1. Avant de conclure le cycle de considérations concernant les paroles que le Christ a prononcées dans son Discours sur la Montagne, il faut encore une fois rappeler ces paroles et reprendre sommairement le fil des idées sur lesquelles elles sont basées. Voici la teneur des paroles de Jésus :
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas l’adultère ! Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle.
Ce sont des paroles synthétiques qui exigent une profonde réflexion, exactement comme les paroles du Christ quand il se réfère à « l’origine ». Aux Pharisiens qui, en se référant à la loi de Moïse qui admettait l’ « acte de répudiation », lui avaient demandé : « Est-il permis de répudier sa femme pour n’importe quel motif ? », il avait répondu :
N’avez-vous pas lu que le Créateur, dès l’origine, les fit homme et femme, et qu’il a dit Ainsi donc l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme et les deux ne formeront qu’une seule chair ? … Eh bien ! Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer (Mt 19, 3-6).
Ces paroles ont, elles aussi, exigé une profonde réflexion pour découvrir toute la richesse qu’elles contiennent. Les réflexions de ce genre nous ont permis de déterminer l’authentique théologie du corps.
2. En suivant la référence que le Christ a faite à « l’origine », nous avons consacré une série de réflexions aux textes de la Genèse qui traitent précisément de cette « origine ». Nos analyses ont fait ressortir non seulement un tableau de la situation de l’être humain – homme et femme – dans son état d’innocence originelle, mais aussi la base théologique de la vérité sur l’homme et sur sa vocation particulière qui découle du mystère éternel de la personne : image de Dieu, incarnée dans le fait corporel et visible de la masculinité ou de la féminité de la personne humaine. C’est sur cette vérité qu’est basée la réponse que le Christ a donnée à propos du mariage et, en particulier, de son indissolubilité. C’est la vérité sur l’homme, une vérité qui a ses racines dans l’état d’innocence originelle, une vérité qu’il faut donc comprendre dans le contexte de la situation existant avant le péché, comme nous avons cherché à le faire au cours du précèdent cycle de nos réflexions.
3. Toutefois il faut, en même temps, considérer, comprendre et interpréter cette vérité fondamentale sur la personne humaine, sur sa nature d’être masculin et féminin, à la lumière d’une autre situation : de celle, donc, qui s’est formée à la suite de la rupture de la première alliance avec le Créateur, c’est-à-dire à cause du péché originel. Il convient de voir cette vérité sur l’être humain – homme et femme – dans le contexte de sa nature pécheresse héréditaire. Et c’est précisément ici que nous rencontrons les déclarations du Christ dans son Discours sur la Montagne. Il y a évidemment dans les Saintes Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament de nombreux récits, phrases et paroles qui confirment cette vérité, c’est-à-dire que l’homme « historique » porte en lui l’héritage du péché originel ; néanmoins, les paroles que Jésus a prononcées dans son Discours sur la Montagne semblent – malgré leur présentation concise – avoir une éloquence particulièrement dense. Les analyses que nous avons faites précédemment et qui ont graduellement révélé ce que ces paroles contiennent en substance, le démontrent. Pour éclairer les affirmations concernant la concupiscence, il faut saisir la signification biblique de la concupiscence elle-même – de la triple concupiscence – et principalement de la concupiscence de la chair. Et alors, on arrive à comprendre peu à peu pourquoi Jésus définit cette concupiscence (précisément le « regarder pour désirer ») comme « adultère commis dans le cœur ». En accomplissant les analyses sur ce sujet, nous avons en même temps cherché à comprendre quelle signification les paroles de Jésus avaient pour ses auditeurs immédiats éduqués dans la tradition de l’Ancien Testament, c’est-à-dire dans la tradition des textes législatifs et, également, dans celle des textes prophétiques et « sapientiaux » ; en outre, la signification que les paroles du Christ peuvent avoir pour l’homme de toute autre époque et principalement pour l’homme d’aujourd’hui, lorsqu’on considère des influences culturelles. En effet, nous sommes persuadés que, dans leur contenu essentiel, ces paroles se réfèrent à l’homme de tous les temps et de tous les lieux. C’est en cela que consiste leur valeur synthétique : elles annoncent à chacun une vérité qui est valable et substantielle pour lui personnellement.
4. Quelle est cette vérité ? Incontestablement, c’est une vérité de caractère éthique et donc, en définitive, une vérité de caractère normatif, tout comme est normative la vérité contenue dans le commandement : « Tu ne commettras point l’adultère ». L’interprétation que le Christ fait de ce commandement nous indique le mal à éviter et à vaincre – celui précisément de la convoitise de la chair – et elle nous montre en même temps le bien, dont la voie s’ouvre à nous quand nous surmontons nos désirs. Ce bien est la « pureté du cœur » dont Jésus parle dans le même contexte du Discours sur la Montagne. Du point de vue biblique, la pureté du cœur veut dire libération de toute espèce de péché ou de faute – et pas seulement des péchés provenant de la « convoitise de la chair ». Toutefois, dans ce cas-ci, nous nous occupons particulièrement d’un des aspects de cette « pureté » , celui qui est le contraire de l’adultère « commis dans le cœur ». Cette « pureté du cœur » dont nous traitons, si nous la comprenons, selon la pensée de saint Paul, comme « vie selon l’Esprit », alors le contexte paulinien nous offre une image complète de la substance contenue dans les paroles que le Christ a prononcées dans son Discours sur la Montagne. Ces paroles contiennent une vérité éthique ; elles mettent en garde contre le mal et indiquent le bien moral de la vie humaine ; même, elles incitent les auditeurs à éviter le mal de la concupiscence et à acquérir la pureté du cœur. La signification de ces paroles est donc tout ensemble normative et indicative. Tout en entraînant vers le bien qu’est la « pureté du cœur », elles indiquent en même temps les valeurs auxquelles le cœur humain peut et doit aspirer.
5. D’où la question : quelle vérité, valable pour tout homme, se trouve contenue dans les paroles du Christ ? Nous devons répondre qu’elles contiennent non seulement une vérité éthique, mais également la vérité essentielle sur l’homme, la vérité anthropologique. C’est précisément pour cela que nous remontons à ces paroles pour formuler ici la théologie du corps en étroite relation et, pour ainsi dire, dans la perspective les paroles précédentes par lesquelles le Christ s’était référé à « l’origine ». On peut affirmer que ces paroles, avec leur expressive éloquence évangélique, évoquent dans la conscience de l’homme de la concupiscence le souvenir de l’homme de l’innocence originelle. Mais les paroles du Christ sont réalistes. Elles ne cherchent pas à faire revenir le cœur humain à l’état d’innocence originelle que l’homme a désormais laissé derrière lui au moment où il a commis le péché originel : elles lui indiquent, au contraire, le chemin d’une pureté du cœur, possible et accessible même dans sa situation de pêcheur héréditaire. Cette pureté est celle de « l’homme de la concupiscence », inspirée toutefois par les paroles de l’Évangile et ouverte à « la vie selon l’Esprit » (conformément aux paroles de saint Paul), c’est-à-dire la pureté de l’homme de la concupiscence qui est cernée entièrement par la « Rédemption du corps » accomplie par le Christ. C’est précisément pour cela que nous trouvons dans les paroles du Discours sur la Montagne l’appel au « cœur », c’est-à-dire à l’homme intérieur. L’homme intérieur doit s’ouvrir à la vie selon l’Esprit, afin d’obtenir de l’Esprit la pureté de cœur évangélique ; afin de retrouver et de réaliser la valeur du corps, libéré par la Rédemption des chaînes de la concupiscence.
La signification normative des paroles du Christ est profondément enracinée dans leur signification anthropologique, dans la dimension de l’intériorité humaine.
6. Selon la doctrine évangélique, si merveilleusement développée dans les Epîtres de saint Paul, la pureté n’est pas une simple abstention de l’impudicité (1 Th 4, 3), ou tempérance : elle ouvre en même temps la voie qui conduit à une découverte toujours plus parfaite de la dignité du corps humain, lui qui est lié organiquement à la liberté du don dans l’authenticité intégrale de sa subjectivité personnelle, masculine ou féminine. De cette manière, la pureté comprise comme tempérance mûrit dans le cœur de l’homme qui la cultive et tend à la découverte et à l’affirmation de la signification sponsale du corps, dans sa vérité intégrale. C’est précisément cette vérité qui doit être connue intérieurement : elle doit, en un certain sens, être « ressentie par le cœur », afin que les rapports réciproques de l’homme et de la femme – et jusqu’au simple regard – retrouvent ce contenu authentiquement sponsal de leurs significations. Et c’est précisément ce contenu que l’Évangile indique comme « pureté du cœur ».
7. Si dans l’expérience intérieure de l’homme (c’est-à-dire de l’homme de la concupiscence) la « tempérance » prend figure de fonction négative, l’analyse des paroles que le Christ a prononcées dans son Discours sur la Montagne et leur mise en liaison avec les textes de saint Paul nous permettent de transposer cette signification vers la fonction positive de la pureté du cœur. Dans la pureté bien mûrie, l’homme jouit des fruits de la victoire remportée sur la concupiscence, victoire dont a parlé saint Paul en exhortant chacun à « user de son corps avec sainteté et respect » (1 Th 4, 4). Mieux, c’est précisément dans une pureté bien mûrie que se manifeste partiellement l’efficacité du don du Saint- Esprit dont le corps humain « est le temple » (1 Co 6, 19). Ce don est surtout celui de la piété (donum pietatis) qui restitue à l’expérience du corps – spécialement quand il s’agit des relations réciproques de l’homme et de la femme – toute sa simplicité, toute sa limpidité et aussi toute sa joie intérieure. Comme on le voit, ceci constitue un climat spirituel très différent de la passion et de la libido dont parle saint Paul (et que nous connaissons aussi grâce à d’autres analyses : il suffit de se rappeler Siracide 26, 13 ; 15-18). L’apaisement de la passion est en effet une chose ; la joie que l’homme éprouve à se posséder plus pleinement lui-même et à pouvoir devenir ainsi encore plus pleinement un véritable don pour une autre personne en est une autre.
Les paroles que le Christ a prononcées dans le Discours sur la Montagne conduisent précisément le cœur humain à cette joie. C’est à elles qu’il convient de confier sa propre personne, ses pensées et ses actions, afin de trouver la joie et de la donner aux autres.