1. En lisant et analysant le second récit de la création, c’est-à-dire le texte yahviste, nous devons nous demander si, dans sa situation originelle, le premier « homme » (adam) « vivait » le monde vraiment comme un don, dans une attitude conforme à la condition effective de quelqu’un qui a reçu un don, comme il résulte du récit du premier chapitre. En fait, le second récit nous montre l’homme dans le jardin en Eden Gn 2, 8 ; mais il faut noter que, même dans cette situation de félicité originelle, le Créateur lui-même (Dieu-Yahvé), puis l’homme également, au lieu de souligner l’aspect du monde comme don subjectivement béatifique, créé pour l’homme Gn 1, 26-29, relèvent que l’homme est « seul ». Nous avons déjà analysé la signification de la solitude originelle ; il est toutefois nécessaire, à présent, de noter que pour la première fois se révèle clairement dans ce bien une certaine lacune : « Il n’est pas bon que l’homme (l’être masculin) soit seul » – dit Dieu-Yahvé -« Je veux lui faire une aide… « Gn 2, 18 Le premier « homme » affirme la même chose ; après avoir pris à fond conscience de sa propre solitude au milieu de tous les êtres vivant sur la terre, il attend lui aussi « une aide qui soit semblable à lui « Gn 2, 20. En effet, aucun de ces êtres (animalia) n’offre à l’homme les conditions de base permettant d’exister avec lui dans un rapport de don réciproque.
2. Ainsi donc, ces deux termes, l’adjectif « seul » et le substantif « aide », semblent constituer véritablement la clé pour comprendre, au niveau de l’homme, l’essence même du don comme élément existentiel inscrit dans la vérité de l’ « image de Dieu ». En effet, le don révèle pour ainsi dire une caractéristique particulière de l’existence personnelle ou, mieux, de l’essence même de la personne. Quand Dieu-Yahvé dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » Gn 2, 18, il affirme que « seul », l’homme ne réalise pas entièrement cette essence. Il ne la réalise qu’en existant « avec quelqu’un » – et encore plus profondément, plus complètement, en existant « pour quelqu’un ». Cette norme de l’existence comme personne est, dans le Livre de la Genèse, démontrée comme caractéristique de la création, précisément par la signification de ces deux termes : « seul « et « aide ». Ce sont eux qui indiquent combien fondamentales et constitutives sont pour l’homme la relation et la communion des personnes. Communion des personnes signifie exister l’un « pour » l’autre, dans une relation de don naturel. Et cette relation est précisément la conclusion de la solitude originelle de l’ « homme ».
3. Cette conclusion est béatifique dans son origine. Elle est, indubitablement, implicite dans la félicité originelle de l’homme et elle constitue précisément cette félicité qui appartient au mystère de la création faite par amour, c’est- à-dire qu’elle appartient à l’essence même du don créateur. Quand l’être humain « masculin », réveillé de son sommeil génésiaque, voit l’être humain « féminin » tiré de lui, il dit : « Cette fois, celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair » Gn 2, 23 ; en un certain sens, ces paroles expriment le début subjectivement béatifique de l’homme dans le monde. Le fait même que ceci soit advenu « à l’origine » confirme le processus d’individualisation de l’homme dans le monde et naît pour ainsi dire du fond même de la solitude humaine qu’il vit en tant que personne face à toutes les autres créatures et à tous les êtres vivants (animalia). Cette « origine » appartient donc, elle aussi, à une anthropologie adéquate et peut toujours être vérifiée sur la base de celle- ci. Cette vérification purement anthropologique nous conduit, en même temps, au thème de la « personne » et à celui du « corps-sexe ».
Cette contemporanéité est essentielle. Si nous traitions en effet du sexe sans la personne, le caractère « adéquat » de l’anthropologie qui ressort du livre de la Genèse disparaîtrait entièrement. Et dans notre étude théologique se trouverait alors voilée la lumière essentielle de la révélation du corps qui, dans ces premières affirmations, transparaît si nettement.
4. Il y a un lien très fort entre le mystère de la création, en tant que don qui jaillit de l’Amour, et cette « origine » béatifique de l’existence de l’être humain comme homme et femme, dans toute la vérité de leur corps et de leur sexe, qui est simplement et purement la vérité d’une communion entre les personnes. Quand à la vue de la première femme le premier homme s’est écrié : « Elle est os de mes os et chair de ma chair » Gn 2, 23, il affirmait simplement l’identité humaine des deux êtres. En s’exclamant ainsi, il semblait dire : voilà un corps qui exprime la « personne » ! Selon un précédent passage du texte yahviste on peut également dire : « ce « corps » révèle l’âme vivante », que l’homme devint lorsque Dieu-Yahvé insuffla la vie en lui Gn 2, 7 ce qui fut le début de sa solitude face à tous les autres êtres vivants. C’est précisément du fond de cette solitude originelle que l’homme émerge maintenant dans la dimension du don réciproque dont l’expression – qui pour cela même est expression de son existence comme personne – est le corps humain dans toute la vérité originelle de sa masculinité et féminité. Le corps, qui exprime la féminité « pour » la masculinité et, vice-versa, la masculinité « pour » la féminité, manifeste la réciprocité et la communion des personnes. Il l’exprime dans le don comme caractéristique fondamentale de l’existence personnelle. Voici ce qu’est le corps : un témoin de la création en tant que don fondamental, donc un témoin de l’Amour comme source dont est né le fait même de donner. La masculinité-féminité – c’est-à-dire le sexe – est le signe originel d’une donation créatrice d’une prise de conscience de la part de l’être humain, homme-femme, d’un don vécu, pour ainsi dire, de la manière originelle. C’est avec cette signification-là que le sexe prend place dans la théologie du corps.
5. Cette « origine » béatifique de l’ « être et exister » de l’homme comme homme et comme femme, est liée à la révélation et à la découverte de la signification du corps qu’il convient d’appeler « conjugale ». Si nous parlons de révélation et, en même temps, de découverte, nous le faisons en relation avec la spécificité du texte yahviste, dans lequel le fil théologique est également anthropologique et même apparaît comme une certaine réalité consciemment vécue par l’homme. Nous avons déjà constaté que les paroles qui expriment la première joie de la venue de l’être humain à l’existence comme « homme et femme » Gn 2, 23 sont suivies immédiatement par le verset qui établit leur unité conjugale Gn 2, 24, puis par celui qui atteste la nudité de chacun d’eux qui « n’en ont aucune honte », l’un vis-à-vis de l’autre Gn 2, 25. C’est précisément cette confrontation significative qui nous permet de parler de la révélation et en même temps de la découverte de la signification « conjugale » du corps dans le mystère même de la création. Cette signification (en tant que révélée et, également, consciente, « vécue » par l’homme) confirme à fond que le don créateur qui jaillit de l’Amour a pénétré la conscience originelle de l’homme, devenant expérience de don réciproque, comme on s’en aperçoit déjà dans le texte ancien. Cette nudité de nos premiers parents, dépourvue de toute honte, semble en témoigner également, peut-être même de manière spécifique.
6. Gn 2, 24 parle de la finalité de la masculinité et féminité de l’être humain dans la vie des époux-géniteurs. S’unissant l’un à l’autre si étroitement qu’ils deviennent « une seule chair », ceux-ci soumettent, en un certain sens, leur humanité à la bénédiction de la fécondité, c’est-à-dire de la procréation dont parle le premier récit Gn 1, 28. L’homme pénètre pleinement dans « son être » quand il prend conscience de cette finalité de sa propre masculinité- féminité, c’est-à-dire de sa propre sexualité. En même temps les paroles de Gn 2, 25 : « Tous deux étaient nus et n’en avaient aucune honte » semblent ajouter à cette vérité fondamentale de la signification du corps humain, de sa masculinité et féminité, une autre vérité non moins essentielle et fondamentale. Conscient de la faculté créatrice de son propre corps et de son propre sexe, l’homme est en même temps libéré de la « contrainte » de son propre corps et sexe.
Cette nudité originelle, réciproque, et en même temps dépourvue de toute honte, exprime cette liberté intérieure de l’homme. Est-ce la liberté de l’instinct sexuel ? Le concept d’ « instinct » implique déjà une contrainte intérieure, analogue à l’instinct qui stimule la fécondité et la procréation dans tout le monde des êtres vivants (animalia). Il semble toutefois que les deux textes du Livre de la Genèse, le premier et le second récit de la création de l’homme, relient suffisamment la perspective de la procréation à la caractéristique fondamentale, dans un sens personnel, de l’existence humaine. Par conséquent l’analogie du corps humain et du sexe par rapport au monde des animaux – que nous pourrions appeler « analogie de la nature » – telle qu’elle ressort des deux récits (bien que de façon différente) est également élevée en un certain sens au niveau d’ « image de Dieu » et au niveau de personne et de communion entre les personnes.
Il faudra encore consacrer d’autres analyses à ce problème fondamental. Pour la conscience de l’homme – pour l’homme contemporain également – il est important de savoir que dans les textes bibliques qui parlent de l’ « origine » de l’homme se trouve la révélation de la « signification conjugale du corps ». Mais il est encore plus important d’établir ce qu’exprime proprement cette signification.