1. Nous reprenons la lecture des premiers chapitres de la Bible pour comprendre comment – avec le péché originel – l’ « homme de la concupiscence » a pris la place de l’ « homme de l’innocence originelle ». Les termes de Gn 3, 10 : « J’ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché », que nous avons analysés il y a deux semaines, font connaître la première expérience de la honte de l’homme devant son Créateur : une honte que l’on pourrait également appeler « cosmique ».
Toutefois, cette « honte cosmique » – s’il est possible de distinguer ses traits dans la situation totale de l’homme après le péché originel – fait place dans le texte biblique à une autre forme de honte. C’est la honte qui s’est produite dans l’humanité même et qui a été provoquée par le désordre intime dans ce qui était pour l’homme, dans le mystère de la création, l’ « image de Dieu », tant dans son « ego » personnel que dans les relations interpersonnelles à travers la communion primordiale des personnes constituées par l’homme et la femme. Cette honte dont la cause se trouve dans l’humanité même est immanente et, en même temps, relationnelle : elle se manifeste dans la dimension de l’intériorité humaine et en même temps elle se réfère à l’ « autre ». Ceci est la honte de la femme « à l’égard » de l’homme et, également, de l’homme « à l’égard » de la femme : une honte réciproque qui les force à couvrir leur propre nudité, à cacher leurs propres corps ; pour l’homme, à détourner les yeux de ce qui constitue le signe visible de la féminité et, pour la femme, à détourner les yeux de ce qui constitue l’aspect visible de la masculinité. C’est cette direction que la honte de l’un et l’autre a prise après le péché originel lorsqu’ils se rendirent compte, comme l’atteste Gn 3, 7, « qu’ils étaient nus ». Le texte yahviste semble indiquer explicitement le caractère « sexuel » de la honte : « Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes ». On peut toutefois se demander si l’aspect « sexuel » a seulement un caractère relationnel ; en d’autres termes : s’agit-il de la honte de sa propre sexualité seulement par référence à la personne de l’autre sexe ?
2. Bien qu’à la lumière de cette unique phrase déterminante de Gn 3, 7, la réponse à la question semble insister surtout sur le caractère relationnel de la honte originaire, la réflexion s’étendant sur le contexte immédiat tout entier permet néanmoins d’en découvrir le fond plus immanent. Cette honte qui, indubitablement, se manifeste dans l’ordre sexuel, révèle une difficulté spécifique à déceler l’essentialité humaine du corps : une difficulté que l’homme n’avait pas éprouvée dans son état d’innocence originaire. On peut, en effet, comprendre ainsi ses paroles : « J’ai eu peur parce que je suis nu », qui mettent en évidence les conséquences, dans l’intime de l’homme, du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Ces paroles révèlent une certaine fracture constitutive dans l’intérieur de la personne humaine, presque une rupture de l’unité spirituelle et somatique originaire de l’homme. Pour la première fois, celui-ci se rend compte que son corps a cessé de puiser à la force de l’Esprit qui l’élevait au niveau d’ « image de Dieu ». Sa honte originaire comporte les signes d’une humiliation spécifique par l’intermédiaire du corps. Elle contient en germe cette contradiction qui accompagnera l’homme « historique » dans toute sa démarche terrestre, comme l’a écrit saint Paul : « Je me complais en effet dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur, mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres » (Rm 7, 22-23).
3. Ainsi donc, cette honte est immanente. Elle contient une telle acuité cognitive qu’elle crée une inquiétude de fond dans toute l’existence humaine, non seulement devant la perspective de la mort, mais également devant celle dont dépend la valeur et la dignité même de la personne dans sa signification éthique. En ce sens, la honte originaire du corps (« je suis nu ») est déjà de la peur (« j’ai eu peur ») et annonce l’inquiétude de la conscience liée à la concupiscence. Le corps, qui n’est pas soumis à l’esprit comme dans l’état de l’innocence originaire, contient en lui un constant foyer de résistance à l’esprit, et il menace en quelque sorte l’unité de l’homme-personne, c’est-à-dire de la nature morale qui plonge fermement ses racines dans la constitution même de la personne. La concupiscence, et particulièrement la concupiscence du corps, est une menace spécifique contre la structure de la possession de soi, de la maîtrise de soi, par lesquelles se forme la personne humaine. Elle constitue également pour elle un défi spécifique. En tout cas, l’homme de la concupiscence ne domine pas son propre corps de la même manière, avec la même « simplicité » et le même « naturel » que l’homme de l’innocence originaire. La structure de la possession de soi, essentielle pour la personne, se trouve en lui, d’une certaine manière, secouée dans ses fondements mêmes ; il s’identifie de nouveau avec elle en ce sens qu’il est continuellement prêt à la conquérir.
4. La honte immanente est liée à un tel déséquilibre intérieur. Elle a un caractère « sexuel », précisément parce que le domaine de la sexualité humaine semble mettre particulièrement en évidence ce déséquilibre qui jaillit de la concupiscence et spécialement de la « concupiscence du corps ». De ce point de vue, la première impulsion dont parle Gn 3, 7 (« ils surent qu’ils étaient nus ; ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes ») est extrêmement éloquente ; c’est comme si « l’homme de la concupiscence » (homme et femme « dans l’acte de la connaissance du bien et du mal ») se rendait compte qu’il avait simplement cessé, même par son propre corps et par son sexe, de se trouver au-dessus du monde des êtres vivants ou « animalia ». C’est comme s’il ressentait une rupture spécifique de l’intégrité personnelle de son propre corps, particulièrement dans ce qui en détermine la sexualité et qui est en liaison directe avec l’appel à cette unité dans laquelle l’homme et la femme « seront une seule chair » Gn 2, 24 C’est pourquoi cette pudeur immanente et en même temps sexuelle est toujours – au moins indirectement – relationnelle. C’est la pudeur de sa propre sexualité à l’égard de l’autre être humain. C’est ainsi que la pudeur se manifeste dans le récit de Genèse 3 qui nous rend, en un certain sens, témoins de la naissance de la concupiscence humaine. Il y a donc des motifs suffisamment clairs pour remonter des paroles du Christ concernant l’être humain (homme) qui « regarde une femme pour la désirer » (Mt 5, 27-28) à ce premier moment, dans lequel la pudeur s’explique par la concupiscence, et la concupiscence par la pudeur. Ainsi nous comprenons mieux pourquoi – et en quel sens – le Christ parle du désir comme « adultère » commis dans le cœur, pourquoi il s’adresse au « cœur » humain.
5. Le cœur humain conserve en même temps le désir et la pudeur. La naissance de la pudeur nous oriente vers ce moment où l’homme intérieur, « le cœur », se fermant à ce « qui vient du Père », s’ouvre à ce qui « vient du monde ». La naissance de la pudeur dans le cœur humain va de pair avec le commencement de la concupiscence – de la triple convoitise, selon la théologie johannique 1Jn 2, 1, et en particulier de la concupiscence du corps. L’homme a la pudeur du corps à cause de la concupiscence. Ou plutôt, il a moins la pudeur du corps que la pudeur de la concupiscence : il a la pudeur du corps à cause de la concupiscence. Il a la pudeur du corps à cause de cet état d’esprit auquel la théologie et la psychologie donnent le même nom désir ou bien concupiscence, bien que leur sens ne soit pas tout à fait le même. La signification biblique et théologique du désir et de la concupiscence diffère de celle que lui attribue la psychologie. Pour celle-ci, le désir provient de la carence ou de la nécessité auxquelles la valeur désirée doit suppléer. La concupiscence biblique, comme nous le déduisons de 1 Jn 2, 16, indique l’état de l’esprit humain éloigné de la simplicité originaire et de la plénitude des valeurs que l’homme et le monde possèdent « aux dimensions de Dieu ». C’est précisément cette simplicité et cette plénitude de la valeur du corps humain dans la première expérience de sa masculinité-féminité, dont parle Gn 2, 23-25, qui ont subi successivement une transformation radicale, « aux dimensions du monde ». Alors, en même temps que la concupiscence du corps naquit la pudeur.
6 – La pudeur a une double signification : elle indique la menace de la valeur et, en même temps, elle préserve intérieurement cette valeur [1]. Le fait que depuis le moment où la concupiscence du corps y est née, le cœur humain conserve aussi en lui la honte, indique que l’on peut et doit y faire appel quand il s’agit de garantir les valeurs auxquelles la concupiscence enlève leur originaire et pleine dimension. Si nous conservons ceci dans l’esprit, nous sommes en mesure de mieux comprendre pourquoi, parlant de la concupiscence, le Christ fait appel au « cœur » humain.
Note
[1] Carol Wojtyla, Amore et responsabilità, Torino, 1978, 2e éd., chap. « Metafisica del pudore », p. 161-178.