La fête du Christ Roi clôture tout à fait logiquement l’année liturgique : le Verbe s’est fait chair, il a demeuré parmi nous, partageant en tout notre condition d’homme excepté le péché ; il nous a révélé sa gloire sur la Croix, lorsqu’il nous a « aimé jusqu’à la fin » (Jn 13, 1). Exalté à la droite du Père, il règne déjà sur l’univers, même si nous sommes encore dans le temps de la patience, qui précède sa venue définitive.
Tout au long de l’année, l’Église Épouse a médité sur ces saints mystères dont elle a nourri sa prière, son action de grâce, son adoration. Dans la célébration de ce jour, elle ravive son espérance en relisant quelques extraits des Écritures empreints d’une majesté toute particulière.
Nous sommes invités, seuls dans notre prière personnelle, ou en Église avec toute la communauté croyante, à « regarder », comme Daniel, « au cours des visions de la nuit » de notre foi, c’est-à-dire à la pure lumière de la Révélation, en direction de l’Orient d’où viendra le Seigneur « comme un Fils d’homme » couvert de « gloire et de royauté » (1ère lecture pour la fête du Christ Roi). Car Dieu est fidèle et ne saurait faillir à sa Parole : « Voici qu’il vient parmi les nuées, et tous les hommes le verront » (2nd lecture pour la fête du Christ Roi).
À la charnière de deux années liturgiques, la fête du Christ Roi donne déjà l’orientation de la première partie de l’Avent, qui nous invite à ranimer notre espérance en la venue prochaine de Notre-Seigneur Jésus-Christ. L’Église nous rappelle ainsi que toute la vie du chrétien se déroule dans cet entre-deux : nous vivons, certes, au cœur de ce monde, mais notre désir nous garde tendus vers le Royaume qui vient, dont nous avons à annoncer la venue en « scrutant les signes des temps et en les interprétant à la lumière de l’Évangile » (Gaudium et Spes, 4).
Reconnaissons cependant que la paisible certitude qui émane des textes liturgiques de ce jour, tranche singulièrement avec l’esprit critique affiché par nos contemporains face à la Révélation. Un des signes majeurs de l’individualisme absolu qui règne de nos jours, est en effet le refus d’admettre qu’une vérité puisse être normative pour tous. La réponse mi ironique, mi désabusée, en tout cas sceptique de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? », traduit bien le sentiment des hommes de notre temps. Nous pourrions sans peine prolonger la réponse des Pilates du 21ème siècle :
Comment pouvez-vous prétendre détenir “la” vérité ? Le temps est révolu où l’Église nous imposait ses vérités dogmatiques, véritables insultes à la Raison souveraine. Ne savez-vous pas qu’au royaume de l’individu, chacun est libre de construire sa vérité ?
Pourtant Notre-Seigneur résume tous les motifs de son incarnation dans cette seule finalité : « Rendre témoignage à la vérité ». Il est frappant de constater l’insistance du Maître sur ce point : la vérité est toujours invoquée en premier. « Je suis le chemin, la vérité et la vie » : pour accéder à la vie, il nous faut auparavant accepter de faire la vérité, en nous exposant au glaive à double tranchant de la Parole, qui juge les pensées secrètes de nos cœurs rebelles (He 4, 12).
Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire aujourd’hui, il y a donc une vérité objective dont nous sommes appelés à reconnaître et à accepter la seigneurie.
Ce qui ne signifie pas que nous aurions à nous mettre sous le joug d’un corps de vérités qui nous serait extérieur, d’une certaine manière étranger ; une telle soumission serait effectivement indigne des enfants de Dieu que nous sommes, créés libres et responsables.
La vérité que le Christ nous propose, est tout au contraire déjà déposée en germe dans nos cœurs sous la forme de la loi naturelle ; l’Esprit Saint la murmure sans cesse au plus profond de notre conscience morale.
Mais comme depuis le péché des origines, cette voix intérieure est devenue difficile à entendre et mêlée de bien des voix discordantes, le Père a dépêché vers nous son Fils, afin de nous permettre de discerner le bon grain de l’ivraie. Oui nous prétendons que le message du Christ est vraiment universel ; qu’il s’adresse à tout homme, au-delà des différences raciales, culturelles, politiques, car il nous parle de notre commune appartenance à la maison du Père. Aussi, « Quiconque est de la vérité écoute ma voix ».
Nous nous sommes mis en route en réponse à l’appel de l’Esprit, et nos chemins ont croisé ceux de Jésus-Christ. Nous avons « écouté sa voix », et parce que nous appartenions déjà à la vérité par notre désir de la trouver, nous avons reconnu le Verbe de Dieu, et avec l’aide de sa grâce, nous avons décidé de le suivre.
C’est ainsi que le chemin de vérité est devenu pour nous aussi chemin de vie ; car l’accomplissement des Écritures que nous apporte le Christ ne consiste pas en un supplément d’informations sur Dieu, mais dans la participation à sa vie filiale dans l’Esprit.
Ce que nous venons d’énoncer constitue le cœur même de la Bonne Nouvelle ; hélas c’est précisément cela qui apparaît scandaleux pour nos contemporains. « Non seulement ce Jésus prétend nous ouvrir à une vérité inaccessible à la seule raison – quelle humiliation intolérable ! – mais il prétend faire la vérité sur notre relation à Dieu, autrement dit s’immiscer dans notre vie intime, pour dénoncer ce qu’il appelle le « péché », et nous offrir une soi-disant réconciliation avec Dieu, qui devrait passer par lui ? Quelle intrusion insupportable ! »
L’individu du 21ème siècle est disposé à prendre en considération le « discours religieux chrétien », à discuter indéfiniment sur la pertinence de ses principes, sur la fragilité de ses positions éthiques dépassés, etc., mais il veille jalousement sur le jardin secret de sa vie intérieure et refuse de s’exposer à une rencontre personnelle avec Notre-Seigneur.
La confession solennelle de Jésus devant Pilate : « Tu l’as dit : je suis Roi ! » nous provoque dans notre orgueil ; elle s’insinue jusqu’en ce lieu ténébreux de nous-mêmes où avons secrètement pris la place du Très-Haut.
Il faut choisir : où bien Jésus est Roi et j’accepte de le suivre comme un disciple sur le chemin de la vraie liberté et de la vie filiale ; ou bien j’érige ma royauté individuelle en opposition avec sa royauté universelle, et je m’enfonce dans les ténèbres de la révolte, de la haine de Dieu : « S’il y avait un Dieu, comment supporterais-je de ne pas être Dieu ? » (Fr. Nietzsche).
À l’heure des grands débats sur la laïcité, la solennité du Christ Roi peut apparaître comme une provocation réactionnaire, un aveu du refus de la séparation des pouvoirs politiques et religieux, de la part d’une Église qui n’aurait pas renoncer à sa domination sur la société. Il est bon à ce propos de rappeler que Jésus n’accepte ce titre de Roi qu’au cœur de sa Passion, lorsque son sort est déjà décidé.
Car sa royauté et la « domination éternelle » (1ère lect.) qui en découle, sont celles de l’amour miséricordieux, qui du haut de la Croix attire à son Cœur « doux et humble » (Mt 11, 29) tous « les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11, 52), sans même exclure « ceux qui l’ont transpercé » (2nd lecture pour la fête du Christ Roi). Telle est la véritable royauté du Christ, dont l’Église a à « rendre témoignage » au cœur de ce monde, afin que tout homme qui appartient à la vérité puisse entendre la Parole du Sauveur, et recevoir « la grâce et la paix, de la part de Jésus-Christ, l’alpha et l’oméga, celui qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant » (2nd lecture pour la fête du Christ Roi).