1. Durant nos précédentes considérations, analysant le chapitre 7 de la première épître aux Corinthiens, nous avons essayé de saisir le sens des enseignements et des conseils que saint Paul donne aux destinataires de son épître au sujet des questions concernant le mariage et la continence volontaire, ou abstention du mariage. Quand il affirme que celui qui choisit le mariage fait bien, et que celui qui choisit la virginité fait mieux, l’Apôtre se réfère à la caducité du monde – c’est-à-dire à tout ce qui est temporel.
Il est facile de comprendre que le motif de caducité et de fragilité de ce qui est temporel parle dans ce cas de manière bien plus vigoureuse qu’une référence à la réalité de l’autre monde. Bien que l’Apôtre s’exprime ici avec quelque difficulté, nous pouvons toutefois être d’accord qu’à la base de l’interprétation paulinienne du thème mariage-virginité se trouve moins la métaphysique même de l’être accidentel, donc passager, que plutôt la théologie d’une grande attente dont Paul a été un fervent avocat. Ce n’est pas le monde qui est le destin éternel de l’homme, mais bien le Royaume de Dieu. L’homme ne doit pas trop s’attacher aux biens qui sont à la mesure du monde périssable.
2. Le mariage lui-même est lié à la figure de ce monde qui passe ; et nous sommes ici très proches, en un certain sens, de la perspective ouverte par le Christ dans son énoncé sur la résurrection future (Mt 22, 23-32 ; Mc 12, 18-27 ; Lc 20, 27-40). C’est pourquoi, comme l’enseigne saint Paul, le chrétien doit vivre le mariage en le considérant selon sa vocation définitive. Et tandis que le mariage est lié à la figure de ce monde qui passe, et qu’il impose, en un certain sens, la nécessité de « se renfermer » dans cette caducité ; par l’abstention du mariage, au contraire, il libère de cette nécessité. C’est précisément pour cela que l’Apôtre déclare que celui qui choisit la continence fait mieux. Et bien que son argumentation progresse sur cette voie, c’est décidément le problème de plaire au Seigneur et de se préoccuper des affaires du Seigneur qui passe au premier plan.
3. On peut admettre que les mêmes raisons parlent en faveur de ce que l’Apôtre conseille aux veuves :
La femme demeure liée à son mari aussi longtemps qu’il vit, mais si le mari meurt, elle est libre d’épouser qui elle veut, mais seulement dans le Seigneur. Pourtant, elle sera plus heureuse, à mon sens, si elle demeure comme elle est. Et je pense bien, moi aussi, avec l’Esprit de Dieu (1 Co 7, 39-40).
Donc : il vaut mieux rester veuve que contracter un nouveau mariage.
4. Ce que nous découvrons grâce à une lecture attentive de l’épître aux Corinthiens, principalement du chapitre 7, nous révèle tout le réalisme de la théologie paulinienne du corps. Si, dans son épître, l’apôtre proclame que « votre corps est un temple du Saint-Esprit qui est en vous » (1 Co 6, 19), il est en même temps pleinement conscient du caractère faible et porté au péché auquel l’homme est soumis précisément en raison de la convoitise de la chair.
Toutefois, cette conviction ne l’empêche nullement de voir la réalité du don que Dieu offre tant à ceux qui s’abstiennent du mariage qu’à ceux qui prennent femme ou mari. En 1 Co 7, nous trouvons un net encouragement à l’abstention au mariage et l’affirmation que celui qui s’y décide fait mieux ; toutefois, nous n’y trouvons rien qui puisse faire considérer comme charnels ceux qui vivent le mariage et comme spirituels ceux qui choisissent la continence pour des motifs religieux. En fait, dans l’une et l’autre manière de vivre – dans l’une et l’autre vocation, comme on le dit aujourd’hui – opère le don que chacun reçoit de Dieu, C’est-à-dire la grâce qui fait du corps « un temple de l’Esprit-Saint » et qui reste tel dans la virginité (ou continence) comme dans le mariage.
5. Dans l’enseignement que Paul expose principalement en 1 Co 7, il n’y a pas la moindre base pour ce qui, plus tard, sera appelé manichéisme. L’Apôtre sait parfaitement que si la continence pour le Royaume des Cieux est toujours à recommander, la grâce – c’est-à-dire le propre don de Dieu – aide aussi et en même temps les époux qui vivent unis si étroitement que, comme le dit Gn 2, 24, ils ne sont plus qu’ « une seule chair ». Cette coexistence charnelle est donc soumise à la puissance de leur propre don de Dieu. A ce propos, l’Apôtre écrit avec le réalisme qui caractérise tout son raisonnement dans le chapitre 7 de son épître :
Que le mari s’acquitte de son devoir envers sa femme et pareillement la femme envers son mari. La femme ne dispose pas de son corps, mais le mari. Pareillement le mari ne dispose pas de son corps, mais la femme (1 Co 7, 3-4).
6. On peut dire que ces affirmations constituent, de la part du Nouveau Testament, un lumineux commentaire de Gn 2, 24 que nous venons d’évoquer. Toutefois, les termes utilisés ici, en particulier les expressions « son devoir » et « ne dispose pas » ne sauraient s’expliquer si l’on fait abstraction de la dimension exacte de l’alliance nuptiale, comme nous avons essayé de le montrer par l’analyse des textes du livre de la Genèse ; nous essayerons de le faire encore plus pleinement quand nous parlerons de la nature sacramentelle du mariage en nous basant sur Ep 5, 22-33. Le moment venu, il conviendra de revenir encore à ces expressions significatives qui, du vocabulaire de saint Paul, sont passées à toute la théologie du mariage.
7. Pour l’instant nous continuerons à fixer l’attention sur les autres phrases de ce passage du chapitre 7 ou l’Apôtre s’adresse aux époux en ces termes :
Ne vous refusez pas l’un à l’autre ; si ce n’est d’un commun accord, pour un temps, afin de vaquer à la prière ; puis reprenez la vie commune de peur que Satan ne profite de votre incontinence pour vous tenter. Ce que je vous dis là est une concession, non un ordre (1 Co 7, 5-6).
C’est un texte très important auquel il conviendra de se référer encore dans le cadre des méditations sur les autres thèmes.
Est extrêmement significatif le fait que l’Apôtre qui, dans toute son argumentation au sujet du mariage et de la continence, établit, comme le Christ, une nette distinction entre commandement et conseil évangélique, éprouve le besoin de se référer également à la « concession » comme à une règle supplémentaire, et cela surtout quand il s’agit des époux et de leur coexistence mutuelle. Saint Paul dit clairement que tant la coexistence conjugale que la volontaire et périodique abstention des époux doivent être un fruit de ce don de Dieu qui leur est propre et que, coopérant en connaissance de cause avec lui, les époux eux-mêmes peuvent maintenir et renforcer ce lien personnel réciproque et en même temps affermir la dignité que le fait d’être « temple du Saint-Esprit qui est en eux » confère à leur corps (1 Co 6, 19).
8. Il semble que la règle paulinienne de concession indique le besoin de prendre en considération tout ce qui correspond de quelque façon à la subjectivité si différenciée de l’homme et de la femme. Tout ce qui, dans cette subjectivité, est de nature non seulement spirituelle mais encore psychosomatique, toute la richesse subjective de l’homme qui, entre son être spirituel et son être corporel, s’exprime dans la sensibilité spécifique tant chez l’homme que chez la femme, tout cela doit être maintenu sous l’influence du don que chacun reçoit de Dieu, un don qui lui est vraiment personnel.
Comme on le voit, dans 1 Co 7, saint Paul interprète l’enseignement du Christ sur la continence pour le Royaume des Cieux de la manière très pastorale qui est la sienne, sans épargner à cette occasion les accents qui lui sont entièrement personnels. L’enseignement au sujet de la continence et de la virginité, il l’interprète parallèlement à la doctrine concernant le mariage, en conservant le réalisme propre au pasteur et en même temps en assurant les proportions que nous trouvons dans l’Évangile, dans les paroles du Christ lui-même.
9. On peut retrouver dans l’énoncé de Paul cette structure portante fondamentale de la doctrine révélée sur l’homme, c’est-à-dire qu’il est destiné – également avec son corps – à la vie future. Cette structure portante est à la base de tout l’enseignement évangélique sur la continence pour le Royaume de Dieu (Mt 19, 12) ; mais en même temps, sur elle repose également l’accomplissement – eschatologique – définitif de la doctrine évangélique concernant le mariage (Mt 22, 30 ; Mc 12, 25 ; Lc 20, 36). Ces deux dimensions de la vocation humaine ne s’opposent pas, elles sont complémentaires. Elles fournissent toutes deux une réponse complète à l’une des questions fondamentales au sujet de l’homme, la question qui concerne la signification du fait d’être corps, la question sur la signification de la masculinité et de la féminité : ce que signifie donc être dans le corps un homme ou une femme.
10. Ce que nous définissons normalement comme théologie du corps se présente comme quelque chose de véritablement fondamental et constitutif pour toute l’herméneutique anthropologique – et en même temps quelque chose d’également fondamental pour l’éthique et pour la théologie de l’éthos humain. Dans chacun de ces deux domaines, il convient d’écouter attentivement non seulement les paroles du Christ, qui font appel « à l’origine » (Mt 19, 4) ou au cœur comme lieu intime et en même temps historique de la rencontre avec la « convoitise » de la chair Mt 5, 28, mais aussi et non moins attentivement les paroles du Christ qui se réclame de la résurrection pour jeter dans le cœur inquiet de l’homme les premiers germes de la réponse à la question de savoir ce que signifie être chair, dans la perspective de l’autre monde.