1. Une femme de tempérament
Édith Stein (1891-1942), philosophe allemande, est issue d’une famille juive de Breslau. Son parcours philosophique témoignera d’une grande recherche de vérité jusque dans son témoignage de vie. Il y a chez elle un lien très fort entre l’évolution de sa conception de la personne et son cheminement spirituel. Son approche phénoménologique de la personne, tout d’abord positionné dans la ligne d’un « retour aux choses » cher à son professeur Husserl [1] dont elle sera l’assistante, va prendre une direction nettement plus théologique et mystique au fur et a mesure de sa progression dans la vie contemplative. Son intense recherche de la vérité partira de la phénoménologie de Husserl pour aboutir à la spiritualité carmélitaine, en passant par les philosophes chrétiens. En tant que sœur Thérèse Bénédicte de la Croix, sa vie mystique trouvera ultimement sa signification à Auschwitz comme martyr, en communion avec son peuple de sang qu’elle n’a jamais reniée : le peuple juif [2]. Elle écrivit peu de temps avant sa mort :
Vous ne pouvez pas savoir ce que signifie pour moi d’être une fille du peuple élu et d’appartenir au Christ non seulement spirituellement mais par le sang qui coule dans mes veines [3].
Dans le cadre de notre article nous partirons de son écrit intitulé « La structure ontique de la personne et sa problématique épistémologique » [4].
1.1. Définition de la personne et sa problématique chez Édith Stein
Dans « La structure ontique de la personne… » Édith Stein, qui est avant tout une philosophe essentialiste, analyse l’être en cherchant d’abord le sens à lui donner. Et le sens le plus fondamental qu’elle lui trouve est un sens personnaliste [5]. La problématique de la personne est celle d’un être qui a conscience de lui-même :
Or, s’il y a bien une science de cet être « personnel », celle-ci comprend une problématique spécifique : la problématique de la connaissance de soi. La structure essentielle de la personne est celle d’un être qui se sait, et pour qui ce savoir de soi fait problème. Si nous faisons erreur sur ce point là, ce titre ne peut guère se justifier [6].
Sœur Thérèse Bénédicte de la croix voulant investir tout le domaine de la personne dans son essence étendra ses recherches « de la nature à la grâce » [8], nous verrons comment elle concevra l’entrée de l’être humain dans un processus de « personnalisation » en implantant son âme toujours plus profondément dans une réalité au-delà de la nature.
1.2. Évolution conceptuelle sur la personne
Comme nous l’avons dit la conception de la personne chez Édith Stein va s’approfondir au fil du temps et le texte de La structure ontique sera l’aboutissement de cette démarche, écoutons Philibert Secretan nous en parler [9] :
Ce noyau de la personne, Édith Stein lui a donné successivement – et à quelques années de distance – deux déterminations : d’abord celle, dans les Beiträge…, de la sensibilité aux valeurs ; puis ici [à propos de La structure ontique], celle de la capacité de don de soi aux approches de la Personne absolue. De la première à la seconde formule se dessine le chemin d’une éthique à une mystique, de Max Scheler à saint Jean de la Croix [10].
Mais toujours selon Secretan :
Plutôt que de privilégier l’idée d’une rupture entre philosophie et vie de foi, voire entre phénoménologie et philosophie chrétienne, il faut insister sur la ferme continuité qui relie l’Einfühlung [11] à la Science de la Croix [12]. La Structure ontique en est non seulement un jalon, mais sans doute le témoin le plus clair [13].
Ces deux approchent ne s’opposent pas mais se complètent, la phénoménologie d’Édith Stein trouvant son sens le plus profond dans sa spiritualité carmélitaine.
2. Une anthropologie tripartite
Dans son anthropologie de la personne, et à la suite de l’école carmélitaine, Édith Stein se place dans une perspective tripartite où corps, âme et esprit s’articulent entre eux. Dans un premier temps nous allons définir le corps chez Édith Stein, ensuite ce qui distingue l’esprit de l’âme, enfin nous verrons comment Édith Stein conçoit le devenir de « l’être humain » en tant que « personne ».
2.1. Le corps
Le corps (Leib) est le lieu des impressions sensibles, appartenant à un sujet capable de le percevoir par ses propres sens, mais aussi de ressentir ses états par sa « face interne » [14], c’est ce qui le distingue de la chair (Körper) matérielle, inerte et insensible. Le corps est différencié de la chair en ceci qu’il est animé par une vie interne, et l’âme implique une « ouverture intérieure » [15] du corps [16]. Il ressent les impressions venues de l’extérieur et l’esprit les apprécie comme objet. Il est aussi le « fondement matériel qui porte la vie psychique » [17], il donne l’énergie nécessaire à la psyché pour retrouver ses forces. Cependant le corps n’est pas la seule source d’énergie possible, d’autres sources trouvent leurs origines dans d’autres royaumes transcendant la nature, plus la vie intérieure du sujet sera profonde et plus son âme puisera l’énergie dont elle a besoin au-delà de son corps, en fait par-delà la nature. Le corps n’a pas de sens en lui-même mais « formé et porté de l’intérieur » [18]. Dans son sens originaire, avant le péché originel il était le « miroir de l’âme » [19], sans cette tendance à lier l’âme au royaume de la nature. Il doit retrouver sa juste place en ne prenant pas toute la place dans la personne mais en étant un instrument docile libérant l’âme, notamment par l’ascèse :
L’ascèse est une voie à suivre. Son but est de tenir son corps totalement en main et d’amener tout ce qui s’y passe sous le contrôle de la volonté. D’une part, il s’agit d’acquérir la plus grande finesse possible de perception, qui puisse rendre sensible et contrôlable tout ce qui normalement se produit sans que l’on y prête attention ou intention. D’autre part, il faut atteindre à l’insensibilité absolue, qui permet de fermer à volonté les portes donnant sur le corps et de s’en abstraire totalement. Ces deux qualités sont à acquérir par la concentration et par des exercices [20].
2.2. L’âme
Chez Édith Stein, l’âme s’inscrit dans une perspective dite « vitaliste » : L’âme est source de vie, jaillissant du plus profond de notre « intériorité », elle anime l’esprit et unifie tout l’être, corps et esprit. Cette source de vie puisse sa force nommée « énergie vitale » au plus profond de l’être. Être d’autant plus consistant que sa vie intérieure sera profonde. Mais cette « énergie vitale se consume dans l’événement psychique » [21] l’âme doit donc renouveler son énergie, elle puise ses premières forces dans la corporéité de son être, cependant cette source est tarissable et soumise aux fluctuations de santé du corps, mais plus le sujet se porte vers une « vie psychique spirituelle » et plus le monde spirituel dans lequel elle « s’enracine » [22] lui fournira d’énergie. Les conséquences sont notables pour l’organisation psychosomatique de l’être humain, si sa vie est superficielle à la périphérie de son être, immergée dans la vie sensible, sa vie spirituelle s’atrophie au profit du corps qui prend de plus en plus de place et utilisant l’énergie vitale toujours plus pour lui-même. L’âme du sujet puisant au plus profond de l’intériorité dont il est capable prendra donc son énergie seulement au niveau de sa corporéité, ainsi détourné de son sens originaire le corps fini par se matérialiser ainsi que l’âme [23], Édith Stein qualifie de « masse amorphe » [24] le sujet d’un corps ainsi déchut de sa dignité originaire. Mais si la personne, travaillant librement avec la « grâce sanctifiante, » possède une vie intérieure ancrée dans le « royaume du Haut », elle va puiser son énergie dans ce royaume, ce qui conduit à élever l’âme au dessus du « royaume de la nature » [25]. On le voit, c’est par ce biais qu’Édith Stein imagina la libération de la personne du monde matériel par l’état qualifié de « vie psychique libérée » [26] :
À la faveur de l’énergie vitale, la psychè [27] apparaît comme proprement immergée dans la corporéité. C’est par cette porte que pénètrent toutes les influences tournées vers l’extérieur et venant de là. C’est également là le point à partir duquel on pourrait trouver les chemins possibles pour se libérer du corps [28].
2.3. L’esprit
Siège de la vie spirituelle et de l’intelligence de la personne humaine, l’esprit personnel est l’intermédiaire entre la nature et la grâce, et c’est ici que nous touchons la spécificité de l’approche d’Édith Stein : Par les actes libres qu’il pose l’esprit spécifie l’âme et en détermine sa profondeur intérieure.
C’est parce qu’il a un esprit personnel que l’homme est libre [29]. L’animal, doté d’une vie psychique « naïve-naturelle », est livré aux influences extérieures, continuellement en « réaction » aux « impressions » qui lui viennent du dehors, ses réactions étant passives il ne peut être considéré au même titre qu’une personne. Pour les sujets posant une action par leur volonté on parlera d’ « activité », celle-ci comportant des actions leur étant propre.
En effet, la personne, « sujet psychique libéré » [30], possède une « intériorité » lui donnant un recul par rapport aux impressions de la nature, celle-ci n’est pas entraînée de l’extérieur d’elle-même mais réagit à partir de son centre intérieur, ce centre intérieur pour avoir un recul sur la nature doit donc se trouver au-delà de cette nature et précisément dans le « royaume du Haut » (lieu des réalité spirituelle, Dieu en premier lieu). Seul l’être libre est en mesure de passer de la nature à la grâce [31]. Pour se rattacher à un royaume personnel, donc transcendant le royaume de la nature qui est impersonnel, la personne doit se laisser « emplir » par cette sphère et se soumettre librement à elle.
Il est a noter que pour Édith Stein la liberté n’est pas une fin pour l’homme, s’il cherche à s’établir dans le royaume de la nature, l’homme peu réagir ou se fermer aux impressions du dehors mais sans pour autant s’établir sur sa liberté, il se vide de lui-même car il ne peu se fonder en lui-même. Finalement cette liberté est définitive et immuable :
Le genre d’attitude qui correspond à cette liberté est à son tour une « activité passive », mais d’une autre sorte que celle du « royaume de la nature ». Les processus de la vie psychique naturelle restent éloignés du centre, où la liberté a son lieu et l’activité sa source. Depuis ce centre, l’âme oriente son écoute vers le haut, reçoit les messages d’en haut, et « soumise », elle se laisse conduire par eux. L’activité cesse à sa source même, au lieu même de sa liberté il n’est fait aucun usage de la liberté [32].
2.4. Le sujet en devenir d’être une personne
La description des parties des trois instances principales de la personne nous a déjà donné un avant goût de ce qui va être décrit maintenant : pour Édith Stein on ne naît pas comme personne, on le devient par les choix libres que l’on pose assisté par la grâce de Dieu, grâce qui seule est en mesure de donner l’énergie nécessaire à notre âme pour nous former en tant que personne.
L’homme, composé de « corps, d’âme et d’esprit », [33] est donc un sujet vivant dans le « royaume de la nature », ce royaume est impersonnel et l’homme doté d’un esprit ne peu s’y établir. Il doit se libérer pour s’élever au dessus du royaume de la nature mais cela lui est impossible par ses seules forces. Pour se libérer du royaume de la nature, ce que l’animal, « sujet psychique naturel-naïf » [34] immergé dans le monde sensible ne peu pas faire de par sa nature [35], l’esprit de l’homme doit donc se lier à une « sphère spirituelle » qui transcende ce royaume et se soumettre à l’esprit qui est le centre de cette sphère et de qui la sphère émane. Dans la perspective théologique de sœur Thérèse Bénédicte de la Croix, l’homme peu, et même doit, se lier avec le « royaume du Haut » (autrement nommé : « royaume de la grâce », « de la lumière »), ce royaume a Dieu pour centre [36] et permettra à l’être humain de devenir pleinement lui-même en le libérant du royaume de la nature.
Une autre possibilité pour un être habitée par un désir de domination est de se lier avec la sphère spirituelle d’un autre esprit extérieur à la nature mais n’appartenant pas à « la Personne absolue » [37], mais dans ce cas la personne se trouvera dominée par l’esprit de cette sphère qui cherche à l’absorber. Seul le royaume du Haut convient à la personne humaine, tout autre sphère spirituelle extérieure à la nature émanant d’un esprit dissident (Satan) ayant pour but de dominer l’homme par supercherie en le libérant de la nature pour mieux l’enchaîner dans une position qui le met à un rang inférieur à l’état de nature. Inférieur car dans la nature, les réactions d’une personne aux impressions qu’elle reçoit de l’extérieur d’elle-même sont encore les siennes, alors qu’une âme possédée par le royaume du mal sera « étrangère à elle-même », le maître de ce royaume cherchant à posséder cette personne dans son intégralité en prenant progressivement toute la place en elle [38].
Au final, pour Édith Stein l’être humain est donc un sujet en « devenir » d’être une personne, par sa « vocation », son appel à être, celui-ci trouvera ultimement son achèvement dans le Christ. L’humanité étant en cheminement vers une finalité personnelle pour chacun d’entre nous [39].
3. Comparaison avec la définition classique de la personne
3.1. Définition classique de la personne
La définition de la personne communément utilisée en philosophie est celle de Boèce repris par St Thomas d’Aquin :
La personne est la substance individuelle de nature raisonnable [40][41].
À titre de comparaison le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, définit ainsi la personne :
Être individuel, en tant qu’il possède les caractères qui lui permettent de participer à la société intellectuelle et morale des esprits : conscience de soi, raison, c’est-à-dire capacité à distinguer le vrai et le faux, le bien et le mal ; capacité de se déterminer par des motifs dont il puisse justifier la valeur devant d’autres êtres raisonnables [7].
Sur la notion d’âme il y a une divergence de point de vu entre Édith Stein et les aristotélo-thomistes. Pour St Thomas et Aristote la « forme » se dit aussi « l’âme » quand il s’agit d’êtres vivants, pour les êtres inertes comme une pierre on dit seulement la « forme », De l’âme II, 1, 413 a 21 : « Disons donc, en guise de point de départ à l’examen, que l’animé se distingue de l’inanimé par le fait qu’il est en vie ». ; II, 1, 413 b 11 : « … pour l’instant, l’on se bornera simplement à dire que l’âme est principe des manifestations qu’on vient d’évoquer et qu’elle se définit par les fonctions nutritive, sensitive, cogitative et par le mouvement » ; voir aussi la « hiérarchie des formes » in Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils (C.G), 4 vol., trad. fr. Cyrille Michon, Paris, GF-Flammarion, 1993, II, ch. 68, § 8-12. Édith Stein n’utilisait pas le mot âme pour le végétal : « Il me semble qu’il lui manque justement ce que nous avons pris soin de considérer comme la particularité de l’âme : une ouverture intérieure ». cité in Édith Stein, la quête de vérité.
À la suite d’Aristote [42], le docteur commun conceptualisait l’âme comme un principe spirituel informant la matière [43], la matière étant en puissance d’être actuée par la forme, matière et forme étant des principes constituants de l’être individuel et concret :
Il est nécessaire de penser que l’âme intellectuelle, principe de l’activité intellectuelle, est la forme du corps humain. […] Un être agit en tant qu’il est en acte, et ce par quoi il agit, c’est cela même par quoi il est en acte. Or le principe immédiat de la vie du corps, c’est l’âme [44].
Donc pour saint Thomas, la personne dans sa substance, comme dans toute substance, est la rencontre de l’universel et du particulier où la forme s’individu dans la matière [45] et cette forme est entendue comme une perfection [46], donc stable et immuable. Mais le Docteur Angélique va plus loin :
Le particulier et l’individu se rencontrent sous un mode encore plus spécial et parfait dans les substances raisonnables, qui ont la maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas simplement « agies » comme les autres, elles agissent par elles-mêmes ; or les actions existent dans les singuliers. Aussi, parmi les autres substances, les individus de nature raisonnables ont-ils un nom spécial, celui de « personne ». Et voilà pourquoi, dans la définition ci-dessus [définition de Boèce], on dit : « la substance individuelle » puisque « personne » signifie le singulier du genre substance ; et l’on ajoute « de nature raisonnable », en tant qu’elle signifie le singulier dans les substances raisonnables [47].
Thomas d’Aquin voyait la personne comme source de ses actes libres en tant qu’il est un individu distinct de tout autre, sa forme, en raison de sa nature intellective, « est bien une forme séparée, mais unie à la matière » [48].
Chez St Thomas il n’y a pas de distinction entre âme et esprit. Le concept d’esprit tel qu’Édith Stein le définit correspondrait chez lui aux « puissances de l’âme », en particulier les deux puissances de l’âme que sont l’intelligence et la volonté, avec une insistance toute particulière pour cette dernière. Chez d’autres auteurs, ce concept d’esprit pourra aussi être nommé « fine pointe de l’âme ».
N’oublions pas d’exposer la problématique de Thérèse d’Avila, à l’origine de la tradition carmélitaine, sur laquelle se rattache Édith Stein :
Le vol de l’esprit met sainte Thérèse en face d’un autre problème psychologique, moins important que les précédents pour la vie spirituelle, mais plus ardu, et dont le seul énoncé révèle la position de son regard. Ce problème est celui-ci : Y a-t-il distinction entre l’âme et l’esprit, entre l’essence de l’âme et la puissance intellectuelle ? Certains philosophe lui répondent que c’est une même chose. Et cependant, dans le vol de l’esprit elle se rend compte à la fois que « l’esprit semble véritablement sortit du corps » et que l’âme ne la point quitté puisque la personne n’est pas morte ». Comment expliquer ce phénomène ? Elle voudrait bien avoir la science pour y parvenir.
3.2. Comparaison avec l’approche aristotélo-thomiste
Qu’est-ce que Édith Stein apporte de plus par sa conception anthropologique corps, âme, esprit ? Dans Être fini et être éternel, après avoir passé en revu la conception hylémorphique [49] traditionnelle Édith Stein repense la forme/âme dans une conception vitaliste qui la revoie sous le jour d’une « forme vivante » centre de la personne [50] :
Nous avons considéré [avec Hedwing Conrad Martius] que le propre de l’âme est qu’elle doive être conçue comme le centre de l’être du vivant, et comme la source cachée d’où il puise son être et s’élève à sa forme visible. […] l’âme est le centre ontique des corps matériels vivants – de tout ce qui « porte en soi la puissance de se former soi-même ». Mais le terme d’« âme » trouve une justification vraiment plénière là où l’« intérieur » est non seulement le centre et le point de départ de la mise en forme extérieure, mais encore le lieu où l’étant fait irruption vers l’intérieur, là où la vie n’est plus simplement formation de matière, mais un être en soi, et où chaque âme est un ‘monde intérieur’ fermé sur soi, alors même qu’elle n’est pas détachée de sa connexion au corps et au monde réel tout entier. [51]
D’où viennent les différences d’approches entre conception anthropologique bipartite (corps et âme) et tripartite (corps, âme, esprit) ? À une conception corps-esprit d’origine aristotélicienne (et même néoplatonicienne) cherchant avant tout à rendre compte du problème de la connaissance situé sur ces deux plans irréductibles que sont les plans matériel et spirituel, Édith Stein, s’inscrit dans une perspective anthropologique vitaliste plus dynamique. En s’appuyant sur l’héritage carmélitain, sa composition vitaliste de l’âme la conduira jusqu’à la dimension mystique [52] : L’individu a déjà une consistance, une « origine » en tant « qu’être humain », mais son devenir personnel doit s’accomplir [53]. Philibert Secretan définira ainsi la personne chez Édith Stein :
La personne est un individu dont la vie se développe à partir d’un noyau formateur, organisateur de la sphère psychosomatique, accédant à la sphère de la conscience cognitive du monde extérieur et à la sphère intuitive et volitive des valeurs, éprouvant la fascination que l’esprit exerce sur lui-même, placée devant la possibilité d’accéder à une nouvelle source de vie dans l’expérience religieuse [54].
Pour notre carmélite, la conscience que l’être humain a de lui-même doit ultimement l’amener à se tourner vers sa finalité qui seule lui donnera sens, c’est en cela que celui-ci se « personnalise ».
Conclusion
La recherche d’Édith Stein, sur le corps, l’esprit ou l’âme aura été en perpétuelle évolution : évolution philosophique dans son histoire de la conception de la personne, évolution anthropologique de la personne qui se qualifie elle-même par ses actes libres. Notre philosophe n’aura pas le temps de terminer le travail qu’elle s’était donnée d’entreprendre, l’histoire la rattrapera avant qu’elle eu le temps d’établir un dialogue solide entre phénoménologie et thomisme. Mais ce qu’elle n’aura pas le temps de réaliser en théorie, elle le réalisera par sa vie et jusque dans sa mort. Finalement pour sœur Thérèse Bénédicte de la Croix toute sa recherche de vérité et sur la personne se confondra avec l’évolution de son parcours personnel et ultimement trouvera tout son sens à Auschwitz. Là, dans un lieu où la folie des hommes tente de désacraliser la personne et de lui enlever son sens, la Sainte trouvera le sens de sa vie comme offrande en sacrifice d’agréable odeur, dans cette croix qui participera de celle de son Bien-aimé et qui réunira en elle les deux peuples séparés juif et allemand, son « âme vivante » se transformera en un « esprit qui prodigue la vie » [55].
Notes
[1] Cette contestation philosophique était née en réaction à l’idéalisme, donnant ainsi naissance à la phénoménologie, mais Husserl retombera dans un second temps dans une forme d’idéalisme. D’ailleurs, comme son nom l’indique, la phénoménologie ne prétend pas pouvoir dépasser l’horizon du phénomène dans son approche du réel.
[2] Cf. École cathédrale, Édith Stein, la quête de vérité, Saint-Maur, Parole et Silence, 1999, p. 187-188. L’abréviation utilisé en note pour ce document sera : Édith Stein, la quête de vérité. Voir aussi en annexe de ce livre sur la Canonisation d’Édith Stein : Jean-Paul II, Homélie du 1er mai 1987, 1998, n. 5-8.
[3] Édith Stein, cité in Ecole cathédrale, Édith Stein, la quête de vérité, p. 62 ; p. 63 : « On a souvent fait remarquer, et elle-même y attachait une grande importance, que les dates décisives de sa vie sont inséparablement en rapport avec le mystère d’Israël et avec le mystère de la Croix : elle est née le jour de Kippour, et continuait au Carmel à célébrer son anniversaire ce jour-là, dans la conscience d’un lien très fort entre le rituel de l’Expiation et le geste sacerdotal du Christ en sa passion… ».
[4] Édith Stein, La structure ontique de la personne et sa problématique épistémologique, 1932, in De la personne, trad. fr. Philibert Secretan, Paris, Cerf, 1992. L’abréviation utilisé en note pour ce document sera : La structure ontique de la personne.
[5] Philibert Secrétan, Introduction in De la personne, Paris, Cerf, 1992, p. 7. L’abréviation utilisé en note pour ce document sera : Introduction.
[6] Ibid., p. 7.
[7] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Personne, sens A, Paris, Puf, 1996.
[8] Introduction in De la personne, p. 7.
[9] Voir aussi, Philibert Secretan, « Le problème de la personne chez Édith Stein » in Édith Stein, la quête de vérité, Parole et silence, 1999, p. 73 : « … Il convient de suivre l’évolution intellectuelle et spirituelle d’Édith Stein, car le concept de « personne » subit des modifications tout à fait significatives au fur et à mesure que la référence à la théologie et à la mystique se précise, et que la vie de l’âme devient une vie d’union à Dieu dans le mystère de la croix ».
[10] Introduction in De la personne, p. 9
[11] Édith Stein, Einführung in die Philosophie, Herder, Freiburg, 1991.
[12] Édith Stein, La science de la Croix. Passion d’amour de saint Jean de la Croix, trad. fr. P. Fr. Etienne de Sainte Marie, o.c.d., Paris-Louvain, Nauwelaerts, 1957.
[13] Introduction in De la personne, p. 15.
[14] Sur « Face interne », cf. La structure ontique de la personne in De la personne, p. 57 : « en tant que tel, le « corps » [Leib] est caractérisé, et distingué de la « chair » [Körper] purement matérielle qui le constitue, par ceci que tous les états et tous ses « accidents » sont ressentis ou peuvent être ressentis. Tout ce qui est corporel a une face interne ; là où il y a un « corps », il y a aussi une vie interne ».
[15] Sur « ouverture intérieure », voir op. cit. en note n. 39.
[16] Cf. La structure ontique de la personne in De la personne, p. 57.
[17] Ibid., p. 64.
[18] Cf. Ibid., p. 60.
[19] Ibid., p. 63.
[20] Ibid., p. 61.
[21] Ibid., p. 59.
[22] Sur « Enraciné » : terme emprunté à Philibert Secretan, Cf. Introduction in De la personne, p. 8 : « … l’idée de racine ne renvoyant pas à la solidité, mais à la nécessité de tirer sa nourriture d’une source et d’un terreau ».
[23] La structure ontique de la personne in De la personne, p. 62 : « le tarissement de la source intérieure conduit à la matérialisation du corps et de l’âme ».
[24] Ibid., p. 60.
[25] Ceci explique aussi le pourquoi de cette double appellation de « royaume de la grâce » et de « royaume du Haut ».
[26] La structure ontique de la personne in De la personne, p. 22.
[27] Sur « Psyché », Ibid., p. 59 : « Toute la vie interne se nourrit à une source que nous avons appelée « énergie vitale ». Tout ce que nous ramassons sans justification plus précise sous le titre d' »intériorité », et qui s’est déjà révélé très divers, est unifié en soi par le lien à une telle source, et délimité vers le dehors. Nous appelons « psychè » une telle monade fermée sur elle-même, et nous en distinguons l' »âme », caractérisé comme le plus intérieur de toute cette intériorité ».
[28] Ibid., p. 59.
[29] Par « libre » nous entendons ici un état permettant d’avoir un recul sur le royaume de la nature et non un état sans contrainte physique ou sociale.
[30] La structure ontique de la personne in De la personne, p. 22.
[31] Cf. Ibid., p. 53.
[32] Cf. Ibid., p. 22.
[33] Édith Stein, Être fini et être éternel in De la personne, trad. fr. Philibert Secretan, Paris, Cerf, 1992, p. 99. L’abréviation utilisé en note pour ce document sera : Être fini et être éternel.
[34] Le « psychique » s’entend de ce qui concerne l’esprit, cf. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Psychique, sens A, Puf, Paris, 1996. Édith Stein distingue la vie psychique naïve-naturelle (celle de l’animal) et la vie psychique libérée (celle de l’homme), cf. Édith Stein, La structure ontique de la personne in De la personne p. 21-22.
[35] La structure ontique de la personne in De la personne, p. 21.
[36] Dieu est aussi représenté comme « Personne absolue », cf. Introduction in De la personne, p. 9.
[37] Voir note précédente.
[38] La structure ontique de la personne in De la personne, p. 29.
[39] Cf. Le problème de la personne chez Édith Stein in Édith Stein, la quête de vérité, p. 85.
[40] Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, 4 vol., Paris, Cerf, 1984, Ia, q. 3, a. 5, s. 1 : « Le terme de ‘substance’ ne signifie pas seulement ‘être par soi’, puisqu’il n’est pas possible que l’être soit un genre, on vient de le dire. Ce qu’il signifie, c’est l’essence à laquelle il appartient d’exister ainsi, à savoir par soi-même, sans pour autant que son existence s’identifie avec son essence ». L’abréviation utilisé en note pour la Somme théologique sera : S.T. suivit de la référence classique utilisée par la Somme de Théologie.
[41] S.T., Ia, q. 29, a. 1, obj. 1.
[42] Aristote, De l’âme, trad. fr. Richard Bodéüs, Paris, GF-Flammarion, 1993. Voir aussi : De l’âme II, 1, 412 a 10 : « La matière est puissance, alors que la forme est réalisation… » ; II, 1, 412 a 20 : « …il faut donc que l’âme soit substance comme forme d’un corps naturel qui a potentiellement la vie. Or cette substance est réalisation. Donc, elle est la réalisation d’un tel corps ». ; Du même auteur cité in De l’âme, p. 136, note n. 4 (Métaphysique Ζ 11, 1037 a 5-6) : « l’âme est la substance première, le corps la matière, et l’homme ou l’animal le composé des deux ».
[43] Sur la notion d’âme il y a une divergence de point de vu entre Édith Stein et les aristotélo-thomistes. Pour St Thomas et Aristote la « forme » se dit aussi « âme » quand il s’agit d’êtres vivants, pour les êtres inertes comme une pierre on dit seulement la « forme », De l’âme II, 1, 413 a 21 : « Disons donc, en guise de point de départ à l’examen, que l’animé se distingue de l’inanimé par le fait qu’il est en vie ». ; II, 1, 413 b 11 : « … pour l’instant, l’on se bornera simplement à dire que l’âme est principe des manifestations qu’on vient d’évoquer et qu’elle se définit par les fonctions nutritive, sensitive, cogitative et par le mouvement ». ; voir aussi la « hiérarchie des formes » in Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils (C.G), 4 vol., trad. fr. Cyrille Michon, Paris, GF-Flammarion, 1993, II, ch. 68, § 8-12. Édith Stein n’utilisait pas le mot âme pour le végétal : « Il me semble qu’il lui manque justement ce que nous avons pris soin de considérer comme la particularité de l’âme : une ouverture intérieure ». cité in Édith Stein, la quête de vérité.
[44] S.T., Ia, q. 76, a. 1, rép. Voir aussi : C.G., II, ch. 68, § 1 : « Les arguments précédents nous permettent de conclure que la substance intellectuelle peut s’unir au corps comme sa forme ».
[45] S.T. Ia, q. 3, a. 2, s. 3 : « Il est vrai que les formes susceptibles d’être reçues dans une matière sont individuées par cette matière ».
[46] C.G., I, ch. 54, § 4 : « Mais toute forme, tant propre que commune, dans la mesure où elle pose quelque chose, est une certaine perfection : elle n’inclut de perfection que dans la mesure où elle n’atteint pas à l’être véritable ».
[47] S.T., Ia, q. 29, a. 1, rép.
[48] S.T., Ia, q. 76, a. 1, s. 1 tiré d’Aristote, Physique II, 2, 194 b 12 ; voir aussi C.G., II, ch. 68, § 12.
[49] Hylémorphisme : ϋλη : matière ; μορφή : forme.
[50] Cf. Le problème de la personne chez Édith Stein in Édith Stein, la quête de vérité, p. 76.
[51] Être fini et être éternel in De la personne, p. 105.
[52] Le problème de la personne chez Édith Stein in Édith Stein, la quête de vérité, p. 77 : « L’âme n’est plus l’energia d’où jaillit le dynamisme de la vie ; elle est l’espace total de la personne, porteuse des différentes possibilités de la dispersion de la sensualité, de l’attention à Soi, de l’attente de l’Aimé ».
[53] Cf. Ibid., p. 85.
[54] Ibid., p. 79.
[55] Édith Stein, Le château de l’âme in De la personne, trad. fr. Philibert Secretan, Paris, Cerf, 1992.
Bibliographie
- Édith Stein, « La structure ontique de la personne et sa problématique épistémologique (1932] », « Être fini et être éternel », « Le château de l’âme », in De la personne, trad. fr. Philibert Secretan, Paris, Cerf, 1992.
- Thomas d’Aquin, Somme Théologique, 4 vol., Paris, Cerf, 1984.
- Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, 4 vol., trad. fr. Cyrille Michon, Paris, GF-Flammarion, 1993.
- Aristote, De l’âme, trad. fr. Richard Bodéüs, Paris, GF-Flammarion, 1993.
- Aristote, Physique, trad. fr. Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 2000.
- Ecole cathédrale, Édith Stein, la quête de vérité, Saint-Maur, Parole et Silence, 1999.
- Philibert Secretan, De la personne, Paris, Cerf, 1992.
- Philibert Secretan, « Le problème de la personne chez Édith Stein » in Édith Stein la quête de vérité, Saint-Maur, Ecole cathédrale – Parole et silence, 1999.
- Reuben Guilead, De la phénoménologie à la science de la croix, l’itinéraire d’Édith Stein, Louvain/Paris, Nauwelaerts, 1974.