La fête de la Toussaint oriente notre regard vers la gloire qui nous attend lorsque s’achèvera notre pèlerinage terrestre. En ce jour nous fêtons Dieu Père, Fils et Esprit qui est exalté dans ses Saints, sa plus belle réussite. Nos voix sont invitées à s’unir à celle des cent quarante-quatre mille sauvés qui ont lavé la robe de leur humanité dans le sang rédempteur de l’Agneau et qui « debout devant le trône de l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main, […] crient d’une voie puissante : « le salut à notre Dieu, qui siège sur le trône ainsi qu’à l’Agneau » ». Concert immense et harmonieux, entraîné par le chœur des anges qui chante : « Amen ! Louange, gloire, sagesse, actions de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu pour les siècles des siècles ».
Cette destinée de gloire vers laquelle nous sommes en marche et qui nous est dévoilée dans ce passage de l’Apocalypse n’est pas encore pleinement manifestée.
Nous savons, nous dit la première épître de saint Jean, que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est (1 Jn 3, 2b).
Cependant, le Royaume de gloire, même non encore pleinement manifesté, n’en demeure pas moins déjà présent au milieu de nous. C’est ce que nous rappelle la deuxième lecture :
Biens-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté (1 Jn 3, 1a).
Par la mort et la résurrection de Jésus, nous avons été restaurés dans notre filiation divine. En Jésus, le Fils unique, nous sommes désormais fils adoptifs. Ce que le péché avait détruit : le lien de filiation qui nous unissait à Dieu, le Fils l’a rétabli, acte suprême de salut dont nous avons pu recevoir le fruit par le sacrement du baptême.
Ainsi donc, si nous demeurons ici-bas établis dans ce lien de filiation, qui dans l’Esprit nous relie au Père, un jour viendra où nous verrons la gloire de Dieu et serons transfigurés par elle. Il s’agit donc pour nous de vivre dès maintenant comme des fils c’est-à-dire de marcher à la suite du Fils sur le chemin que lui-même a emprunté.
Et quel est ce chemin si ce n’est celui des béatitudes ! Alors, nous comprenons le pourquoi de l’évangile d’aujourd’hui. Les béatitudes nous orientent déjà vers le bonheur : « Heureux… ». Et c’est là leur paradoxe car elles parlent de gens qui sont heureux au cœur de leurs souffrances actuelles, ou qui le seront au moment où ils seront persécutés. L’obscurité du présent de ces personnes lié à leur souffrance est éclairé par ce qui doit venir. Ce que la première partie de chaque béatitude contient de peine est tourné, par la promesse contenue dans la seconde partie, vers un avenir radicalement différent, objet de l’espérance. Le bonheur des béatitudes s’attache donc à une promesse. C’est un bonheur anticipé qui reflue depuis l’avenir sur un présent encore obscur.
Notre véritable « terre », celle dont nous attendons la possession, appartient au monde à venir. Les béatitudes revêtent ainsi une dimension pascale. Voilà pourquoi elles n’ont pas d’autre chemin à nous proposer que celui de la folie d’une croix qui ouvre au bonheur. Bonheur non pas de la souffrance mais bonheur de pouvoir accéder par cette nouvelle échelle de Jacob à un autre monde qui ne passera pas et où il n’y aura plus ni pleurs, ni cris, ni peines car le monde ancien s’en sera allé (cf. Ap 25, 4).
Ce chemin de croix, le Fils lui-même l’a suivi et si nous voulons demeurer fils dans le Fils, nous devons aussi à notre tour nous y engager. Les « cent quarante-quatre mille » dont nous parle l’Apocalypse, ne sont-ils tous ces hommes et ces femmes qui ont misé sur cette promesse vers laquelle nous fait tendre chacune des béatitudes, et ont eu l’audace de vivre dans la lumière de la Croix glorieuse. Voilà en quoi cette fête de la Toussaint nous aide aussi à prendre conscience de l’enjeu de notre vie quotidienne. Le bonheur du Royaume est réservé à ceux qui remplissent les conditions intérieures définies par les béatitudes, ceux qui s’engagent sans retour à la suite du Christ en portant chaque jour leur Croix, unique clé pour accéder au Royaume du vrai bonheur. La fête d’aujourd’hui est donc un appel à la conversion.
En ce jour, Seigneur, nous voulons nous unir à tous les saints qui célèbrent éternellement la liturgie céleste. Durant leur vie terrestre, ils se sont engagés sans réserve sur ce chemin des béatitudes et ont pu recevoir à leur mort – ou plutôt à leur entrée dans la vraie Vie – la couronne de gloire. Nous aussi, en nous appuyant sur leur intercession, nous voulons dès à présent vivre l’évangile des béatitudes pour pouvoir faire partie de cette multitude immense de saints que personne ne peut compter (cf. Ap 7, 9) et répéter avec eux : « Amen ! Louange, gloire, sagesse et action de grâce, honneur, puissance et force à notre Dieu, pour les siècles des siècles !