1.
Lorsqu’on ressuscite d’entre les morts, on ne prend ni femme ni mari (Mc 12, 25).
Ces paroles qui ont une signification clé pour la théologie du corps, le Christ les prononce après avoir affirmé, au cours de son entretien avec les sadducéens, que la résurrection des morts est conforme à la puissance du Dieu vivant. Les trois Évangiles synoptiques rapportent le même fait ; seule la version de Luc diffère en quelques détails de celles de Matthieu et de Marc. Il apparaît chez tous cette constatation essentielle que, lors de la future résurrection, les hommes qui auront reconquis leur corps dans la plénitude de sa perfection propre d’image et ressemblance de Dieu – et l’auront reconquis dans sa masculinité et féminité – « ne prendront ni femme ni mari ». Au Lc 20, 34-35 de son évangile, Luc exprime la même idée en ces termes : « Les enfants de ce monde prennent femme ou mari ; mais ceux qui auront été jugés dignes d’avoir part à l’autre monde et à la résurrection d’entre les morts ne prennent ni femme ni mari ».
2. Il résulte de ces paroles que le mariage, cette union où, comme le dit le livre de la Genèse 2, 24 : « L’homme … s’unira à sa femme et ils ne seront qu’une seule chair » – union propre à l’homme dès les origines – appartient exclusivement à ce monde. Le mariage et la procréation ne constituent donc pas le futur eschatologique de l’homme. Dans la résurrection ils perdent pour ainsi dire leur raison d’être. Cet « autre monde » dont parle Luc 20, 35 signifie l’accomplissement définitif du genre humain, la clôture quantitative du cercle des êtres qui furent créés à l’image et ressemblance de Dieu pour se multiplier dans l’unité conjugale des corps d’hommes et femmes, et pour dominer la terre. Cet autre monde n’est pas le monde de la terre, mais le monde de Dieu, qui, comme nous le dit la première épître de Paul aux Corinthiens le remplira entièrement devenant « tout en tous » (1 Co 15, 28).
3. En même temps, cet autre monde, qui selon la révélation est le Royaume de Dieu, est aussi la définitive et éternelle patrie de l’homme (cf. Ph 3, 20) ; il est la « maison du Père » (Jn 14, 2). Par la résurrection cet autre monde émerge définitivement, comme nouvelle patrie de l’homme, du monde actuel, qui est temporel – soumis à la mort, c’est-à-dire à la destruction du corps Gn 3, 19 : « Tu retourneras en poussière ». Selon la parole du Christ rapportée par les Synoptiques, la résurrection signifie non seulement la récupération de la corporéité et le rétablissement de la vie humaine dans son intégrité grâce à l’union de l’âme avec le corps, mais aussi un état absolument nouveau de la vie humaine elle-même. Nous trouvons la confirmation de ce nouvel état du corps dans la résurrection du Christ Rm 6, 5-11. Les paroles rapportées par les Synoptiques (Mt 22, 30 ; Mc 12, 25 ; Lc 20, 34-35) ont pris alors (c’est-à-dire après la résurrection du Christ) chez ceux qui les avaient entendues, je dirais comme une nouvelle force probante et acquis en même temps le caractère d’une promesse définitive. Pour l’instant, toutefois, nous considérons ces paroles dans leur phase pré- pascale, nous basant uniquement sur la situation où elles furent prononcées. Il est incontestable que déjà, dans sa réponse aux sadducéens, le Christ dévoile la condition du corps humain dans la résurrection, et qu’il le fait en proposant précisément comme référence et comparaison la condition à laquelle l’homme a participé dès l’origine.
4. Les paroles « ils ne prendront ni femme ni mari » semblent affirmer en même temps que les corps humains retrouvés et en même temps rénovés dans la résurrection, maintiendront leur caractère masculin ou féminin et que le sens d’être par le corps, homme ou femme sera, dans l’autre monde, constitué et entendu de manière différente de celle qui le fut depuis l’origine, puis dans toute la dimension de l’existence terrestre. Les paroles de la Genèse 2, 24 « l’homme quittera son père et sa mère et il s’unira à sa femme ; et tous deux ne seront qu’une seule chair », ont constitué dès l’origine cette condition et relation de masculinité et de féminité, s’étendant également au corps, qu’il faut justement définir comme conjugales, procréatrices et génératrices ; elles sont en effet en relation avec la bénédiction de la fécondité que Dieu-Elohim a prononcée lors de la création de l’être humain « homme et femme » (Gn 1, 27). Les paroles que le Christ a prononcées au sujet de la résurrection nous permettent de déduire que la dimension de masculinité et de féminité – c’est-à-dire l’être dans son corps masculin ou féminin – sera de nouveau constituée dans l’autre monde avec la résurrection des corps.
5. Est-il possible de dire quelque chose de plus détaillé à ce sujet ? Sans aucun doute, les paroles du Christ rapportées par les Synoptiques (spécialement dans la version de Luc 20, 27-40) nous le permettent. Nous y lisons, en effet, que « ceux qui auront été jugés dignes d’avoir part à l’autre monde et à la résurrection d’entre les morts … ne peuvent plus mourir parce qu’ils sont pareils aux anges et (qu’ils) sont fils de Dieu étant fils de la résurrection » ; (Matthieu et Marc rapportent simplement qu’ils seront comme des anges dans les cieux). Cet énoncé permet surtout d’en déduire une spiritualisation de l’homme suivant une dimension différente de celle de la vie terrestre (et même différente de celle de l’origine même). Il est évident qu’il ne s’agit pas ici de transformation de la nature de l’homme en nature angélique, c’est-à-dire purement spirituelle. Le contexte indique clairement que, dans l’autre monde, l’homme conservera sa propre nature humaine psychosomatique. S’il en allait autrement, parler de résurrection serait dénué de sens.
Résurrection veut dire restitution à la vraie vie de la corporéité humaine qui fut assujettie à la mort durant sa phase temporelle. Dans l’expression de Luc 20, 36 que je viens de citer (et dans celle de Matthieu 22, 30 et Marc 12, 25, il s’agit certainement de la nature humaine, c’est-à-dire psychosomatique. La comparaison avec les êtres célestes, utilisée dans le contexte, ne constitue aucune nouveauté dans la Bible. Entre autres, déjà le Psalmiste, exaltant l’homme comme œuvre du Créateur, dit : « Et cependant tu l’as fait de peu inférieur aux anges » (Ps 8, 6). Il faut supposer que dans la résurrection cette ressemblance se fera plus grande : non pas par une désincarnation de l’homme, mais par un autre genre (on pourrait dire : un autre degré) de spiritualisation de sa nature somatique – c’est-à-dire par un système de forces à l’intérieur de l’homme. La résurrection signifie une nouvelle soumission du corps à l’esprit.
6. Avant de passer au développement de ce sujet, il convient de se rappeler que la vérité sur la résurrection a eu une signification clé pour la formation de toute l’anthropologie théologique, qui pourrait être considérée simplement comme anthropologie de la résurrection. La réflexion sur la résurrection a amené saint Thomas d’Aquin à abandonner dans son anthropologie métaphysique (et en même temps théologique) la conception philosophique de Platon sur la relation entre l’âme et le corps et à se rapprocher de la conception d’Aristote [1]. La résurrection atteste, en effet, au moins indirectement, que le corps, dans l’ensemble du composé humain, n’est pas seulement temporairement lié à l’âme (sa « prison » terrestre, comme l’estimait Platon) [2] mais qu’avec l’âme il constitue l’unité et la totalité de l’être humain. C’est précisément ce que, contrairement à Platon, Aristote enseignait [3]. Si dans son anthropologie saint Thomas a accepté la conception d’Aristote, il l’a fait en considérant la vérité sur la résurrection. La vérité sur la résurrection affirme en effet clairement que la perfection eschatologique et la félicité de l’homme ne sauraient être comprises comme état de l’âme seule, séparée (suivant Platon libérée) du corps, mais qu’il faut l’entendre comme état de l’homme définitivement et parfaitement « intégré » par une union de l’âme avec le corps si étroite qu’elle qualifie et assure définitivement une parfaite intégrité.
Notes
[1] Cf. par ex. : « Habet autem anima alium modum essendi cum unitur corpori, et cum fuerit a corpore separata, manente tamen eadem animae natura ; non ita quod uniri corpori sit ei accidentale, sed per rationem suae naturae corpori unitur… » (I 89, 1). « Si autem hoc non est ex natura animae, sed per accidens hoc convenit ei ex eo quod corpori alligatur, sicut Platonici posuerunt … remoto impedimento corporis, rediret anima ad suam naturam … Sed, secundum hoc, non esset anima corpori unita propter melius animae … ; sed hoc esset solum propter melius corporis : quod est irrationabile, cum materia sit propter formam, et non e converso… » (I 89, 1). « Secundum se convenit animae corpori uniri … Anima humana manet in suo esse cum fuerit a corpore separata, habent aptitudinem et inclinationem naturalem ad corporis unionem » (I 76, 1 ad 6).
[2] To mèn sômà estin hemîn sema. (Platon, Gorgias, 493A. Cf. également Phédon 66B, Cratilo 400C).
[3] A. De Anima, II, 412a, 19-22 ; cf. également Métaph. 1029b 11 – 1030b 14.