1. Il nous faut désormais conclure les réflexions et les analyses basées sur les paroles que le Christ a prononcées dans le Discours sur la Montagne et par lesquelles il s’est référé au cœur humain en l’exhortant à la pureté :
Vous avez entendu qu’il a été dit : tu ne commettras pas d’adultère. Mais moi, je vous dis : quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur.
Nous avons dit à plusieurs reprises que ces paroles, prononcées une fois à l’intention de ceux qui écoutaient ce discours, s’adressent à l’homme de tous les temps et de tous les lieux et font appel au cœur humain dans lequel s’inscrit la trame la plus intérieure et, dans un certain sens, la plus essentielle de l’histoire. C’est l’histoire du bien et du mal (dont le début est lié, dans le Livre de la Genèse, au mystérieux arbre de la connaissance du bien et du mal) et, en même temps, l’histoire du salut dont la parole est l’Évangile et dont la force est l’Esprit-Saint qui est donné à ceux qui accueillent l’Évangile avec un cœur sincère.
2. Si l’appel du Christ au « cœur » et, encore avant, sa référence à l »origine », nous permettent de construire ou au moins de délimiter une anthropologie que nous pouvons appeler « théologie du corps », une telle théologie est, en même temps, une pédagogie. La pédagogie vise à éduquer l’homme, en mettant devant lui les exigences, en les motivant et en montrant les voies qui conduisent à leur réalisation. Les affirmations du Christ ont aussi ce but : ce sont des affirmations « pédagogiques ». Elles contiennent une pédagogie du corps exprimée de manière concise et, en même temps, de la manière la plus complète. Aussi bien la réponse donnée aux pharisiens à propos de l’indissolubilité du mariage que les paroles du Discours sur la Montagne concernant la domination de la concupiscence montrent – au moins indirectement – que le Créateur a assigné le corps, sa masculinité et sa féminité comme tâche à l’homme, que, dans la masculinité et dans la féminité, il lui a assigné comme tâche, dans un certain sens, son humanité, la dignité de la personne et également le signe transparent de la « communion » interpersonnelle dans laquelle l’homme se réalise lui-même à travers le don authentique de soi. En mettant devant l’homme les exigences conformes aux tâches qui lui sont confiées, le Créateur montre en même temps à l’être humain, à l’homme et à la femme, les voies qui y mènent pour les assumer et les accomplir.
3. En analysant ces textes clés de la Bible jusqu’à la racine même des significations qu’ils contiennent, nous découvrons précisément cette anthropologie qui peut être appelée « théologie du corps ». Et c’est cette théologie du corps qui fonde ensuite la méthode la plus appropriée de la pédagogie du corps, c’est-à-dire de l’éducation (même de l’auto-éducation) de l’homme. Cela acquiert une particulière actualité pour l’homme contemporain dont la connaissance dans le domaine de la biophysiologie et de la médecine biologique a beaucoup progressé. Cependant, cette science traite l’homme sous un « aspect » déterminé et donc est plutôt partiale et non globale. Nous connaissons bien les fonctions du corps comme organisme, les fonctions liées à la masculinité et à la féminité de la personne humaine. Mais cette science, par elle-même, ne développe pas encore la conscience du corps comme signe de la personne, comme manifestation de l’esprit. Tout le développement de la science contemporaine concernant le corps comme organisme a plutôt le caractère de la connaissance biologique, car elle est basée sur la séparation, dans l’homme, de ce qui est en lui corporel et de ce qui est spirituel. En se servant d’une connaissance aussi unilatérale des fonctions du corps comme organisme, il n’est pas difficile d’arriver à traiter le corps, de manière plus ou moins systématique, comme objet de manipulations. Dans ce cas, l’homme cesse, pour ainsi dire, de s’identifier subjectivement avec son corps, puisqu’il est privé de la signification et de la dignité qui découlent du fait que ce corps est précisément celui de la personne. Nous nous trouvons ici à la limite des problèmes qui exigent souvent des solutions fondamentales, impossibles sans une vision intégrale de l’homme.
4. C’est précisément ici qu’apparaît clairement que la théologie du corps, tirée de ces textes clés des paroles du Christ, devient la méthode fondamentale de la pédagogie ou de l’éducation de l’homme du point de vue du corps, dans la pleine considération de sa masculinité et de sa féminité. Cette pédagogie peut être comprise sous l’aspect d’une « spiritualité spécifique du corps ». Le corps, en effet, dans sa masculinité et dans sa féminité, est donné comme tâche à l’esprit humain (ce qui a été exprimé par saint Paul de manière admirable dans le langage qui lui est propre) et, par l’intermédiaire d’une maturité adéquate de l’esprit, devient lui aussi signe de la personne – ce dont la personne est consciente – et une authentique « matière » dans la communion des personnes. En d’autres termes, l’homme découvre, à travers sa maturité spirituelle, la signification sponsale de son corps.
Les paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne montrent que, par elle-même, la concupiscence ne dévoile pas cette signification à l’homme. Au contraire, elle l’estompe et l’obscurcit. La connaissance purement « biologique » des fonctions du corps comme organisme, liées à la masculinité et à la féminité de la personne humaine, est capable d’aider à découvrir la signification sponsale authentique seulement si elle va de pair avec une maturité spirituelle adéquate de la personne humaine. Sans cela, cette connaissance peut avoir des effets diamétralement opposés et cela se trouve confirmé par de multiples expériences de notre temps.
5. De ce point de vue, il faut considérer avec perspicacité les affirmations de l’Église d’aujourd’hui. Leur compréhension adéquate et leur interprétation, de même que leur application pratique (c’est-à-dire précisément la pédagogie), requièrent cette théologie approfondie du corps que nous relevons, en définitive, dans les paroles clés du Christ. Quant aux affirmations actuelles de l’Église, il faut prendre connaissance du chapitre intitulé « Dignité du mariage et de la famille et leur valorisation » de la constitution pastorale du Concile Vatican II (GS 46, HV 1) et, ensuite, de l’encyclique Humanae vitae de Paul VI. Sans aucun doute, les paroles du Christ à l’analyse desquelles nous avons consacré beaucoup de temps n’avaient d’autre but que la valorisation de la dignité du mariage et de la famille ; d’où la convergence fondamentale entre ces paroles et les deux textes mentionnés de l’Église d’aujourd’hui. Le Christ parlait à l’homme de tous les temps et de tous les lieux ; les affirmations de l’Église visent à actualiser les paroles du Christ et doivent donc être relues avec la clé de cette théologie et de cette pédagogie qui trouvent leur racine et leur soutien dans les paroles du Christ.
Il est difficile de faire ici une analyse globale des affirmations citées du magistère suprême de l’Église. Nous nous contenterons d’en rapporter quelques passages. Voici de quelle manière Vatican II – en plaçant parmi les problèmes les plus urgents de l’Église dans le monde contemporain la valorisation de la dignité du mariage et de la famille – caractérise la situation existante dans ce domaine :
La dignité de cette institution (c’est-à-dire du mariage et de la famille) ne brille pourtant pas partout du même éclat, puisqu’elle est ternie par la polygamie, l’épidémie du divorce, l’amour soi-disant libre, ou d’autres déformations. De plus, l’amour conjugal est trop souvent profané par l’égoïsme, l’hédonisme et par des pratiques illicites entravant la génération (GS 47).
Paul VI, en exposant dans l’encyclique Humanae vitae ce dernier problème, écrit entre autres :
On peut craindre aussi que l’homme, en s’habituant à l’usage des pratiques anticonceptionnelles, ne finisse par perdre le respect de la femme et … n’en vienne à la considérer comme un simple instrument de jouissance égoïste, et non plus comme sa compagne respectée et aimée (HV 17).
Ne nous trouvons-nous pas dans le cadre de la même insistance qui avait dicté une fois les paroles du Christ sur l’unité et l’indissolubilité du mariage, ainsi que celles du Discours sur la Montagne concernant la pureté du cœur et la domination de la concupiscence de la chair, paroles développées plus tard avec tant de perspicacité par l’apôtre Paul ?
6. Dans le même esprit, l’auteur de l’encyclique Humanae vitae, en parlant des exigences propres de la morale chrétienne, présente, en même temps, la possibilité de les accomplir, lorsqu’il écrit :
La maîtrise de l’instinct par la raison et la libre volonté impose sans nul doute une ascèse – Paul VI utilise ce mot – pour que les manifestations affectives de la vie conjugale soient dûment réglées, en particulier par l’observance de la continence périodique. Mais cette discipline, propre à la pureté des époux, bien loin de nuire à l’amour conjugal, lui confère au contraire une plus haute valeur humaine. Elle exige, un effort continuel (précisément, cet effort a été appelé plus haut « ascèse »), mais grâce à son influence bienfaisante, les conjoints développent intégralement leur personnalité, en s’enrichissant de valeurs spirituelles … Elle favorise l’attention à l’autre conjoint, aide les époux à bannir l’égoïsme, ennemi du véritable amour, et approfondit leur sens de responsabilité (HV 21).
7. Arrêtons-nous sur ces quelques passages. Ils nous montrent de manière claire – en particulier le dernier – combien est indispensable, pour bien comprendre l’affirmation du magistère de l’Église d’aujourd’hui, cette théologie du corps dont nous avons cherché les bases, surtout dans les paroles du Christ lui-même. Comme nous l’avons déjà dit, c’est précisément elle qui devient la méthode fondamentale de toute la pédagogie chrétienne du corps. En se référant aux paroles citées, on peut affirmer que le but de la pédagogie du corps se trouve précisément dans le fait que les « manifestations affectives » – surtout celles qui sont « propres à la vie conjugale » – soient conformes à l’ordre moral ou, en définitive, à la dignité des personnes. Dans ces paroles revient le problème du rapport réciproque entre l’ « éros » et l’ « éthos » dont nous avons déjà parlé. Comprise comme méthode de la pédagogie du corps, la théologie nous prépare aussi à des réflexions ultérieures sur la sacramentalité de la vie humaine et, en particulier, de la vie conjugale.
L’Évangile de la pureté de cœur, hier et aujourd’hui : en concluant par cette phrase le présent cycle de réflexions de nos considérations – avant de passer au cycle suivant dont la base des analyses sera les paroles du Christ sur la résurrection du corps -, nous désirons consacrer encore un peu d’attention à la « nécessité de créer un climat favorable à l’éducation de la chasteté » dont parle l’encyclique de Paul VI (HV 22) et nous voulons centrer ces observations sur le problème de l’ethos du corps dans les œuvres de la culture artistique, avec une référence spéciale aux situations que nous rencontrons dans la vie contemporaine.