition de créature à la communion avec la vie de la Trinité. Les bons anges ont répondu à la grâce ; ils ont fait l’expérience du passage de la connaissance naturelle de Dieu dans ses attributs essentiels à la connaissance surnaturelle de Celui-ci dans sa vie trinitaire. Ils sont entrés par la foi, l’espérance et ultimement la charité dans la communion du Père, dans le Fils par l’Esprit. Ce passage, l’ange peut en mesurer le caractère décisif certainement encore plus que nous ; étant beaucoup plus près de Dieu, il peut concevoir beaucoup mieux que nous l’immense grâce qui lui est faite, et par là même être d’autant plus tenté de la refuser par orgueil. […]
La Sainte Écriture nous présente toujours le péché de l’ange et l’adoption de l’homme comme imbriqués l’un dans l’autre. Il n’y a pas une aventure angélique qui serait une préface de l’histoire, puis une aventure humaine qui en serait la conclusion. C’est une unique histoire sainte. L’aventure spirituelle des anges et celle des hommes sont inextricablement liées, pour notre joie et pour notre tristesse ; en fait, c’est la même aventure ; ensemble, anges et hommes, nous avons péchés. En conséquence, c’est dans le salut du Christ que nous, les hommes, sommes réintégrés dans la famille des premiers-nés, c’est-à-dire des anges qui ont accepté à l’origine le dessein bienveillant de Dieu sur sa création.
[1] Écho de la sainteté angélique dans le Nouveau Testament : Mc 8, 38 ; Lc 9, 26 ; Ac 10, 22 ; Jn 14 ; Ap 14, 10.