1. Aujourd’hui, après une pause plutôt longue, nous reprenons les méditations que nous avons déjà poursuivies depuis quelque temps et que nous définissions : « Réflexions sur la théologie du corps ».
Il convient cette fois, pour continuer, de se reporter aux paroles de l’Évangile dans lesquelles le Christ se réfère à la résurrection : paroles d’importance fondamentale pour comprendre le mariage selon sa signification chrétienne et, également, le renoncement à la vie conjugale pour le Royaume des Cieux.
L’ensemble législatif de l’Ancien Testament en matière de mariage poussa non seulement les pharisiens à se rendre près du Christ pour lui soumettre le problème de l’indissolubilité du mariage (Mt 19, 3-9 ; Mc 10, 2-12), mais aussi, une autre fois, les sadducéens pour l’interroger sur la loi dite du lévirat [1]. Ce dialogue, les Synoptiques le rapportent de manière concordante (Mt 22, 24-30 ; Mc 12, 18-27 ; Lc 20, 27-40). Bien que les trois récits soient presque identiques, on y relève toutefois quelques différences légères mais en même temps significatives. Comme le dialogue est rapporté en trois versions, celles de Matthieu, Marc et Luc, il requiert une analyse plus approfondie du fait qu’il contient des éléments ayant une signification essentielle pour la théologie du corps.
A côté des deux autres importants dialogues, c’est-à-dire celui où le Christ se réfère aux origines (Mt 19, 3-9 ; Mc 10, 2-12) et l’autre où il fait appel à l’intimité de l’homme (le cœur) indiquant, dans le désir et la convoitise de la chair la source du péché Mt 5, 27-32, le dialogue que nous nous proposons maintenant d’analyser constitue, dirais-je, le troisième volet du triptyque des énoncés du Christ lui-même : un triptyque de paroles essentielles et constitutives de la théologie du corps. Dans ce dialogue le Christ se réfère à la résurrection, dévoilant ainsi une dimension complètement nouvelle du mystère du corps.
2. La révélation de cette dimension du corps, admirable dans son contenu – et cependant en liaison avec l’Évangile relu, à fond, dans son ensemble – émerge du dialogue avec les sadducéens « qui affirment qu’il n’y a pas de résurrection » (Mt 22, 23) [2] ; ils sont venus près du Christ pour lui exposer un argument qui, à leur avis, confirme le caractère raisonnable de leur position. Cet argument devait contredire l’hypothèse de la résurrection. Voici le raisonnement des sadducéens :
Maître, Moïse nous a fait la prescription suivante : « Si quelqu’un a un frère qui meurt en laissant une femme sans enfants, qu’il épouse la veuve pour susciter une postérité à son frère » (Mc 12, 19).
Les sadducéens font appel ici à la loi dite du lévirat (Dt 25, 5-10) et, se référant aux prescriptions de cette antique loi, ils présentent ce cas :
Il y avait sept frères. Le premier prit femme et mourut sans laisser de postérité. Le second prit la veuve et mourut sans laisser de postérité, et de même le troisième ; et aucun des sept ne laissa de postérité. Après eux tous, la femme aussi mourut. A la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d’entre eux sera-t-elle femme ? (Mc 12, 20-23) [3].
3. La réponse du Christ est une réponse clé de l’Évangile qui révèle – précisément en partant des raisonnements purement humains et en contradiction avec eux – une autre dimension de la question, c’est-à-dire celle qui correspond à la sagesse et à la puissance même de Dieu. C’est de la même façon que s’était présenté, par exemple, le cas de l’impôt à payer avec la pièce d’argent à l’effigie de César, et le cas du juste rapport à établir, dans le domaine du pouvoir, entre ce qui est divin et ce qui est humain (de César) (Mt 22, 15-22). Cette fois, Jésus répondit ainsi :
N’êtes-vous pas dans l’erreur, parce que vous méconnaissez les Écritures et la puissance de Dieu ? Car lorsqu’ils ressusciteront d’entre les morts, ils ne prendront ni femme ni mari ; mais ils seront comme des anges dans les cieux (Mc 12, 24-25).
Cela est la réponse fondamentale au cas, c’est-à-dire au problème qu’il contient. Connaissant les conceptions des sadducéens et – par intuition – leurs intentions, il en revient ensuite au problème de la résurrection, niée par eux :
Quant au fait que les morts ressuscitent -, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au passage du buisson, cette parole que Dieu lui a dite : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » ? Il n’est pas un Dieu de morts, mais de vivants (Mc 12, 26-27).
Ainsi donc, le Christ cite Moïse comme l’ont fait les sadducéens et il affirme en conclusion :
Vous êtes grandement dans l’erreur ! (Mc 12, 27).
4. Cette affirmation conclusive, le Christ la répète également une seconde fois. En effet, la première fois, il la prononça au début de son exposé. Il dit alors : « Vous vous trompez ; vous ne connaissez ni les Écritures ni la puissance de Dieu ». C’est ce que nous lisons dans Matthieu 22, 29. Et dans Marc : »N’êtes-vous pas dans l’erreur parce que vous méconnaissez les Écritures et la puissance de Dieu ? » (Mc 12, 24). Dans la version, de Luc, en revanche, il n’y a nul accent de polémique du genre de : « Vous êtes grandement dans l’erreur ». D’autre part, il proclame la même chose tout en introduisant dans la réponse quelques éléments qui ne se trouvent ni dans Matthieu en Marc. Voici le texte :
Jésus répondit :
Les enfants de ce monde-ci prennent femme ou mari ; mais ceux-là qui auront été jugés dignes d’avoir part à l’autre monde et à la résurrection d’entre les morts ne prennent ni femme ni mari ; aussi bien ne peuvent-ils non plus mourir, car ils sont pareils aux anges et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection (Lc 20, 34-36).
Quant au fait que la résurrection est possible, Luc, comme les deux autres Synoptiques, se réfère à Moïse, c’est-à-dire au passage du livre de l’Exode (Ex 3, 2-6) qui raconte que le grand législateur de l’Ancien Testament avait entendu une voix qui l’appelait du « buisson embrasé par le feu mais n’en était pas consumé » et disait : « Moïse, je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob » Ex 3, 6. Et quand Moïse avait demandé à Dieu quel était son nom, il avait entendu cette réponse : « Je suis celui qui suis ! »
Ainsi donc, parlant de la résurrection des corps, le Christ se réclame de la puissance du Dieu vivant. Nous devrons par la suite, considérer ce thème de manière plus détaillée.
Notes
[1] Cette loi contenue dans Dt 25, 5-10 concernait les frères habitant sous le même toit. Si l’un d’eux mourait sans postérité, le frère du défunt devait prendre pour femme la veuve du frère mort. Le premier-né issu de ce mariage était reconnu comme enfant du défunt afin de perpétuer la lignée et de conserver l’héritage à la famille (Cf. Dt 3, 9-4, 12).
[2] À l’époque du Christ, les sadducéens formaient dans le milieu juif, une secte liée à l’aristocratie sacerdotale. A la tradition orale et à la théologie élaborée des pharisiens ils opposaient l’interprétation, à la lettre, du Pentateuque qu’ils tenaient pour la source principale de la religion jahviste. Comme la vie d’outre-tombe n’était pas mentionnée dans les livres bibliques les plus anciens, les sadducéens refusaient l’eschatologie proclamée par les pharisiens, affirmant que « les âmes meurent avec le corps » (cf. Josèphe Antiquitates Judaïcae, 17, 1.4, 16). — Toutefois les conceptions des sadducéens ne nous sont pas directement connues, car tous leurs écrits ont été perdus après l’incendie de Jérusalem, lorsque la secte elle-même disparut. Les informations concernant les sadducéens sont assez rares ; nous les puisons dans les écrits de leurs adversaires.
[3] En s’adressant à Jésus pour un cas purement théorique, les sadducéens attaquent du même coup la conception des pharisiens au sujet de la vie après la résurrection des corps ; ils insinuent en effet que la foi en la résurrection conduit à admettre la polyandrie qui est en contradiction avec la Loi de Dieu.