Le Concile Vatican II (1962-1965) : l’aula conciliaire, en la basilique vaticane
Le titre de cette intervention peut apparaître comme un peu provocateur, dans la mesure où le grand public a plutôt vécu la réforme liturgique issue du Concile Vatican II comme une grande « rupture instauratrice », entraînant l’abandon de beaucoup des formes extérieures de la célébration, et en particulier de tout un patrimoine musical latin et grégorien. Ce sentiment de rupture a d’ailleurs produit à son tour la résistance de groupes attachés aux formes antérieures de la liturgie, réaction dont les Pères conciliaires de Vatican II ne pouvaient pas imaginer l’importance [1]. Il reste qu’au-delà des exagérations iconoclastes d’une certaine mise en œuvre de la réforme, un examen attentif de ses principes directeurs montre que comme toute réforme authentique dans l’Église catholique, elle est d’abord un retour aux sources. Dans la tradition théologique du catholicisme, tout renouveau se présente toujours, peu ou prou, comme une redécouverte, selon le principe théologique exprimé dès le Vème siècle par saint Vincent de Lérins : nihil innovetur nisi quod traditum est [2].
La réforme liturgique issue du Concile de Trente obéissait à ce principe. Dans la bulle de promulgation du Missel révisé par les soins d’une commission pontificale ad hoc, le pape Pie V exposait que la liturgie y avait été ramenée « aux normes primitives des saints Pères », ad pristinam sanctorum Patrum normam ; des « experts », eruditis viris, avaient recherché les manuscrits les plus vénérables, codices, à la Bibliothèque Vaticane et au dehors, pour restituer le rite dans toute sa pureté [3]. En réalité la commission pontificale n’était guère remontée au-delà du XIIIème siècle, et le Missel de 1570 correspond grosso modo au Missel en usage dans la cour romaine au moment du pontificat d’Innocent III, missel adopté par les franciscains et répandu par eux dans toute la chrétienté. C’est seulement au XVIIIème siècle que les sources antiques furent mises à la disposition du public érudit, avec l’édition par Muratori, en 1748, de la Liturgia romana vetus [4]. Les textes publiés étaient les sacramentaires, forme primitive des livres liturgiques, que l’on appelle Léonien, Gélasienet Grégorien, du nom des papes supposés en être les rédacteurs.
Ce travail érudit fut relayé, au XIXème et dans la première moitié du XXème siècle, par un certain nombre d’auteurs, bénédictins pour la plupart, qui mirent à la disposition d’un public beaucoup plus vaste les recherches des spécialistes. Le plus connu est le français Dom Prosper Guéranger (1805-1875), le restaurateur de la vie bénédictine en France. Dom Guéranger publia d’abord entre 1840 et 1851 des Institutions liturgiques qui étaient un vibrant plaidoyer en faveur de la liturgie romaine, qui n’avait pas encore été adoptée par tous les diocèses de France. Dans le même temps, de 1842 à 1869, Dom Guéranger publia en 9 volumes l’année liturgique, ouvrage destiné à faire connaître aux fidèles les richesses de la tradition liturgique ; en conformité avec les goûts esthétiques du temps, la période médiévale restait cependant, pour Dom Guéranger, la référence privilégiée. Le monastère de Dom Guéranger, Solesmes, était dans le même temps le lieu de la « restauration » du chant grégorien, selon des méthodes assez comparables aux restaurations architecturales du moment.
Une cinquantaine d’années plus tard, à Rome cette fois, une œuvre semblable fut reprise par un autre bénédictin, Dom Ildefonse Schuster (1880-1954), alors abbé du monastère de Saint-Paul Hors les Murs ( il devint ensuite, en 1929, archevêque de Milan et cardinal ). Dom Schuster fit paraître de 1923 à 1932 les 9 volumes du Liber Sacramentorum, « notes historiques et liturgiques sur le Missel Romain » [5]. La perspective de Dom Schuster n’était plus médiévisante, mais s’inspirait des sources écrites antiques et d’un contexte monumental romain qu’il connaissait directement. Dom Schuster eut un auditeur attentif dans la personne d’un jeune prêtre de Brescia venu travailler à la Curie, Don Giovanni Battista Montini – le futur Paul VI. Le même Jean-Baptiste Montini (né en 1897) avait eu contact avec la tradition liturgique bénédictine française par l’intermédiaire des moines d’Hautecombe, repliés à Chiari entre 1903 et 1922 : le jeune Montini y fit des retraites à partir des années 1913, alors que le Père hôtelier du monastère n’était autre que Dom Buenner, historien de la liturgie lyonnaise… [6]
Pendant que les cloîtres bénédictins sensibilisaient une certaine élite catholique aux questions liturgiques, l’édition savante des sources, commencée au XVIIIème siècle par Tomasi et Muratori, prenait après 1945 un nouvel essor. Il faut citer trois ouvrages qui ont eu une influence directe sur l’élaboration de la liturgie de Vatican II. Un bénédictin belge, Dom Bernard Botte, publia en 1949 dans la collection lyonnaise Sources Chrétiennes un essai de restitution du texte de la Tradition apostolique, c’est-à-dire d’un témoignage unique sur la liturgie du IIIème siècle ; ce texte est à l’origine directe d’une des « nouvelles » prières eucharistiques du Missel de 1969. Un jésuite autrichien, Joseph Jungmann, publiait dans le même temps une étude très fouillée sur l’histoire de la messe romaine depuis les origines, Missarum solemnia [7]. Enfin un professeur de la faculté de théologie de Lyon, le P. Antoine Chavasse, publiait en 1957 une édition critique du Sacramentaire Gélasien, avec un essai d’analyse et d’interprétation [8]. Ces ouvrages rendaient possible un travail sur la liturgie qui n’était plus seulement le fruit de rêveries médiévales ou antiquisantes, mais pouvait s’appuyer sur une étude fouillée des sources authentiques.
Déjà dans les années précédant la guerre de 1939-1945, les ouvrages de Dom Schuster et les travaux des liturgistes allemands (un bénédictin de Maria-Laach, Dom Odo Casel, et un chanoine de Klosternenburg, en Autriche, Dom Pius Parch) avaient montré l’importance de la Veillée Pascale dans l’organisation liturgique et sacramentelle de l’Église ancienne. C’est dans la nuit de Pâques qu’étaient célébrés, par l’évêque entouré de ses prêtres et de ses diacres, au sein d’une unique assemblée du peuple chrétiens, les rites majeurs de l’initiation chrétienne, baptême, confirmation, eucharistie. A la fin des années 1930, l’antique rite était réduit à une célébration ignorée des fidèles, célébrée à la sauvette par le curé et ses vicaires, au fond de l’Église, le matin du Samedi Saint … et les règles rigides qui entouraient alors les actions liturgiques ne permettaient pas d’agir autrement – sauf à le faire sans demander la permission. C’est l’initiative que prirent quelques pionniers français audacieux, aumôniers d’étudiants ou aumôniers scouts pour la plupart ; citons l’un d’entre eux, le P. Robert Amiet, professeur de sciences naturelles à l’Institution des Chartreux, à Lyon, qui avec quelques Scouts fit une première expérience de restitution de la Veillée Pascale, d’abord dans une petite chapelle entre Lyon et Vienne, Notre-Dame de Limon, en 1938, puis, à Pâques 1939, dans la petite paroisse beaujolaise de Chervinges. Le cardinal Gerlier, consulté, avait répondu qu’il ne fallait pas lui demander une permission qu’il n’avait pas le droit de donner … et qu’il fermerait les yeux. Le P. Robert Amiet, devenu un fervent liturgiste, a raconté ces expériences et quelques autres en préliminaire à sa savante étude sur la Veillée Pascale, œuvre d’une vie, parue aux éditions du Cerf quelques mois avant sa propre mort (1999). Ces expériences pionnières portèrent assez rapidement du fruit, puisqu’en février 1951 la Congrégation romaine des Rites rétablissait la forme antique de la Veillée Pascale ; les termes du décret étaient hautement significatifs de l’importance prise par la recherche historique et des conséquences qu’il fallait en tirer :
Notre époque, marquée par un développement des recherches sur la liturgie ancienne, a vu naître un vif désir de ramener à sa splendeur primitive la vigile Pascale et de lui rendre sa place originelle [9].
L’ensemble de la Semaine Sainte devait suivre, à Pâques 1956 [10].
Une autre initiative dont il faut bien saisir l’importance fut la diffusion auprès du laïcat catholique le plus actif et le plus fervent des missels des fidèles – c’est dire des traductions commentées du texte intégral du Missel latin. Semblables traductions existaient depuis le XVIIème siècle ; le premier mouvement Janséniste, en particulier, avait développé amplement ces initiatives, sur lesquelles pesaient cependant un léger soupçon de protestantisme [11]. Au XIXème siècle, malgré les efforts de Dom Guéranger pour faire connaître les trésors de la liturgie, les Paroissiens ou les eucologes mis dans les mains des fidèles comportaient surtout des élévations pieuses ou des paraphrases destinées à nourrir la prière des fidèles pendant que se déroulait, en parallèle, la célébration liturgique. La fibre liturgique bénédictine se retrouve encore dans cette initiative, puisque le premier et le plus célèbre de ces missels des fidèles fut le Missel quotidien et vespéral de Dom Lefebvre, publié pour la première fois en 1916 par l’abbaye Saint André, avec l’appui des évêques successifs de Lille, le cardinal Charost, puis, après 1928, le cardinal Liénart. L’initiative, considérée un peu au début comme réservée à quelques petits cercles d’intellectuels fervents, devait recevoir après guerre une éclatante confirmation dans l’encyclique du Pape Pie XII consacrée à la liturgie, Mediator Dei et hominum (1947) :
Ceux-là sont dignes de louanges qui, en vue de rendre plus facile et plus fructueuse pour le peuple chrétien la participation au sacrifice eucharistique, s’efforcent opportunément de mettre entre les mains du peuple le Missel Romain, de manière que les fidèles, unis au prêtre, prient avec lui à l’aide des mêmes paroles et avec les sentiments même de l’Église [12].
Les éditeurs du « Dom Lefevre », ainsi qu’on appelait ce missel, placèrent fièrement la dernière partie de cette phrase en encadrement de la page de titre, dans les éditions qui suivirent. Il est certain que cette initiative, qui avait d’abord pour but de faciliter aux fidèles l’accès à la tradition liturgique latine, a eu pour conséquence indirecte de faire se poser avec une acuité nouvelle la question de la célébration de la liturgie en langue vulgaire – question que le Concile de Trente avait écartée, mais qui sera, après le Concile Vatican II, l’aspect le plus visible de la réforme liturgique.
Il faut peut-être dire un mot d’un autre aspect de la célébration, qui est aussi, par certains côtés, un retour à l’usage antique, à savoir la célébration face aux fidèles. On y a vu un des aspects très visibles de la réforme de Vatican II (encore qu’elle n’en fasse aucune mention), et cela a été bien souvent un point de friction avec les différentes instances de la conservation du patrimoine, lorsqu’il a fallu adapter les édifices anciens aux normes nouvelles. A dire vrai, nous nous posons aujourd’hui la question d’une manière toute différente de l’époque antique : dans les premiers siècles, la question n’était pas celle de savoir si l’on célébrait « face à Dieu » ou « face aux fidèles », mais bien celle de l‘orientation, c’est-à-dire de la prière en direction de l’orient, lieu du retour attendu du Christ, Soleil levant qui vient nous visiter. Une prière que saint Augustin utilisait systématiquement à la fin de ses homélies commence par les mots Conversi ad Dominum… ( tournés vers le Seigneur) : elle donne à penser qu’après la liturgie de la Parole forcément célébrée face à l’assemblée, tous se retournaient vers l’orient pour la suite de la célébration. Il est certain qu’à Rome, l’usage de l’autel papal face à l’assemblée vient du fait que la basilique Saint-Pierre est occidentée, c’est-à-dire que son abside est tournée vers l’ouest, particularité architecturale liée au désir de construire l’autel à l’aplomb du tombeau de l’Apôtre ; celui-ci étant adossé à la colline, la construction ne pouvait se développer qu’en direction de l’est, donc en sens contraire de l’usage habituel. Mais le pontife, à l’autel, continuait à prier, selon l’usage, versus ad orientem, donc face aux fidèles – ou face à la porte.
Cela dit, l’usage de la célébration face aux fidèles, s’il peut tout de même prétendre à l’antiquité, n’est peut-être pas venu, pour le coup, d’un désir de retour à l’antique, mais plutôt du désir de retrouver dans la célébration habituelle avec les fidèles une proximité qui avait été expérimentée dans les conditions extrêmes des messes sur le front, en 1914-1918 et en 1939-1940, ou les conditions exceptionnelles des messes en plein air des camps Scouts et des rassemblements de jeunesse de l’entre-deux guerres. La « mode », si l’on peut dire, de la célébration face aux fidèles s’est développée dans les années 1950 – donc antérieurement à la réforme liturgique de Vatican II, et indépendamment d’elle [13]. Dès 1947 l’encyclique Mediator Dei, déjà citée, réprouve l’idée « de rendre à l’autel sa forme primitive de table » [14] et l’un des derniers éclats de Paul Claudel sera un article rageur, dans le Figaro Littéraire du 23 janvier 1955, intitulé La Messe à l’envers [15].
La restauration liturgique de Vatican II
On parle habituellement de la réforme liturgique du concile Vatican II. Or le texte de la constitution conciliaire parle habituellement de la restauration liturgique, instauratio liturgica. L’idée directrice est bien de retrouver, autant que faire se peut, l’état primitif. C’est ce qu’on lit au n°50, à propos de la révision (recognitio) du rite de la messe :
En gardant fidèlement la substance des rites, on les simplifiera ; on omettra ce qui, au cours des âges, a été redoublé ou a été ajouté sans grande utilité ; on rétablira, selon l’ancienne norme des saints Pères, certaines choses qui ont disparu sous les atteintes du temps, dans la mesure ou cela apparaîtra opportun ou nécessaire [16].
Quand on pense aux querelles qui ont suivi la « révision » de 1969, il est piquant de retrouver dans le texte du concile Vatican II l’expression même par laquelle le pape Pie V présentait le travail préparatoire au missel de 1570 : retrouver « l’ancienne norme des saints Pères », pristinam sanctorum Patrum normam [17]. De fait le travail des liturgistes du XVIème siècle s’appuyait sur des principes similaires, mais ne disposait pas véritablement des sources antiques, comme nous l’avons vu plus haut. Le travail suggéré par le Concile n’est pas non plus sans analogie avec la restauration des édifices : supprimer les ajouts inutiles, retrouver les lignes primitives au prix d’un décapage prudent, rétablir lorsqu’on le peut l’état d’origine. De fait la grande majorité des textes « nouveaux » du Missel de 1969 proviennent en fait des anciens sacramentaires ; la prière eucharistique II est une adaptation d’un texte du IIIème siècle, la tradition apostolique ; la prière eucharistique III a été composée à partir d’éléments provenant des missels gallicans ou mozarabes, et la prière eucharistique IV est une version « simplifiée » d’une anaphore byzantine attribuée à saint Basile (IVème siècle). On pourrait donner, à chaque page, de semblables exemples. L’impression de « nouveauté » a cependant prévalu, peut-être aussi parce qu’une nouveauté « sauvage » avait surgi avant même la promulgation du missel officiel : Dom Bernard Botte raconte dans ses souvenirs que si le pape Paul VI avait pris la décision de faire confectionner par le concilium chargé de la rédaction du missel trois nouvelles prières eucharistiques, c’est qu’il était effrayé de voir qu’en Hollande, on avait commencé sans plus attendre à rédiger une foule de prières eucharistiques non officielles (on se rappelle peut-être le recueil du P. Oosterhuis, qui eut, dans ces années-là, un certain succès) [18].
La révision de l’ordinaire de la messe, tel qu’il était demandé au n° 50 de la constitution conciliaire, s’accompagnait d’une autre demande importante, formulée immédiatement après (n° 51) : « Pour présenter aux fidèles avec plus de richesse la table de la parole de Dieu, on ouvrira plus largement les trésors bibliques pour que, dans un nombre d’années déterminées, on lise au peuple la partie la plus importante (praestantior) des Saintes Écritures ». Cette mise dans les mains du peuple chrétien du trésor de la Sainte Écriture à travers les lectures de la messe a été saluée depuis le départ comme une des très heureuses initiatives de la réforme liturgique. Là encore, on s’inspirait, pour une part, de l’antique : ainsi l’utilisation systématique de deux lectures avant l’évangile, aux messes dominicales, la première d’entre elles étant, la plupart du temps, une lecture de l’Ancien Testament. On ne faisait là que retrouver l’usage primitif, progressivement disparu dans le haut moyen âge, lorsque l’on avait « raccourci » tous les choix de textes et de prières pour faire tout tenir dans un seul volume, à l’époque où la production d’un manuscrit était longue et onéreuse. On retrouvait aussi l’utilisation nécessaire de plusieurs livres pour célébrer la messe. Alors qu’avant 1969 tout tenait dans le seul missel du prêtre, il fallait désormais, comme aux temps antiques, en plus du missel réservé aux prières sacerdotales, le lectionnaire contenant l’ensemble des lectures, un évangéliaire, et les différents livres de chant. Le choix et la répartition de ces lectures était cependant, lui, d’une radicale nouveauté. Sauf pour quelques féries du carême, les rédacteurs du nouveau lectionnaire ont délibérément abandonné les antiques répartitions des lectures, au profit de système de « lecture continue », permettant de lire les textes essentiels, praestantior pars Scripturarum, en trois ans pour les dimanches, en deux ans pour la semaine. Dans ce domaine, une lecture inspirée des principes directeurs de l’exégèse historico-critique avait prévalu sur les antiques rapprochements de textes inspirés, eux, par l’exégèse symbolique et allégorique des Pères de l’Église. Curieusement aussi, alors que l’on proclamait haut et fort les vertus de ce « retour » à l’Écriture Sainte, on abandonnait, dans la pratique, l’usage de ne tirer que de l’Écriture Sainte les chants de la messe ; les antiennes grégoriennes traditionnelles, introït, offertoire, communion, toutes tirées des textes bibliques, même si elles figuraient toujours dans le missel, disparaissaient de fait au profit des cantiques en langue vulgaire, d’une qualité laissant bien souvent à désirer. Nous avons encore à découvrir, quarante ans après la promulgation du missel, que le psaume est un chant et que l’Écriture Sainte n’est pas cantonnée aux seules lectures.
Un autre thème majeur se lisait au n°21 de la constitution conciliaire. La « restauration » des rites avait aussi une visée particulière, permettre la « participation » du peuple chrétien :
Cette restauration doit consister à organiser les textes et les rites de telle façon qu’ils expriment avec plus de clarté les réalités saintes qu’ils signifient, et que le peuple chrétien, autant qu’il est possible, puisse facilement les saisir et y participer par une célébration pleine, active et communautaire [19].
Ce sera un des leitmotiv de la mise en place de la réforme, la « participation des fidèles ». Mais le mot français ne traduit que très imparfaitement le latin participatio. Je serai tenté de dire que c’est une des expressions « martyres » du Concile. Participatio est un mot que la vieille langue liturgique utilise pour parler d’abord de la communion eucharistique, participatio sacramenti. Nous prions pour être rendus « participants » des mystères, pour y avoir part, non seulement par une communion extérieure, mais par la conscience intérieure de ce qu’ils signifient. Un autre passage de la constitution Sacrosanctum Concilium, au n°48, explicite très bien ce que le concile entend par « participation » :
Que les fidèles n’assistent pas à ce mystère de la foi comme des spectateurs étrangers et muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent consciemment, pieusement et activement à l’action sacrée, soient formés par la Parole de Dieu, se restaurent à la Table du Seigneur ; qu’offrant la victime sans tâche, non seulement par les mains du prêtre, mais aussi unis à lui, ils apprennent à s’offrir eux-mêmes [C’est nous qui soulignons].
Le sens premier de « participation » vise donc d’abord l’intelligence intérieure de ce que nous recevons dans le sacrement de l’eucharistie ; la « compréhension » « consciente » et « pieuse » de ce qui est accompli est la condition préalable pour participer « activement ». Le mot latin employé par le concile, actuosus, actuose, ne signifie d’ailleurs pas « actif » mais « agissant » : l’actuosa participatio, c’est une participation « qui porte son fruit » , qui agit en nous. Ce n’est donc pas d’abord une activité vibrionante autour du sanctuaire, mais plutôt ce qui peut faciliter l’intériorité, la conscience profonde de ce qui est célébré, l’accueil de la grâce.
L’élément qui a donné le plus fortement une impression de rupture avec la liturgie antérieure a sans doute été l’abandon de la langue latine, qui apparaissait jusqu’alors comme l’enveloppe obligée de la liturgie.
L’Église a estimé nécessaire cette mesure – disait le Pape Paul VI le 7 mars 1965, jour de l’entrée en application de ce premier élément de la réforme – pour rendre intelligible sa prière. Le bien du peuple exige ce souci de rendre possible la participation active des fidèles au culte public de l’Église. L’Église a fait un sacrifice en ce qui concerne sa langue propre, le latin, qui est une langue sacrée, grave, belle, extrêmement expressive et élégante. Elle a fait le sacrifice de traditions séculaires, et, surtout, de l’unité de langue entre ses divers peuples, pour le bien d’une plus grande universalité, pour arriver à tous [20]
La restauration des rites devait enfin se traduire également dans l’espace. La constitution conciliaire déjà citée donnait dans sa dernière partie quelques directives assez précises : tout en stipulant qu’il fallait « conserver avec tout le soin possible » le trésor artistique légué par les siècles passés, il convenait désormais d’avoir en vue « une noble beauté plutôt que la seule somptuosité ». Les évêques se voyaient invités à veiller « à ce que le mobilier sacré ou les œuvres de prix, en tant qu’ornements de la maison de Dieu, ne soient pas aliénés ou détruits » ; mais dans le même temps il était bien annoncé que les règles régissant « la structure …des édifices, la forme et la construction des autels, […] la distribution harmonieuse des images sacrées, de la décoration et de l’ornementation » étaient appelées à être révisées [21].
L’ « esthétique » sous-jacente à la réforme liturgique de 1969 est peut-être le côté par lequel apparaît le plus clairement son aspect de « retour à l’antique ». Le pape Paul VI en donna le premier l’exemple, en abandonnant les fastueux ornements hérités de la Contre-Réforme au profit d’ornements directement inspirés des modèles antiques, d’une « noble simplicité ». Ce n’était d’ailleurs là que la dernière étape d’un mouvement commencé au XIXème siècle avec Dom Guéranger, tout a fait parallèle au mouvement de retour aux textes anciens. Mais, plus encore, c’est dans la « spatialisation » de la liturgie que se traduisait cette idée. Le modèle spatial sous-jacent au Missel tridentin est soit la messe « privée » (le prêtre, seul à l’autel avec son servant), soit, pour la messe solennelle, la messe « paroissiale », incluant l’instruction des fidèles, le « prône », depuis la chaire. Le modèle sous jacent au Missel de 1969 est bien plutôt la messe « stationnale » des basiliques antiques, c’est-à-dire la messe présidée par l’évêque, à sa cathèdre, face aux fidèles et entouré de son presbyterium, rassemblant tout le peuple de Dieu pour une célébration unique.
Le cardinal de Lubac a fait remarquer, dans un regard sur son œuvre modestement intitulé « mémoire sur l’occasion de mes écrits », que l’une des sources des difficultés de réception du concile Vatican II tient à une méprise. Le retour à la tradition authentique de l’Église a fait les frais d’un affrontement non pas entre « anciens » et « modernes », comme on a pu le penser, mais entre deux formes de « modernité » : une « modernité pétrifiée » au XIXème siècle, ne sachant pas reconnaître dans ce qu’elle prenait pour des « nouveautés » les « normes primitives des saints Pères » ; et une « modernité nouvelle, agitée mais sans boussole », interprétant comme une rupture purificatrice – du passé faisons table rase – ce qui se voulait une restauration respectueuse [22].
Le pape Benoît XVI, des premiers aux derniers discours de son pontificat, n’a cessé d’insister pour que l’on interprète le Concile Vatican II non pas dans une herméneutique de la « rupture », mais dans une herméneutique de la continuité. Cela vaut, en premier, pour la « restauration » liturgique. Puissions-nous, au bout de cinquante ans, entrer dans la possession tranquille des richesses que le nouveau missel a mis dans les mains des fidèles – richesses, redisons-le, pour la plupart issues des sources les plus anciennes et les plus vénérables. Le missel entré en vigueur le 30 novembre 1969 ne se voulait pas une liturgie de « rupture ». Comme son prédécesseur de 1570, et sans doute mieux que lui, il voulait réaliser le véritable retour « aux normes primitives des saints Pères ». Par bien des côtés, nous avons encore à le découvrir.
[1] Le dernier document officiel publié à ce sujet est le motu proprio du pape Benoît XVI « sur l’usage de la liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970 », rendu public le 7 juillet 2007.
[2] On ne peut innover, sinon ce qui a déjà été reçu de la tradition.
[3] Bulle Quo primum tempore, du 14 juillet 1570. Elle se trouve en tête de toutes les éditions du Missel Romain, de 1570 à 1962.
[4] Édition de Venise, 1748.
[5] Édition française, Vromant et Cie, Bruxelles, 9 vol., 1925-1933.
[6] Cf. l’ouvrage de Dom Buenner, L’ancienne liturgie romaine, le rite lyonnais. Lyon, E. Vitte, 1934.
[7] Édition allemande, 1949. Traduction française par les jésuites du studium de Lyon-Fourvière, Aubin, 1956.
[8] Il formait le premier volume d’une « bibliothèque de théologie », chez l’éditeur Desclée.
[9] Décret Dominicae resurrectionis, 9 février 1951.
[10] Ordo Instaurationis hebdomadae sanctae, publié le 30 novembre 1955.
[11] Il y eut même, chez quelques jansénistes, des essais de liturgie célébrée en français, entre autres à Charenton, par un certain Petitpied.
[12] Encyclique Mediator Dei et hominum, 27 novembre 1947, deuxième partie, II, 3. Il est tout a fait notable que l’encyclique de Pie XII soit un des textes les plus cités par la Constitution sur la Liturgie du Concile Vatican II.
[13] À Saint Etienne le premier autel « face au peuple » fut celui de la paroisse de La Nativité, en 1949, suivi par celui de Saint-Ennemond, en 1950.
[14] Id., première partie, V.
[15] Repris dans P. Claudel, supplément aux œuvres complètes, L’âge d’Homme, 1990, pp. 294-295.
[16] Concile Vatican II, Constitution sur la liturgie (Sacrosanctum concilium), 4 décembre 1963.
[17] Cf. supra, et note 3.
[18] Bernard Botte, Le mouvement liturgique, témoignages et souvenirs, Desclée, Paris-Tournai, 1973, pp. 181-183. Dom Botte raconte comment les trois prières eucharistiques nouvelles furent « bricolées », en quelques jours, lors d’une réunion d’un groupe de travail à Locarno.
[19] Concile Vatican II, Constitution sur la liturgie (Sacrosanctum concilium), 4 décembre 1963.
[20] Documentation catholique, 4 avril 1965, n°1445, col. 591.
[21] Constitution sur la liturgie, ch. VII, « l’art sacré et le matériel du culte », n°123-128.
[22] « Ce que j’ai plus d’une fois regretté chez des théologiens bien en place, conservateurs chevronnés, c’était moins, comme d’autres le faisaient, leur manque d’ouverture aux problèmes et aux courants de pensée contemporaine, que leur manque d’esprit véritablement traditionnel (les deux sont d’ailleurs liés). Je leur reprochais en mon for intérieur de n’avoir pas assez haute conscience de ce qu’ils représentaient, ou auraient dû représenter : tels ces Romains qui semblent ignorer leurs titres de noblesse chrétienne, ne s’intéressant par le fond de leur âme ni aux catacombes, ni aux mosaïques des églises de leur Ville, et qui foulent en montant au Coelius le pavé même que jadis saint Grégoire foula de ses pieds, sans que cela fasse rien vibrer en eux. Ils étaient pour moi, au sens de Péguy, des « modernes ». Un tel état d’esprit, trop généralement répandu dans les sphères dominantes au temps de la préparation du concile, est à la source, me semble-t-il, d’une méprise qui ne fut pas sans conséquences graves. Il était celui du parti qui avait espéré diriger, pour ne pas dire confisquer le concile, et qui fut, dès la première session, spectaculairement vaincu. Mais par la suite de la confusion que je viens de signaler, il parut dans sa défaite entraîner celle de la Tradition, alors qu’à l’inverse elle se trouvait libérée. Une réaction nécessaire, condition de « l’ouverture » désirée, passa pour révolutionnaire, et dans l’opinion publique, fort mal éclairée, c’est la tradition de l’Église, avec toute sa richesse féconde mais méconnue, qui parut écrasée. Beaucoup ne furent plus attentifs à l’œuvre même du concile, à la substance de ses enseignements, à l’esprit qui s’en dégageait : pour eux, par eux, c’était une « modernité » nouvelle, agitée mais sans boussole, qui triomphait d’une modernité pétrifiée » (H. de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Namur, 1989, pp.148-149).