1. Dans notre dernière réflexion, nous avons dit que les paroles du Christ dans le Sermon sur la Montagne font directement allusion au « désir » qui naît immédiatement dans le cœur humain ; mais, indirectement, ces paroles nous orientent vers la compréhension d’une vérité sur l’homme dont l’importance est universelle.
Cette vérité sur l’homme « historique », qui a une importance universelle et vers laquelle nous dirigent les paroles du Christ tirées de Mt 5, 27-28, semble être exprimée dans la doctrine biblique sur la triple concupiscence. Nous nous référons ici au bref énoncé de 1 Jn 2, 16-17 :
Tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et la confiance orgueilleuse dans les biens, ne provient pas du Père mais provient du monde. Or le monde passe, lui et sa convoitise ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure à jamais.
Il est évident que, pour comprendre ces paroles, il faut tenir énormément compte du contexte où elles sont insérées, c’est- à-dire le contexte de toute la « théologie johannique » [1]. Cependant, les mêmes paroles s’insèrent en même temps dans le contexte de toute la Bible : elles appartiennent à l’ensemble de la vérité révélée sur l’homme et elles sont importantes pour la théologie du corps. Elles n’expliquent pas la concupiscence dans sa triple forme car elles semblent présupposer que « la concupiscence du corps, la concupiscence des yeux et la confiance orgueilleuse dans les biens » sont, d’une certaine façon, un concept clair et connu. Elles expliquent au contraire la genèse de la triple concupiscence, en indiquant leur provenance, non pas « du Père » mais « du monde ».
2. La concupiscence de la chair et, avec elle, la concupiscence des yeux et la confiance orgueilleuse dans les biens sont dans « le monde » et, en même temps, « viennent du monde », non comme fruit du mystère de la création mais comme fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 2, 17) dans le cœur de l’homme. Ce qui fructifie dans la triple concupiscence, ce n’est pas le monde créé par Dieu pour l’homme et dont nous avons lu plusieurs fois dans Gn 1 qu’il était « bon ». « Dieu vit que c’était bon… que c’était très bon ». Dans la triple concupiscence, c’est au contraire la rupture de la première alliance avec le Créateur, avec Dieu-Elohim, avec Dieu-Yahvé qui fructifie. Il faudrait faire ici une analyse scrupuleuse des événements décrits dans Gn 3, 1-6 Mais, nous nous référons seulement ici de manière générale au mystère du péché, aux débuts de l’histoire humaine. En effet, c’est seulement comme conséquence du péché, comme fruit de la rupture de l’alliance avec Dieu dans le cœur humain – dans l’intimité de l’homme – que le « monde » du livre de la Genèse est devenu le « monde » décrit par les paroles de saint Jean (1 Jn 2, 15-16) : lieu et source de concupiscence.
Ainsi donc l’énoncé selon lequel la concupiscence ne vient pas du Père mais du monde semble nous diriger, encore une fois, vers l’ « origine » biblique. La genèse de la triple concupiscence présentée par Jean trouve dans cette origine son explication première et fondamentale une explication qui est essentielle pour la théologie du corps. Pour comprendre cette vérité d’importance universelle sur l’homme « historique » contenue dans les paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne (Mt 5, 27-28, nous devons encore une fois, retourner au livre de la Genèse, nous arrêter encore une fois « au seuil » de la révélation de l’homme « historique ». Ceci est d’autant plus nécessaire que ce seuil de l’histoire du salut se révèle en même temps être le seuil d’authentiques expériences humaines, comme nous le constaterons dans les analyses qui vont suivre. Les mêmes significations fondamentales que nous avons tirées de nos précédentes analyses, comme les éléments constitutifs d’une anthropologie adéquate et profonde, fondement de la théologie du corps, y revivront.
3. On peut se demander encore s’il est permis de transporter les contenus typiques de la « théologie johannique » inclus dans toute la première lettre (en particulier dans 1Jn 2, 15-16) sur le terrain du Discours sur la Montagne selon Mathieu et, de manière précise, sur le terrain de l’affirmation du Christ tirée de Mt 5, 27-28 (« Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère ; mais moi je vous dis : quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur »). Nous reprendrons cet argument plusieurs fois : néanmoins, nous nous référons dès maintenant au contexte biblique général, à l’ensemble de la vérité sur l’homme telle qu’elle est révélée et exprimée. C’est précisément au nom de cette vérité que nous cherchons à comprendre jusqu’au fond l’homme que le Christ montre dans le texte de Mt 5, 27-28 : c’est-à-dire l’homme qui « regarde » la femme « pour la désirer ». En définitive, un tel regard ne s’explique-t-il peut-être pas par le fait que l’homme est précisément un « homme de désir », dans le sens de la première lettre de saint Jean, au lieu que les deux, c’est-à-dire l’homme qui regarde pour désirer et la femme qui est l’objet de ce regard, se trouvent dans la dimension de la triple concupiscence, qui « ne vient pas du Père mais du monde » ? Il faut donc comprendre ce que signifie cette concupiscence ou plutôt cet « homme du désir » dans la Bible pour découvrir la profondeur des paroles du Christ selon Mt 5, 27-28, et ce que signifie leur référence au « cœur » humain, si importante pour la théologie du corps.
4. Revenons au récit yahviste où le même être humain, homme et femme, apparaît au début dans l’état d’innocence originelle – avant le péché originel – et ensuite comme celui qui a perdu cette innocence en violant l’alliance originelle avec son Créateur. Nous n’entendons pas faire ici une analyse complète de la tentation et du péché selon le même texte de Gn 3, 1-5 ni établir la doctrine de l’Église ou la théologie qui s’y rapportent. Il convient seulement d’observer que la même description biblique semble mettre particulièrement en évidence le moment Clé où le don est mis en doute dans le cœur de l’homme. L’homme qui cueille le fruit de l’ « arbre de la connaissance du bien et du mal » fait, en même temps, un choix fondamental et le réalise contre le vouloir du Créateur, Dieu-Yahvé, en acceptant les raisons qui lui sont suggérées par le tentateur : « Non, vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous deviendrez comme Dieu, connaissant le bien et le mal » ; selon une ancienne traduction : « Vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal » [2]. Dans cette motivation, se trouve contenue la mise en doute du don et de l’amour dont la création comme don tire son origine. Pour ce qui est de l’homme, il reçoit en don « le monde » et, en même temps, l’ « image de Dieu », c’est-à-dire l’humanité elle-même dans toute la vérité de sa dualité masculine et féminine. Il suffit de lire avec soin tout le passage de Gn 3, 1-5 pour y repérer le mystère de l’homme qui tourne le dos au « Père » (même si nous ne trouvons pas ce qualificatif de Dieu dans le récit). En mettant en doute, dans son cœur, la signification la plus profonde du don, c’est-à-dire l’amour comme raison spécifique de la création et de l’alliance originelle (cf. en particulier Gn 3, 5, l’homme tourne le dos, au Dieu-Amour, au « Père ». Dans un certain sens, il le rejette de son cœur. En même temps donc, il détache son cœur et il le coupe presque de ce qui « vient du Père » : ainsi, il reste en lui ce qui « vient du monde ».
5. « Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent alors et ils surent qu’ils étaient nus. Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes ». Gn 3, 7 C’est la première phrase du récit yahviste que se réfère à la « situation de l’homme après le péché et qui montre le nouvel état de la nature humaine. Cette phrase ne suggère-t-elle peut-être pas aussi le début de la « concupiscence » dans le cœur de l’homme ? Pour donner une réponse plus approfondie à cette question, nous ne pouvons pas nous arrêter à cette première phrase mais il faut relire le texte dans son intégralité. Cependant, il vaut la peine de rappeler ce qui a été dit au sujet de la honte comme expérience « de la limite » dans les premières analyses (Audience générale du 12.12.1979). Le livre de la Genèse se réfère à cette expérience pour montrer « la limite » qui existe entre l’état d’innocence originelle (cf. en particulier Gn 2, 25 auquel nous avons consacré beaucoup d’attention dans nos précédentes analyses) et l’état de péché de l’homme à la même « origine ». Tandis que Gn 2, 25 souligne qu’ils « étaient nus… mais qu’ils n’en éprouvaient pas de honte », Gn 3, 6 parle explicitement de la naissance de la honte en relation avec le péché. Cette honte est presque la première source de la manifestation dans l’être humain – dans les deux, l’homme et la femme – de ce qui « ne vient pas du Père mais du monde ».
Notes
[1] Cf. par exemple : J. Bonsirven, Epîtres de saint Jean, Paris 1954 (Beauchesne), p. 113-119 ; E. Brooke, Critical and Exegetical Commentary on the Johannine Epistles, International critical Commentary, Edinburgh 1912 (Clark). p.17-49 ; P. De Ambroggi, Le Epistole Cattoliche, Torino 1947 (Marietti), p. 216-217 ; C. H. Dodd. The Johannine Epistles (Moffatt New Testament Commentary), London 1946. p.41-42 ; J. Houlden, A. Commentary on the Johannine Epistles, London 1973 (Black), p. 73-74 ; B. Prete. Lettere di Giovanni, Roma 1970 ( Ed. Paoline), p.61 ; R. Schnackenburg, Die Johannesbriefe, Freiburg 1953 (Herders Theologister Kommentar zum Neuen Testament), p. 112-115 ; J.R. W. Stott. Epistles of John (Tyndale New Testament Commentaries) London 1969, p. 99-101 – – Sur la théologie de saint Jean, cf. en particulier A. Feuillet, le Mystère de l’amour divin dans la théologie Johannique, Paris, 1972, Gabalda.
[2] Le texte hébraïque peut avoir les deux significations puisqu’il se traduit : « Dieu (Elohim) sait que le jour où vous en mangerez (le fruit de l’arbre de la Connaissance du bien et du mal) vos yeux s’ouvriront et vous deviendrez comme Elohim, qui connaissent le bien et le mal ». Le terme elohim est le pluriel de eloah (« pluralis excellentiae« ). – Se rapportant à Yahvé, il est au singulier ; mais il peut être au pluriel quand il se rapporte aux autres divinités célestes ou aux divinités païennes (Ps 8, 6 ; Ex 12, 12 ; Jg 10, 16 ; Os 31, 1 et d’autres). Mentionnons quelques traductions : – Italien : « diverreste come Dio, Conoscendo il bene e il male « (Pont. Istit. Biblico, 1961). – Français : « …vous serez comme des dieux. Qui connaissent le bien et le mal » (Bible de Jérusalem, 1973). – Anglais : « you will be like God, knowing good and evil » (Revised Standard Version, 1966). – Espagnol « series como dioses, conocedores del bien y del mal » (S. Ausejo, Barcelona, 1964) ; « seréis como Dios en el conocimiento del bien y el mal » (A. Alonso-Schökel, Madrid, 1970).