1. Dans le Discours sur la Montagne, le Christ a prononcé des paroles auxquelles nous avons consacré une série de réflexions durant presque une année. En expliquant à ses auditeurs la signification propre du commandement : « Tu ne commettras pas d’adultère », le Christ s’exprime ainsi :
Mais moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur.
Il semble que ces paroles se réfèrent également aux vastes domaines de la culture humaine, surtout à ceux de l’activité artistique dont nous avons déjà parlé dernièrement, au cours de quelques rencontres du mercredi. Aujourd’hui, il nous faut consacrer la partie finale de ces réflexions au problème du rapport entre l’ethos de l’image – ou de la description – et l’ethos de la vision ou de l’écoute, de la lecture ou des autres formes de la connaissance que l’on rencontre dans le contenu de l’œuvre d’art ou de l’audiovision entendues au sens large.
2. Ici, nous revenons encore une fois au problème déjà signalé antérieurement : le corps humain, dans toute la vérité visible de sa masculinité et de sa féminité, peut-il être – et dans quelle mesure – un thème de l’œuvre d’art et, par cela même, un thème de cette « communication » sociale spécifique à laquelle cette œuvre est destinée ? Cette question se réfère encore plus à la culture contemporaine, la culture de « masse », qui est liée aux techniques audiovisuelles. Le corps humain peut-il être ce thème ou ce modèle, étant donné que nous savons qu’à lui est liée cette objectivité « sans choix » que nous avons d’abord appelée anonymat et qui semble porter en elle une grave menace potentielle contre le domaine tout entier des significations, domaine qui est propre au corps de l’homme et de la femme en raison du caractère personnel du sujet humain et du sujet de « communion » des rapports interpersonnels ?
On peut ajouter à ce sujet que les expressions « pornographie » ou « pornovision » sont apparues, malgré leur ancienne étymologie, assez tardivement dans le langage. La terminologie traditionnelle latine se servait du terme obscæna, montrant de cette manière tout ce qui ne doit pas se trouver devant les yeux des spectateurs, ce qui doit être caché avec une discrétion convenable, ce qui ne peut être présenté au regard humain sans un choix.
3. En posant la précédente question, nous nous rendons compte que, de facto, au cours d’époques entières de la culture humaine et de l’activité artistique, le corps humain a été et est ce modèle et ce thème des œuvres d’art visuelles. De la même manière, tout le domaine de l’amour entre l’homme et la femme et, lié à lui, le « don réciproque » de la masculinité et de la féminité dans leur expression corporelle ont été, sont et seront un thème de la littérature narrative. Cette littérature narrative a également trouvé sa place dans la Bible, surtout dans le texte du Cantique des Cantiques qu’il nous faudra reprendre dans une autre circonstance. Il faut même constater que dans l’histoire de la littérature ou de l’art, dans l’histoire de la culture humaine, ce thème apparaît de manière particulièrement fréquente et qu’il est particulièrement important. En effet, il concerne un problème qui a en soi sa valeur et son importance. Nous le manifestons depuis le début de nos réflexions en suivant les traces des textes bibliques qui nous révèlent la juste dimension de ce problème, à savoir la dignité de l’être humain dans sa corporéité masculine et féminine et la signification sponsale de la féminité et de la masculinité dans la structure tout entière – et en même temps visible – de la personne humaine.
4. Nos précédentes réflexions n’entendaient pas mettre en doute le droit de ce thème. Elles tendaient seulement à montrer que la manière de le traiter est liée à une responsabilité particulière de nature non seulement artistique, mais également éthique. L’artiste qui se lance sur ce thème dans n’importe quel domaine de l’art ou à travers les techniques audiovisuelles, doit être conscient de la pleine vérité de l’objet, de toute l’échelle des valeurs qui lui sont liées. Il doit non seulement en tenir compte dans l’abstrait, mais il doit également les vivre lui-même correctement. Cela correspond également à ce principe de la « pureté du cœur » qu’il faut, dans des cas déterminés, transférer du domaine existentiel des attitudes et des comportements au domaine intentionnel de la création ou de la reproduction artistiques.
Il semble que le processus d’une telle création tende non seulement à l’objectivation (et dans un certain sens à une nouvelle « matérialisation ») du modèle mais, en même temps, à exprimer dans cette objectivation ce que l’on peut appeler l’idée créatrice de l’artiste où se manifeste précisément son monde intérieur des valeurs et donc aussi sa manière de vivre la vérité de son objet. Dans ce processus s’accomplit une transfiguration caractéristique du modèle ou de la matière et, en particulier, de ce qu’est l’homme, le corps humain dans toute la vérité de sa masculinité et de sa féminité. (De ce point de vue, comme nous l’avons déjà mentionné, il y a une différence bien considérable, par exemple, entre le tableau ou la sculpture et la photographie ou le film.) Le spectateur qui est invité par l’artiste à regarder son œuvre communique non seulement avec l’objectivation et donc, dans un certain sens, avec une nouvelle « matérialisation » du modèle ou de la matière mais, en même temps, avec la vérité de l’objet que l’auteur, dans sa « matérialisation » artistique, a réussi à exprimer avec des moyens qui lui sont propres.
5. Au cours des différentes époques, en commençant par l’antiquité et surtout dans la grande période de l’art classique grec, on trouve des œuvres d’art où le thème est le corps humain dans sa nudité et dont la contemplation permet de se concentrer, dans un certain sens, sur la vérité entière de l’homme, sur la dignité et sur la beauté – même suprasensuelle – de la masculinité et de la féminité. Ces œuvres portent en elles un élément de sublimation presque caché qui conduit le spectateur, par l’intermédiaire du corps, au mystère personnel tout entier de l’homme. Au contact de telles œuvres, ou nous ne nous sentons pas déterminés par leur contenu à « regarder pour désirer », dont parle le Discours sur la Montagne, nous apprenons dans un certain sens cette signification sponsale du corps qui correspond à la « pureté du cœur » et qui la mesure. Mais il y aussi des œuvres d’art et peut-être encore plus souvent des reproductions qui suscitent une objection dans le domaine de la sensibilité personnelle de l’homme, non pas en raison de leur objet, puisque le corps humain a toujours en lui-même une dignité inaliénable, mais en raison de la qualité ou du mode de sa reproduction, de sa représentation artistique. Les différents coefficients de l’œuvre ou de la reproduction, de même que les multiples circonstances, plus souvent de nature techniques qu’artistiques, peuvent décider de cette mode et de cette qualité.
On sait que c’est à travers tous ces éléments que l’intentionnalité fondamentale même de l’œuvre d’art ou de ce qui est produit par des techniques appropriées devient, dans un certain sens, accessible au spectateur, à l’auditeur ou au lecteur. Si notre sensibilité personnelle réagit par l’objection et la désapprobation, c’est parce que dans cette intentionnalité fondamentale et en même temps dans l’objectivation de l’homme et de son corps, nous découvrons comme indispensable pour l’œuvre d’art ou sa reproduction sa réduction immédiate au rang d objet, d’objet de « plaisir » destiné à l’assouvissement de la concupiscence elle-même. Cela s’oppose à la dignité de l’homme même dans l’ordre intentionnel de l’art et de la reproduction. Par analogie, il faut étendre ces considérations aux différents domaines de l’activité artistique – selon leur spécificité propre – , ainsi qu’aux différentes techniques audiovisuelles.
6. L’encyclique Humanae vitae de Paul VI (HV 22) souligne la nécessité de « créer un climat favorable à l’éducation de la chasteté ». Par cela, il entendait affirmer que le fait de vivre le corps humain dans toute la vérité de sa masculinité et de sa féminité doit correspondre à la dignité de ce corps et à sa signification dans la construction de la communion des personnes. On peut dire que cette vérité est une des dimensions fondamentales de la culture humaine, comprise comme affirmation qui ennoblit tout ce qui est humain. C’est pourquoi nous avons consacré cette brève ébauche à ce que l’on pourrait appeler, de manière synthétique, l’ethos de l’image. Il s’agit de l’image qui sert à une singulière « visualisation » de l’homme et qu’il faut comprendre dans un sens plus ou moins direct. L’image sculptée ou peinte « exprime visiblement » l’homme. La représentation théâtrale ou le spectacle de ballet l’ « exprime visiblement » d’une autre manière, le film l’exprime d’une autre manière encore. Même l’œuvre littéraire tend, à sa manière, à susciter des images intérieures, en se servant des richesses de l’imagination ou de la mémoire humaine. Ce que nous avons appelé l’ « ethos de l’image » ne peut donc être considéré en faisant abstraction de la composante correspondante qu’il faudrait appeler l’ « ethos du voir ». Entre l’une et l’autre composante se trouve tout le processus de communication, indépendamment de l’étendue des cercles que décrit cette communication qui, dans ce cas, est toujours « sociale ».
7. La création du climat favorable à l’éducation de la chasteté contient ces deux composantes. Elle concerne, pour ainsi dire, un circuit réciproque qui se produit entre l’image et sa vision, entre l’ethos de l’image et l’ethos de la vision. Comme la création de l’image, dans le sens vaste et différencié du terme, impose à l’auteur, artiste ou reproducteur, des obligations non seulement esthétiques mais aussi éthiques, de même le « regard », compris selon la même large analogie, impose des obligations à celui qui est le récepteur de l’œuvre.
L’activité artistique authentique et responsable tend à dépasser l’anonymat du corps humain comme objet « non choisi », en cherchant (comme il a déjà été fait précédemment) à travers l’effort de création une pareille expression artistique de la vérité sur l’homme dans sa corporéité féminine et masculine qui se trouve pour ainsi dire assignée comme tâche au spectateur et, d’une manière plus large, à tout récepteur de l’œuvre. C’est de lui, à son tour, qu’il dépend de se décider d’accomplir un effort pour s’approcher de cette vérité ou de ne rester qu’un « consommateur » superficiel des impressions, c’est-à-dire quelqu’un qui profite de la rencontre avec le corps anonyme comme thème au seul niveau de la sensualité qui réagit par elle-même à son objet « sans choix ».
Nous terminons ici cet important chapitre de nos réflexions sur la théologie du corps dont le point de départ a été les paroles prononcées par le Christ dans le Discours sur la Montagne : paroles valables pour les hommes de tous les temps, pour l’homme « historique » et valables pour chacun de nous.
Les réflexions sur la théologie du corps ne seraient cependant pas complètes si nous ne considérions pas d’autres paroles du Christ, celles où il se réfère à la résurrection future. Nous nous proposons donc de leur consacrer le prochain cycle de nos considérations.