La pureté est un impératif de l’amour
1. Au début de nos considérations sur les paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne (Mt 5, 27-28), nous avons constaté que ces paroles contiennent une profonde signification éthique et anthropologique. Il s’agit ici du passage où le Christ rappelle le commandement : « Tu ne commettras pas d’adultère » et il ajoute : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle (ou à son égard) dans son cœur ». Nous parlons de la signification éthique et anthropologique de ces paroles parce qu’elles font allusion aux deux dimensions qui sont étroitement liées entre elles : l’ethos et l’homme « historique ». Au cours de nos précédentes analyses, nous avons cherché à suivre ces deux dimensions, en ayant toujours présent à l’esprit que les paroles du Christ sont adressées au « cœur » c’est-à-dire à l’homme intérieur. L’homme intérieur est le sujet spécifique de l’ethos du corps et c’est de cet ethos que le Christ veut imprégner la conscience et la volonté de ses auditeurs et de ses disciples. C’est incontestablement un « nouvel » ethos. Il est « nouveau » par rapport à l’ethos des hommes de l’Ancien Testament, comme nous avons déjà cherché à le montrer dans des analyses plus particulières. Il est également « nouveau » par rapport à l’état de l’homme « historique », postérieur au péché originel, c’est-à-dire par rapport à l’ « homme de la concupiscence ».
C’est donc un « nouvel » ethos dans un sens et avec une portée universels. Il est « nouveau » par rapport à tout homme, indépendamment de n’importe quelle longitude et de n’importe quelle latitude géographique et historique.
2. Ce « nouvel » ethos qui ressort de la perspective des paroles prononcées par le Christ dans le Discours sur la Montagne, nous l’avons déjà plusieurs fois appelé « ethos de la Rédemption » et, plus précisément, ethos de la Rédemption du corps. Ici, nous avons suivi saint Paul qui, dans la lettre aux Romains, oppose « l’esclavage de la corruption » (Rm 8, 21) et la soumission « au pouvoir du néant » (Rm 8, 20) – auquel participe toute la création à cause du péché – au désir de la « Rédemption de notre corps » (Rm 8, 23). Dans ce contexte, l’apôtre parle des gémissements de « toute la création » qui « garde l’espérance d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8, 20-21). De cette manière, saint Paul dévoile la situation de toute la création et, en particulier, celle de l’homme après le péché. L’aspiration qui – avec la nouvelle « adoption comme fils » (Rm 8, 23) – tend précisément à la « Rédemption du corps », présentée comme la fin, le fruit eschatologique et accompli du mystère de la Rédemption de l’homme et du monde accomplie dans le Christ, est significative pour cette situation.
3. En quel sens donc pouvons-nous parler de l’ethos de la Rédemption et spécialement de la Rédemption du corps ? Nous devons reconnaître que dans le contexte des paroles du Discours sur la Montagne (Mt 5, 27-28) que nous avons analysées, cette signification n’apparaît pas encore dans toute sa plénitude. Elle se manifestera plus complètement lorsque nous aurons examiné d’autres paroles du Christ, celles par exemple où il se réfère à la résurrection (Mt 22, 30 Mc 12, 25 Lc 20, 35-36).
Cependant, il ne fait aucun doute que, dans le Discours sur la Montagne également, le Christ parle dans la perspective de la Rédemption de l’homme et du monde (et donc précisément de la « Rédemption du corps »). Elle est de fait la perspective de l’Évangile tout entier, de l’enseignement tout entier et même de toute la mission du Christ. Bien que le contexte immédiat du Discours sur la Montagne indique la loi et les prophètes comme le point de référence historique, celui précisément du Peuple de Dieu de l’ancienne alliance, nous ne pouvons cependant jamais oublier que, dans l’enseignement du Christ, la référence fondamentale à la question du mariage et aux problèmes des relations entre l’homme et la femme se réfère à l’ « origine ». Une telle référence ne peut être justifiée que par la réalité de la Rédemption. En dehors d’elle, il ne demeurerait en effet que la triple concupiscence ou cet « esclavage de la corruption » dont parle l’apôtre Paul (Rm 8, 21). Ce qui justifie la référence à l’ « origine », c’est seulement la perspective de la Rédemption ou la perspective du mystère de la création dans la totalité de l’enseignement du Christ au sujet des problèmes du mariage, de l’homme et de la femme et de leur rapport mutuel. Les paroles de Matthieu 5, 27-28 se situent, en définitive, dans la même perspective théologique.
4. Dans le Discours sur la Montagne, le Christ n’invite pas l’homme à revenir à l’état de l’innocence originelle puisque l’humanité l’a laissé irrévocablement derrière elle mais il l’appelle à retrouver – sur le fondement des significations éternelles et, pour ainsi dire, indestructibles de ce qui est « humain » – les formes vives de l’ « homme nouveau ». De cette manière, se noue un lien et il y a même une continuité entre l’ « origine » et la perspective de la Rédemption. L’ethos originel de la création devra de nouveau être repris dans l’ethos de la Rédemption du corps. Le Christ ne change pas la loi mais il confirme le commandement : « Tu ne commettras pas d’adultère ». Mais, en même temps, il conduit l’intelligence et le cœur de ses auditeurs vers cette « plénitude de la justice » voulue par Dieu créateur et législateur que ce commandement contient en lui. Cette plénitude est découverte d’abord par une vision intérieure du « cœur » et ensuite par une manière adéquate d’être et d’agir. La forme de l’ « homme nouveau » peut émerger de cette manière d’être et d’agir dans la mesure où l’ethos de la Rédemption du corps domine la concupiscence de la chair et l’homme de la concupiscence tout entier. Le Christ indique clairement que la voie pour y parvenir doit être la voie de la tempérance et du contrôle des désirs et cela à la racine même, déjà dans la sphère purement intérieure (« quiconque regarde pour désirer… « ). L’ethos de la Rédemption contient dans chaque domaine – et directement dans la sphère de la concupiscence de la chair – l’obligation de la domination de soi, la nécessité d’une continence immédiate et d’une tempérance habituelle.
5. Cependant, la tempérance et la continence ne signifie pas – s’il est possible de s’exprimer ainsi – une suspension dans le vide : ni une suspension dans le vide des valeurs ni dans le vide du sujet. L’ethos de la Rédemption se réalise dans la maîtrise de soi par la tempérance, c’est-à-dire la continence des désirs. Dans ce comportement, le cœur humain reste lié à la valeur dont, à travers le désir, il serait autrement éloigné, en s’orientant vers la pure concupiscence privée de valeur éthique (comme nous l’avons montré dans la précédente analyse). Sur le terrain de l’ethos de la Rédemption, l’union à cette valeur par un acte de domination se trouve confirmée ou rétablie avec une force et une fermeté encore plus profonde. Il s’agit ici de la valeur de la signification sponsale du corps, de la valeur d’un signe transparent par lequel le Créateur – avec l’attirance éternelle et réciproque de l’homme et de la femme à travers la masculinité et la féminité – a écrit dans le cœur des deux le don de la communion, c’est-à-dire la mystérieuse réalité de son image et de sa ressemblance. C’est de cette valeur qu’il s’agit dans l’acte de domination de soi et de la tempérance auxquelles le Christ se réfère dans le Discours sur la Montagne (Mt 5, 27-28).
6. Cet acte peut donner l’impression d’une suspension « du sujet dans le vide ». Il peut donner cette impression en particulier lorsqu’il est nécessaire de se décider à l’accomplir pour la première fois ou, encore plus, lorsque l’habitude contraire est créée, lorsque l’homme s’est habitué à céder à la concupiscence de la chair. Cependant, même la première fois et encore plus s’il en acquiert ensuite la capacité, l’homme fait l’expérience progressive de sa dignité et, par la tempérance, il atteste sa propre domination sur lui-même et il prouve qu’il accomplit ce qui est essentiellement personnel en lui. En outre, il expérimente progressivement la liberté du don et, d’un autre côté, il est la réponse du sujet à la valeur sponsale du corps humain dans sa féminité et dans sa masculinité. Ainsi donc, l’ethos de la Rédemption du corps se réalise à travers la domination de soi, à travers la tempérance des « désirs », quand le cœur humain fait alliance avec cet ethos ou plutôt il la confirme par l’intégralité de sa subjectivité : lorsque se manifestent les possibilités et les dispositions les plus profondes et néanmoins les plus réelles de la personne, lorsque peuvent s’exprimer les aspects les plus profonds de sa puissance auxquelles la concupiscence de la chair ne permettraient pas, pour ainsi dire, de se manifester. Ces aspects ne peuvent pas non plus émerger lorsque le cœur humain est enfermé dans un soupçon permanent comme il résulte de l’herméneutique freudienne. Elles ne peuvent pas non plus se manifester lorsque l’ « antivaleur » manichéenne domine dans la conscience. Au contraire, l’ethos de la Rédemption se base sur l’étroite alliance avec ces aspects.
7. Des réflexions ultérieures nous en donneront d’autres preuves. En terminant nos analyses sur l’énoncé si significatif du Christ dans Matthieu 5, 27-28, nous voyons qu’en lui le « cœur » humain est surtout l’objet d’un appel et non d’une accusation. En même temps, nous devons admettre que la conscience du péché est dans l’homme historique non seulement un point de départ nécessaire mais aussi une indispensable condition de son aspiration à la vertu, à la « pureté de cœur », à la perfection. L’ethos de la Rédemption du corps demeure profondément enraciné dans le réalisme anthropologique et axiologique de la révélation. En se référant, dans ce cas, au « cœur », le Christ formule ses paroles de la manière la plus concrète : en effet, l’homme est unique et singulier surtout à cause de son « cœur » qui décide « à partir de l’intérieur ». La catégorie du « cœur » est, dans un certain sens, l’équivalent de la subjectivité personnelle. La voie de l’appel à la pureté du cœur, comme l’exprime le Discours sur la Montagne, est dans chaque cas une réminiscence de la solitude originelle dont l’homme a été libéré par l’ouverture à l’autre être humain, à la femme. En fin de compte, la pureté de cœur s’exprime par le regard vers l’autre sujet qui est originellement et éternellement « co-appelé ».
La pureté est une exigence de l’amour. C’est la dimension de sa vérité intérieure dans le « cœur » de l’homme.