L’interprétation des textes bibliques continue à susciter de nos jours un vif intérêt et elle provoque d’importantes discussions. Celles-ci ont même pris ces dernières années des dimensions nouvelles. Étant donné l’importance fondamentale de la Bible pour la foi chrétienne, pour la vie de l’Église et pour les rapports des chrétiens avec les fidèles des autres religions, la Commission Biblique Pontificale a été sollicitée de s’exprimer à ce sujet.
A. Problématique actuelle
Le problème de l’interprétation de la Bible n’est pas une invention moderne, comme on voudrait parfois le faire croire. La Bible elle-même atteste que son interprétation présente des difficultés. A côté de textes limpides, elle comporte des passages obscurs. En lisant certains oracles de Jérémie, Daniel s’interrogeait longuement sur leur sens (Dn 9, 2). Selon les Actes des Apôtres, un Éthiopien du premier siècle se trouvait dans la même situation à propos d’un passage du livre d’Isaïe (Is 53, 7-8) et reconnaissait avoir besoin d’un interprète (Ac 8, 30-35). La 2e lettre de Pierre déclare « qu’aucune prophétie de l’Écriture n’est affaire d’interprétation privée » (2 P 1, 20) et elle observe, d’autre part, que les lettres de l’apôtre Paul contiennent « des passages difficiles, dont les gens ignares et sans formation tordent le sens comme ils le font aussi des autres Écritures, pour leur perdition » (2 P 3, 16).
Le problème est donc ancien, mais il s’est accentué avec l’écoulement du temps : désormais, pour rejoindre les faits et dires dont parle la Bible, les lecteurs doivent se reporter presque vingt ou trente siècles en arrière, ce qui ne manque pas de soulever des difficultés. D’autre part, les questions d’interprétation sont devenues plus complexes dans les temps modernes, du fait des progrès accomplis par les sciences humaines. Des méthodes scientifiques ont été mises au point pour l’étude des textes de l’antiquité. Dans quelle mesure ces méthodes peuvent-elles être considérées comme appropriées à l’interprétation de l’Écriture Sainte ? À cette question, la prudence pastorale de l’Église a longtemps répondu de façon très réticente, car souvent les méthodes, malgré leurs éléments positifs, se trouvaient liées à des options opposées à la foi chrétienne. Mais une évolution positive s’est produite, marquée par toute une série de documents pontificaux, depuis l’encyclique Providentissimus de Léon XII (18 nov. 1893) jusqu’à l’encyclique Divino Afflante Spiritu de Pie XII (30 sept. 1943), et elle a été confirmée par la déclaration Sancta Mater Ecclesia (21 avr. 1964) de la Commission Biblique Pontificale et surtout par la Constitution Dogmatique Dei Verbum du Concile Vatican II (18 nov. 1965).
La fécondité de cette attitude constructive s’est manifestée d’une manière indéniable. Les études bibliques ont pris un essor remarquable dans l’Église catholique et leur valeur scientifique a été reconnue de plus en plus dans le monde des savants et parmi les fidèles. Le dialogue œcuménique en a été considérablement facilité. L’influence de la Bible sur la théologie s’est approfondie et a contribué au renouveau théologique. L’intérêt pour la Bible a augmenté parmi les catholiques et a favorisé le progrès de la vie chrétienne. Tous ceux qui ont acquis une formation sérieuse en ce domaine estiment désormais impossible de retourner à un stade d’interprétation précritique, qu’ils jugent, non sans raison, nettement insuffisant.
Mais au moment même où la méthode scientifique la plus répandue, – la méthode « historico-critique », – est pratiquée couramment en exégèse, y compris dans l’exégèse catholique, cette méthode se trouve remise en question : d’une part, dans le monde scientifique lui-même, par l’apparition d’autres méthodes et approches, et, d’autre part, par les critiques de nombreux chrétiens, qui la jugent déficiente du point de vue de la foi. Particulièrement attentive, comme son nom l’indique, à l’évolution historique des textes ou des traditions à travers le temps — ou diachronie—, la méthode historico-critique se trouve actuellement concurrencée, dans certains milieux , par des méthodes qui insistent sur une compréhension synchronique des textes, qu’il s’agisse de leur langue, de leur composition, de leur trame narrative ou de leur effort de persuasion. Par ailleurs, au souci qu’ont les méthodes diachroniques de reconstituer le passé se substitue chez beaucoup une tendance à interroger les textes en les plaçant dans des perspectives du temps présent, d’ordre philosophique, psychanalytique, sociologique, politique, etc. Ce pluralisme de méthodes et d’approches est apprécié par les uns comme un indice de richesse, mais à d’autres donne l’impression d’une grande confusion.
Réelle ou apparente, cette confusion apporte de nouveaux arguments aux adversaires de l’exégèse scientifique. Le conflit des interprétations manifeste, selon eux, qu’on ne gagne rien à soumettre les textes bibliques aux exigences des méthodes scientifiques, mais qu’au contraire, on y perd beaucoup. Ils soulignent que l’exégèse scientifique a pour résultat de provoquer la perplexité et le doute sur d’innombrables points qui, jusqu’alors, étaient admis paisiblement ; qu’elle pousse certains exégètes à prendre des positions contraires à la foi de l’Église sur des questions de grande importance, comme la conception virginale de Jésus et ses miracles, et même sa résurrection et sa divinité.
Même lorsqu’elle n’aboutit pas à de telles négations, l’exégèse scientifique se caractérise, selon eux, par sa stérilité en ce qui concerne le progrès de la vie chrétienne. Au lieu de permettre un accès plus facile et plus sûr aux sources vives de la Parole de Dieu, elle fait de la Bible un livre fermé, dont l’interprétation toujours problématique requiert des raffinements de technicité , qui en font un domaine réservé à quelques spécialistes. A ceux-ci, certains appliquent la phrase de l’Évangile : « Vous avez pris la clé de la connaissance ; vous-mêmes n’êtes pas entrés et ceux qui entraient, vous les en avez empêchés » (Lc 11, 52 ; cf Mt 23, 13).
En conséquence, au patient labeur de l’exégèse scientifique on estime nécessaire de substituer des approches plus simples, comme telle ou telle des pratiques de lecture synchronique, que l’on considère comme suffisante, ou même, renonçant à toute étude, on préconise une lecture de la Bible dite « spirituelle », entendant par là une lecture uniquement guidée par l’inspiration personnelle subjective et destinée à nourrir cette inspiration. Certains cherchent surtout dans la Bible le Christ de leur vision personnelle et la satisfaction de leur religiosité spontanée. D’autres prétendent y trouver des réponses directes à toutes sortes de questions, personnelles ou collectives. Nombreuses sont les sectes qui proposent comme seule vraie une interprétation dont elles affirment avoir eu la révélation.
B. Le but de ce document
Il y a donc lieu de considérer sérieusement les divers aspects de la situation actuelle en matière d’interprétation biblique, d’être attentif aux critiques, aux plaintes et aux aspirations qui s’expriment à ce propos, d’apprécier les possibilités ouvertes par les nouvelles méthodes et approches et de chercher enfin à préciser l’orientation qui correspond le mieux à la mission de l’exégèse dans l’Église catholique.
Tel est le but de ce document. La Commission Biblique Pontificale désire indiquer les chemins qu’il convient de prendre pour arriver à une interprétation de la Bible qui soit aussi fidèle que possible à son caractère à la fois humain et divin. Elle ne prétend pas prendre ici position sur toutes les questions qui se posent à propos de la Bible, comme, par exemple, la théologie de l’inspiration. Ce qu’elle veut, c’est examiner les méthodes susceptibles de contribuer efficacement à mettre en valeur toutes les richesses contenues dans les textes bibliques, afin que la Parole de Dieu puisse devenir toujours davantage la nourriture spirituelle des membres de son peuple, la source, pour eux, d’une vie de foi, d’espérance et d’amour, ainsi qu’une lumière pour toute l’humanité (cf Dei Verbum, 21).
Pour atteindre ce but, le présent document :
- fera une brève description des diverses méthodes et approches [1] en indiquant leurs possibilités et leurs limites ;
- examinera quelques questions d’herméneutique ;
- proposera une réflexion sur les dimensions caractéristiques de l’interprétation catholique de la Bible et sur ses rapports avec les autres disciplines théologiques ;
- considèrera enfin la place que tient l’interprétation de la Bible dans la vie de l’Église.
1. Méthodes et approches pour l’interprétation
1.A. Méthode historico-critique
La méthode historico-critique est la méthode indispensable pour l’étude scientifique du sens des textes anciens. Puisque l’Écriture Sainte, en tant que « Parole de Dieu en langage d’homme », a été composée par des auteurs humains en toutes ses parties et toutes ses sources, sa juste compréhension non seulement admet comme légitime, mais requiert l’utilisation de cette méthode.
1.A.1. Histoire de la méthode
Pour apprécier correctement cette méthode dans son état actuel, à convient de jeter un regard sur son histoire. Certains éléments de cette méthode d’interprétation sont très anciens. Ils ont été utilisés dans l’antiquité par des commentateurs grecs de la littérature classique et, plus tard, au cours de la période patristique, par des auteurs comme Origène, Jérôme et Augustin. La méthode était alors moins élaborée. Ses formes modernes sont le résultat de perfectionnements, apportés surtout depuis les humanistes de la Renaissance et leur recursus ad fontes. Alors que la critique textuelle du Nouveau Testament n’a pu se développer comme discipline scientifique qu’à partir de 1800, après qu’on se fut détaché du Textus receptus, les débuts de la critique littéraire remontent au 17ème siècle, avec l’œuvre de Richard Simon, qui attira l’attention sur les doublets, les divergences dans le contenu et les différences de style observables dans le Pentateuque, constatations difficilement conciliables avec l’attribution de tout le texte à un auteur unique, Moïse. Au 18e siècle, Jean Astruc se contenta encore de donner comme explication que Moïse s’était servi de plusieurs sources (surtout de deux sources principales) pour composer le Livre de la Genèse, mais, par la suite, la critique contesta de plus en plus résolument l’attribution à Moïse même de la composition du Pentateuque. La critique littéraire s’identifia longtemps avec un effort pour discerner dans les textes diverses sources. C’est ainsi que se développa, au 19e siècle, l’hypothèse des « documents » qui cherche à rendre compte de la rédaction du Pentateuque. Quatre documents, en partie parallèles entre eux, mais provenant d’époques différentes, auraient été fusionnés : le yahviste (J), l’élohiste (E), le deutéronomiste (D) et le sacerdotal (P : document des Prêtres) ; c’est de ce dernier que le rédacteur final se serait servi pour structurer l’ensemble. De manière analogue, pour expliquer à la fois les convergences et les divergences constatées entre les trois évangiles synoptiques, on eut recours à l’hypothèse des « deux sources » selon laquelle les évangiles de Matthieu et de Luc auraient été composés à partir de deux sources principales : l’évangile de Marc, d’une part, et, d’autre part, un recueil de paroles de Jésus (nommé Q, de l’allemand « Quelle », « source »). Pour l’essentiel, ces deux hypothèses ont encore cours actuellement dans l’exégèse scientifique, mais elles y font l’objet de contestations.
Dans le désir d’établir la chronologie des textes bibliques, ce genre de critique littéraire se limitait à un travail de découpage et de décomposition pour distinguer les diverses sources et n’accordait pas une attention suffisante à la structure finale du texte biblique et au message qu’il exprime dans son état actuel (on montrait peu d’estime pour l’œuvre des rédacteurs). De ce fait, l’exégèse historico-critique pouvait apparaître comme dissolvante et destructrice, d’autant plus que certains exégètes, sous l’influence de l’histoire comparée des religions, telle qu’elle se pratiquait alors, ou en partant de conceptions philosophiques, émettaient contre la Bible des jugements négatifs.
Hermann Gunkel fit sortir la méthode du ghetto de la critique littéraire comprise de cette façon. Bien qu’il continuât à considérer les livres du Pentateuque comme des compilations, il appliqua son attention à la texture particulière des différents morceaux. Il chercha à définir le genre de chacun (par ex. « légende » ou « hymne ») et leur milieu d’origine ou « Sitz im Leben » (par ex. situation juridique, liturgie, etc.). A cette recherche des genres littéraires s’apparente l’étude critique des formes ( « Formgeschichte ») inaugurée dans l’exégèse des synoptiques par Martin Dibelius et Rudolf Bultmann. Ce dernier mêla aux études de « Formgeschichte » une herméneutique biblique inspirée de la philosophie existentialiste de Martin Heidegger. Il s’ensuivit que la Formgeschichte a souvent suscité de sérieuses réserves. Mais cette méthode, en elle-même, a eu comme résultat de manifester plus clairement que la tradition néotestamentaire a eu son origine et a pris sa forme dans la communauté chrétienne, ou Église primitive, passant de la prédication de jésus lui-même à la prédication qui proclame que Jésus est le Christ. À la « Formgeschichte » s’est ajoutée la « Redaktionsgeschichte », « étude critique de la rédaction ». Celle-ci cherche à mettre en lumière la contribution personnelle de chaque évangéliste et les orientations théologiques qui ont guidé son travail de rédaction. Avec l’utilisation de cette dernière méthode la série des différentes étapes de la méthode historico-critique est devenue plus complète : de la critique textuelle on passe à une critique littéraire qui décompose (recherche des sources), puis à une étude critique des formes, enfin à une analyse de la rédaction, qui est attentive au texte dans sa composition. C’est ainsi qu’est devenue possible une compréhension plus nette de l’intention des auteurs et rédacteurs de la Bible, ainsi que du message qu’ils ont adressé aux premiers destinataires. La méthode historico-critique a acquis par là une importance de premier plan.
1.A.2. Principes
Les principes fondamentaux de la méthode historico-critique dans sa forme classique sont les suivants :
C’est une méthode historique, non seulement parce qu’elle s’applique à des textes anciens, — en l’occurrence ceux de la Bible, — et en étudie la portée historique, mais aussi et surtout parce qu’elle cherche à élucider les processus historiques de production des textes bibliques, processus diachroniques parfois compliqués et de longue durée. Aux différentes étapes de leur production, les textes de la Bible s’adressent à diverses catégories d’auditeurs ou de lecteurs, qui se trouvaient en des situations spatio-temporelles différentes.
C’est une méthode critique, parce qu’elle opère à l’aide de critères scientifiques aussi objectifs que possible en chacune de ses démarches (de la critique textuelle à l’étude critique de la rédaction), de façon à rendre accessible au lecteur moderne le sens des textes bibliques, souvent difficile à saisir.
Méthode analytique, elle étudie le texte biblique de la même façon que tout autre texte de l’antiquité et le commente en tant que langage humain. Cependant, elle permet à l’exégète, surtout dans l’étude critique de la rédaction des textes, de mieux saisir le contenu de la révélation divine.
1.A.3. Description
Au stade actuel de son développement, la méthode historico-critique parcourt les étapes suivantes :
La critique textuelle, pratiquée depuis plus longtemps, ouvre la série des opérations scientifiques. Se basant sur le témoignage des manuscrits les plus anciens et les meilleurs, ainsi que sur ceux des papyrus, des traductions anciennes et de la patristique, elle cherche, selon des règles déterminées, à établir un texte biblique qui soit aussi proche que possible du texte original.
Le texte est ensuite soumis à une analyse linguistique (morphologie et syntaxe) et sémantique, qui utilise les connaissances obtenues grâce aux études de philologie historique. La critique littéraire s’efforce alors de discerner le début et la fin des unités textuelles, grandes et petites, et de vérifier la cohérence interne des textes.
L’existence de doublets, de divergences inconciliables et d’autres indices manifeste le caractère composite de certains textes, qu’on divise alors en petites unités, dont on étudie l’appartenance possible à diverses sources. La critique des genres cherche à déterminer les genres littéraires, leur milieu d’origine, leurs traits spécifiques et leur évolution. La critique des traditions situe les textes dans les courants de tradition, dont elle cherche à préciser l’évolution au cours de l’histoire. Enfin, la critique de la rédaction étudie les modifications que les textes ont subies avant d’être fixés dans leur état final ; elle analyse cet état final, en s’efforçant de discerner les orientations qui lui sont propres. Alors que les étapes précédentes ont cherché à expliquer le texte par sa genèse, dans une perspective diachronique, cette dernière étape se termine par une étude synchronique : on y explique le texte en lui-même, grâce aux relations mutuelles de ses divers éléments et en le considérant sous son aspect de message communiqué par l’auteur à ses contemporains. La fonction pragmatique du texte peut alors être prise en considération.
Lorsque les textes étudiés appartiennent à un genre littéraire historique ou sont en rapport avec des évènements de l’histoire, la critique historique complète la critique littéraire, pour préciser leur portée historique, au sens moderne de l’expression.
C’est de cette façon que sont mises en lumière les différentes étapes du déroulement concret de la révélation biblique.
1.A.4. Évaluation
Quelle valeur accorder à la méthode historico-critique, en particulier au stade actuel de son évolution ?
C’est une méthode qui, utilisée de façon objective, n’implique de soi aucun a priori. Si son usage s’accompagne de tels a priori, cela n’est pas dû à la méthode elle-même, mais à des options herméneutiques qui orientent l’interprétation et peuvent être tendancieuses.
Orientée, à ses débuts, dans le sens de la critique des sources et de l’histoire des religions, la méthode a eu comme résultat d’ouvrir un nouvel accès à la Bible, en montrant qu’elle est une collection d’écrits qui, le plus souvent, surtout pour l’Ancien Testament, ne sont pas la création d’un auteur unique, mais ont eu une longue préhistoire, inextricablement fiée à l’histoire d’Israël ou à celle de l’Église primitive. Auparavant, l’interprétation juive ou chrétienne de la Bible n’avait pas une conscience claire des conditions historiques concrètes et diverses dans lesquelles la Parole de Dieu s’est enracinée. Elle en avait une connaissance globale et lointaine. La confrontation de l’exégèse traditionnelle avec une approche scientifique qui, dans ses débuts, faisait consciemment abstraction de la foi et parfois même s’y opposait, fut assurément douloureuse ; elle se révéla cependant, par après, salutaire : une fois que la méthode eut été libérée des préjugés extrinsèques, elle conduisit à une compréhension plus exacte de la vérité de l’Écriture Sainte (cf. Dei Verbum, 12). Selon Divino Afflante Spiritu, la recherche du sens littéral de l’Écriture est une tâche essentielle de l’exégèse et, pour remplir cette tâche, il est nécessaire de déterminer le genre littéraire des textes (cf Ench. Bibl. 560), ce qui s’effectue à l’aide de la méthode historico-critique.
Assurément, l’usage classique de la méthode historico-critique manifeste des limites, car il se restreint à la recherche du sens du texte biblique dans les circonstances historiques de sa production et ne s’intéresse pas aux autres potentialités de sens qui se sont manifestées au cours des époques postérieures de la révélation biblique et de l’histoire de l’Église. Toutefois, cette méthode a contribué à la production d’ouvrages d’exégèse et de théologie biblique de grande valeur.
On a renoncé depuis longtemps à un amalgame de la méthode avec un système philosophique. Récemment, une tendance exégétique a infléchi la méthode dans le sens d’une insistance prédominante sur la forme du texte avec moindre attention à son contenu, mais cette tendance a été corrigée grâce à l’apport d’une sémantique différenciée (sémantique des mots, des phrases, du texte) et à l’étude de l’aspect pragmatique des textes.
Au sujet de l’inclusion, dans la méthode, d’une analyse synchronique des textes, on doit reconnaître qu’il s’agit d’une opération légitime, car c’est le texte dans son état final, et non pas une rédaction antérieure, qui est expression de la Parole de Dieu. Mais l’étude diachronique demeure indispensable pour faire saisir le dynamisme historique qui anime l’Écriture Sainte et pour manifester sa riche complexité : par exemple, le code de l’Alliance (Ex 21-23) reflète un état politique, social et religieux de la société israélite différent de celui que reflètent les autres législations conservées dans le Deutéronome (Dt 12-26) et le Lévitique (code de sainteté, Lv 17-26). A la tendance historicisante qu’on a pu reprocher à l’ancienne exégèse historico-critique, il ne faudrait pas que succède l’excès inverse, celui d’un oubli de l’histoire, de la part d’une exégèse exclusivement synchronique.
En définitive, le but de la méthode historico-critique est de mettre en lumière, de façon surtout diachronique, le sens exprimé par les auteurs et rédacteurs. Avec l’aide d’autres méthodes et approches, elle ouvre au lecteur moderne l’accès à la signification du texte de la Bible, tel que nous l’avons.
1.B. Nouvelles méthodes d’analyse littéraire
Aucune méthode scientifique pour l’étude de la Bible n’est en mesure de correspondre à toute la richesse des textes bibliques. Quelle que soit sa validité, la méthode historico-critique ne peut prétendre suffire à tout. Elle laisse forcément dans l’ombre de nombreux aspects des écrits qu’elle étudie. On ne s’étonnera donc pas de constater qu’actuellement, d’autres méthodes et approches sont proposées, pour approfondir tel ou tel aspect digne d’attention.
Dans ce paragraphe B, nous présenterons quelques méthodes d’analyse littéraire qui se sont développées récemment. Dans les paragraphes suivants (C, D, E), nous examinerons brièvement diverses approches, dont les unes sont en rapport avec l’étude de la tradition, d’autres, avec des « sciences humaines », d’autres encore avec des situations contemporaines particulières. Nous considèrerons enfin (F) la lecture fondamentaliste de la Bible, qui refuse tout effort méthodique d’interprétation.
Mettant à profit les progrès réalisés à notre époque par les études linguistiques et littéraires, l’exégèse biblique en plus des méthodes nouvelles d’analyse littéraire utilise de plus en particulier l’analyse rhétorique, l’analyse narrative et l’analyse sémiotique.
1.B.1. Analyse rhétorique
A vrai dire, l’analyse rhétorique n’est pas en elle-même une méthode nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est, d’une part, son utilisation systématique pour l’interprétation de la Bible et, d’autre part, la naissance et le développement d’une « nouvelle rhétorique ».
La rhétorique est l’art de composer des discours persuasifs. Du fait que tous les textes bibliques sont à quelque degré des textes persuasifs, une certaine connaissance de la rhétorique fait partie de l’équipement normal des exégètes. L’analyse rhétorique doit être menée de façon critique, car l’exégèse scientifique est une entreprise qui se soumet nécessairement aux exigences de l’esprit critique.
Beaucoup d’études bibliques récentes ont accordé grande attention à la présence de la rhétorique dans l’Écriture. On peut distinguer trois approches différentes. La première se base sur la rhétorique classique gréco-latine ; la deuxième est attentive aux procédés sémitiques de composition ; la troisième s’inspire des recherches modernes qu’on appelle « nouvelle rhétorique ».
Toute situation de discours comporte la présence de trois éléments : l’orateur (ou l’auteur), le discours (ou le texte) et l’auditoire (ou les destinataires). La rhétorique classique distingue, en conséquence, trois facteurs de persuasion qui contribuent à la qualité d’un discours : l’autorité de l’orateur, l’argumentation du discours et les émotions qu’il suscite dans l’auditoire. La diversité des situations et des auditoires influe grandement sur la façon de parler. La rhétorique classique, depuis Aristote, admet la distinction de trois genres d’éloquence : le genre judiciaire (devant les tribunaux), le délibératif (dans les assemblées politiques), le démonstratif (dans les célébrations).
Constatant l’énorme influence de la rhétorique dans la culture hellénistique, un nombre croissant d’exégètes utilise les traités de rhétorique classique pour mieux analyser certains aspects des écrits bibliques, surtout de ceux du Nouveau Testament.
D’autres exégètes concentrent leur attention sur les traits spécifiques de la tradition littéraire biblique. Enracinée dans la culture sémitique, celle-ci manifeste un goût prononcé pour les compositions symétriques, grâce auxquelles des rapports sont établis entre les divers éléments du texte. L’étude des multiples formes de parallélisme et d’autres procédés sémitiques de composition doit permettre de mieux discerner la structure littéraire des textes et d’aboutir ainsi à une meilleure compréhension de leur message.
Prenant un point de vue plus général, la « nouvelle rhétorique » veut être autre chose qu’un inventaire des figures de style, des artifices oratoires et des espèces de discours. Elle recherche pourquoi tel usage spécifique du langage est efficace et arrive à communiquer une conviction. Elle se veut « réaliste », refusant de se limiter à la simple analyse formelle. Elle donne à la situation du débat l’attention qui lui est due. Elle étudie le style et la composition en tant que moyens d’exercer une action sur l’auditoire. À cette fin, elle met à profit les apports récents de disciplines comme la linguistique, la sémiotique, l’anthropologie et la sociologie.
Appliquée à la Bible la « nouvelle rhétorique » veut pénétrer au cœur du langage de la révélation en tant que langage religieux persuasif et mesurer son impact dans le contexte social de la communication.
Parce qu’elles apportent un enrichissement à l’étude critique des textes, les analyses rhétoriques méritent beaucoup d’estime, surtout dans leurs approfondissements récents. Elle réparent une négligence qui a duré longtemps et font découvrir ou mettent en meilleure lumière des perspectives originales.
La « nouvelle rhétorique » a raison d’attirer l’attention sur la capacité persuasive et convaincante du langage. La Bible n’est pas simplement énonciation de vérités. C’est un message doté d’une fonction de communication dans un certain contexte, un message qui comporte un dynamisme d’argumentation et une stratégie rhétorique.
Les analyses rhétoriques ont cependant leurs limites. Lorsqu’elles se contentent d’être descriptives leurs résultats n’ont souvent qu’un intérêt stylistique. Fondamentalement synchroniques, elles ne peuvent prétendre constituer une méthode indépendante qui se suffirait à elle-même. Leur application aux textes bibliques soulève plus d’une question : les auteurs de ces textes appartenaient-ils aux milieux les plus cultivés ? Jusqu’à quel point ont-ils suivi les règles de la rhétorique pour composer leurs écrits ? Quelle rhétorique est plus pertinente pour l’analyse de tel écrit déterminé : la gréco-latine ou la sémitique ? Ne risque-t-on pas d’attribuer à certains textes bibliques une structure rhétorique trop élaborée ? Ces questions — et d’autres — pas ne doivent pas dissuader d’employer ce genre d’analyse ; elles invitent seulement à ne pas y recourir sans discernement.
1.B.2. Analyse narrative
L’exégèse narrative propose une méthode de compréhension et de communication du message biblique forme de récit et de témoignages, modalité fondamentale de la communication entre personnes humaines, caractéristique aussi de l’Écriture Sainte. L’Ancien Testament, en effet, présente une histoire du salut dont le récit efficace devient substance de la profession de foi, de la liturgie et de la catéchèse (cf. Ps 78, 3-4 ; Ex 12, 24-27 ; Dt 6, 20-25 ; 26, 5-10). De son côté, la proclamation du kérygme chrétien comprend la séquence narrative de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, évènements dont les évangiles nous offrent le récit détaillé. La catéchèse se présente, elle aussi, sous forme narrative (cf. 1 Co 11, 23-25).
Au sujet de l’approche narrative, il convient de distinguer méthodes d’analyse et réflexion théologique.
De nombreuses méthodes d’analyse sont actuellement proposées. Certaines partent de l’étude des modèles narratifs anciens. D’autres se basent sur telle ou telle « narratologie » actuelle, qui peut avoir des points communs avec la sémiotique. Particulièrement attentive aux éléments du texte qui concernent l’intrigue, les personnages et le point de vue pris par le narrateur, l’analyse narrative étudie la façon dont une histoire est racontée de manière à engager le lecteur dans « le monde du récit » et son système de valeurs.
Plusieurs méthodes introduisent une distinction entre « auteur réel » et « auteur implicite » , « lecteur réel » et « lecteur implicite ». L’ « auteur réel » est la personne qui a composé le récit. Par « auteur implicite » on désigne l’image d’auteur que le texte engendre progressivement au cours de la lecture (avec sa culture, son tempérament, ses tendances, sa foi, etc.). On appelle « lecteur réel » toute personne qui a accès au texte, depuis les premiers destinataires qui l’ont lu ou entendu lire jusqu’aux lecteurs ou auditeurs d’aujourd’hui. Par « lecteur implicite » on entend celui que le texte présuppose et produit, celui qui est capable d’effectuer les opérations mentales et affectives requises pour entrer dans le monde du récit et y répondre de la façon visée par l’auteur réel à travers l’auteur implicite.
Un texte continue à exercer son influence dans la mesure où les lecteurs réels (par exemple, nous-mêmes à la fin du XXe siècle) peuvent s’identifier au lecteur implicite. Une des tâches majeures de l’exégèse est de faciliter cette identification.
_A l’analyse narrative se rattache une façon nouvelle d’apprécier la portée des textes. Alors que la méthode historico-critique considère plutôt le texte comme une « fenêtre », qui permet de se livrer à des observations sur telle ou telle époque (non seulement sur les faits racontés, mais aussi sur la situation de la communauté pour laquelle ils ont été racontés), on souligne que le texte fonctionne également comme un « miroir », en ce sens qu’il met en place une certaine image de monde — le « monde du récit », — qui exerce son influence sur les façons de voir du lecteur et porte celui-ci à adopter certaines valeurs plutôt que d’autres.
À ce genre d’étude, typiquement littéraire, la réflexion théologique s’est associée, en considérant les conséquences que comporte, pour l’adhésion de foi, la nature du récit — et donc de témoignage — de l’Écriture Sainte et en déduisant de là une herméneutique de type pratique et pastoral. On réagit de cette manière contre la réduction du texte inspiré à une série de thèses théologiques, formulées souvent selon des catégories et un langage non-scripturaires. On demande à l’exégèse narrative de réhabiliter, en des contextes historiques nouveaux, les modes de communication et de signification propres au récit biblique, afin de mieux ouvrir la voie à son efficacité pour le salut. On insiste sur la nécessité de « raconter le salut » (aspect « informatif » du récit) et de « raconter en vue du salut » (aspect « performatif »). Le récit biblique, en effet, contient, — explicitement ou implicitement selon les cas —, un appel existentiel adressé au lecteur.
Pour l’exégèse de la Bible, l’analyse narrative présente une utilité évidente car elle correspond à la nature narrative d’un très grand nombre de textes bibliques. Elle peut contribuer à faciliter le passage, souvent malaisé, entre le sens du texte dans son contexte historique, — tel que la méthode historico-critique cherche à le définir, — et la portée du texte pour le lecteur d’aujourd’hui. En contrepartie, la distinction entre « auteur réel » et « auteur implicite » augmente la complexité des problèmes d’interprétation.
En s’appliquant aux textes de la Bible, l’analyse narrative ne peut se contenter de plaquer sur ceux-ci des modèles préétablis. Elle doit bien plutôt s’efforcer de correspondre à leur spécificité. Son approche synchronique des textes demande à être complétée par des études diachroniques. Elle doit, d’autre part, se garder d’une possible tendance à exclure toute élaboration doctrinale des données que contiennent les récits de la Bible. Elle se trouverait alors en désaccord avec la tradition biblique elle-même, qui pratique ce genre d’élaboration, et avec la tradition ecclésiale, qui a continué dans cette voie. Il convient enfin de noter qu’on ne peut pas considérer l’efficacité existentielle subjective de la Parole de Dieu transmise narrativement comme un critère suffisant de la vérité de sa compréhension.
1.B.3. Analyse sémiotique
Parmi les méthodes dites synchroniques, c’est-à-dire qui se concentrent sur l’étude du texte biblique tel qu’il se donne à lire dans son état final, se place l’analyse sémiotique, qui, depuis une vingtaine d’années, s’est grandement développée dans certains milieux. D’abord appelée du terme général de « structuralisme », cette méthode peut réclamer comme ancêtre le linguiste suisse Ferdinand de Saussure qui, au début de ce siècle, a élaboré la théorie selon laquelle toute langue est un système de relations qui obéit à des règles déterminées. Plusieurs linguistes et littéraires ont eu une influence marquante dans l’évolution de la méthode. La plupart des biblistes qui utilisent la sémiotique pour l’étude de la Bible se réclament de Algirdas J. Greimas et de l’École de Paris dont il est le fondateur. Des approches ou méthodes analogues, fondées sur la linguistique moderne, se développent ailleurs. C’est la méthode de Greimas que nous allons présenter et analyser brièvement.
La sémiotique repose sur trois principes ou présupposés principaux :
Principe d’immanence : chaque texte forme un tout de signification ; l’analyse considère tout le texte, mais seulement le texte ; elle ne fait pas appel à des données « extérieures » , tels que l’auteur, les destinataires, les évènements racontés, l’histoire de la rédaction.
Principe de structure du sens : il n’y a de sens que par et dans la relation, spécialement la relation de différence ; l’analyse d’un texte consiste donc à établir le réseau de relations (d’opposition, d’homologation… ) entre les éléments, à partir duquel le sens du texte se construit.
Principe de la grammaire du texte : chaque texte respecte une grammaire, c’est-à-dire un certain nombre de règles ou structures ; dans un ensemble de phrases appelé discours, il y a différents niveaux ayant chacun leur grammaire.
Le contenu global d’un texte peut être analysé sur trois niveaux différents :
Le niveau narratif : On étudie, dans le récit, les transformations qui font passer de l’état initial à l’état terminal. A l’intérieur d’un parcours narratif, l’analyse cherche à retracer les diverses phases, logiquement fiées entre elles, qui marquent la transformation d’un état en un autre. Dans chacune de ces phases, on précise les rapports entre les « rôles » remplis par des « actants » qui déterminent les états et produisent les transformations.
Le niveau discursif : L’analyse consiste en trois opérations : (a) le repérage et le classement des figures, c’est-à-dire des éléments de signification d’un texte (acteurs, temps et lieux) ; (b) l’établissement des parcours de chaque figure dans un texte pour déterminer la manière dont ce texte l’utilise (c) la recherche des valeurs thématiques des figures. Cette dernière opération consiste à cerner « au nom de quoi » (= valeur) les figures suivent, dans ce texte déterminé, tel parcours.
Le niveau logico-sémantique : C’est le niveau dit profond. Il est aussi le plus abstrait. Il procède du postulat que des formes logiques et signifiantes sont sous-jacentes aux organisations narratives et discursives de tout discours. L’analyse à ce niveau consiste à préciser la logique qui gère les articulations fondamentales des parcours narratifs et figuratifs d’un texte. Pour ce faire, un instrument est souvent employé, appelé le « carré sémiotique », figure utilisant les rapports entre deux termes « contraires » et deux termes « contradictoires » (par ex. blanc et noir ; blanc et non-blanc, noir et non-noir).
Les théoriciens de la méthode sémiotique ne cessent d’y apporter des développements nouveaux. Les recherches présentes portent notamment sur l’énonciation et sur l’intertextualité. Appliquée d’abord aux textes narratifs de l’Écriture, qui s’y prêtent plus facilement, la méthode est de plus en plus utilisée pour d’autres types de discours bibliques.
La description donnée de la sémiotique et surtout l’énoncé de ses présupposés laissent déjà percevoir les apports et les limites de cette méthode. En rendant plus attentif au fait que chaque texte biblique est un tout cohérent, qui obéit à des mécanismes linguistiques précis, la sémiotique contribue à notre compréhension de la Bible, Parole de Dieu exprimée en langage humain.
La sémiotique ne peut être utilisée pour l’étude de la Bible que si on sépare cette méthode d’analyse de certains présupposés développés dans la philosophie structuraliste, c’est-à-dire la négation des sujets et de la référence extra-textuelle. La Bible est une Parole sur le réel, que Dieu a prononcée dans une histoire, et qu’il nous adresse aujourd’hui par l’intermédiaire d’auteurs humains. L’approche sémiotique doit être ouverte à l’histoire : celle des acteurs des textes d’abord ; celle de leurs auteur et de leurs lecteurs ensuite. Le risque est grand, chez les utilisateurs de l’analyse sémiotique, d’en rester à une étude formelle du contenu et de ne pas dégager le message des textes.
Si elle ne se perd pas dans les arcanes d’un langage compliqué et est enseignée en termes simples dans ses éléments principaux, l’analyse sémiotique peut donner aux chrétiens le goût d’étudier le texte biblique et de découvrir certaines de ses dimensions de sens sans posséder toutes les connaissances historiques se rapportant à la production du texte et à son monde socioculturel. Elle peut ainsi s’avérer utile dans la pastorale elle-même, pour une certaine appropriation de l’Écriture en des milieux non-spécialisés.
1.C. Approches basées sur la Tradition
Bien qu’elles se différencient de la méthode historico-critique par une plus grande attention à l’unité interne des textes étudiés, les méthodes littéraires que nous venons de présenter demeurent insuffisantes Pour l’interprétation de la Bible, car elles considèrent chaque écrit isolément. Or la Bible ne se présente pas comme un assemblage de textes dépourvus de relations entre eux, mais comme un ensemble de témoignages d’une même grande Tradition. Pour correspondre pleinement à l’objet de son étude, l’exégèse biblique doit tenir compte de ce fait. Telle est la perspective adoptée par plusieurs approches qui développent actuellement.
1.C.1. Approche canonique
Constatant que la méthode historico-critique éprouve parfois des difficultés à atteindre, dans ses conclusions, le niveau théologique, l’approche « canonique », née aux États-Unis il y a une vingtaine d’années, entend mener à bien une tâche théologique d’interprétation, en partant du cadre explicite de la foi : la Bible dans son ensemble.
Pour ce faire, elle interprète chaque texte biblique à la lumière du Canon des Écritures, c’est-à-dire de la Bible en tant que reçue comme norme de foi par une communauté de croyants. Elle cherche à situer chaque texte à l’intérieur de l’unique dessein de Dieu, dans le but d’aboutir à une actualisation de l’Écriture pour notre temps. Elle ne prétend pas se substituer à la méthode historico-critique, mais elle souhaite la compléter.
Deux points de vue différents ont été proposés :
Brevard S. Childs centre son intérêt sur la forme canonique finale du texte (livre ou collection), forme acceptée par la communauté comme faisant autorité pour exprimer sa foi et diriger sa vie.
Plus que sur la forme finale et stabilisée du texte, James A. Sanders porte son attention sur le « processus canonique » ou développement progressif des Écritures auxquelles la communauté croyante a reconnu une autorité normative. L’étude critique de ce processus examine comment les anciennes traditions ont été réutilisées dans de nouveaux contextes, avant de constituer un tout à la fois stable et adaptable, cohérent et unissant des données divergentes, dans lequel la communauté de foi puise son identité. Des procédés herméneutiques ont été mis en œuvre au cours de ce processus et le sont encore après la fixation du canon ; ils sont souvent de genre midrashique, servant à actualiser le texte biblique. Elles favorisent une constante interaction entre la communauté et ses Écritures, faisant appel à une interprétation qui vise à rendre contemporaine la tradition.
L’approche canonique réagit avec raison contre la valorisation exagérée de ce qui est supposé être originel et primitif, comme si cela seul était authentique. L’Écriture inspirée est bien l’Écriture telle que l’Église l’a reconnue comme règle de sa foi. On peut insister, à ce propos, soit sur la forme finale dans laquelle se trouve actuellement chacun des livres, soit sur l’ensemble qu’ils constituent comme Canon. Un livre ne devient biblique qu’à la lumière du Canon tout entier.
La communauté croyante est effectivement le contexte adéquat pour l’interprétation des textes canoniques. La foi et l’Esprit Saint y enrichissent l’exégèse ; l’autorité ecclésiale, qui s’exerce au service de la communauté, doit veiller ce que l’interprétation reste fidèle à la grande Tradition qui a produit les textes (cf. Dei Verbum, 10).
L’approche canonique se trouve aux prises avec plus d’un problème, surtout lorsqu’elle cherche à définir le « processus canonique ». A partir de quand peut-on dire qu’un texte est canonique ? Il semble admissible de le dire dès que la communauté attribue à un texte une autorité normative, même avant la fixation définitive de ce texte. On peut parler d’une herméneutique « canonique » dès lors que la répétition des traditions, qui s’effectue en tenant compte des aspects nouveaux de la situation (religieuse, culturelle, théologique), maintient l’identité du message. Mais une question se pose : le processus d’interprétation qui a conduit à la formation du Canon doit-il être reconnu comme règle d’interprétation de l’Écriture jusqu’à nos jours ?
D’autre part, les rapports complexes entre le Canon juif des Écritures et le Canon chrétien suscitent de nombreux problèmes pour l’interprétation. L’Église chrétienne a reçu comme « Ancien Testament » les écrits qui avaient autorité dans la communauté juive hellénistique, mais certains de ceux-ci sont absents de la Bible hébraïque ou s’y présentent sous une forme différente. Le corpus est donc différent. De ce fait, l’interprétation canonique ne peut être identique, puisque chaque texte doit se lire en relation avec l’ensemble du corpus. Mais, surtout, l’Église lit l’Ancien Testament à la lumière de l’évènement pascal, — mort et résurrection du Christ Jésus, — qui apporte une radicale nouveauté et donne, avec une autorité souveraine, un sens décisif et définitif aux Écritures (cf. Dei Verbum, 4). Cette nouvelle détermination de sens fait partie intégrante de la foi chrétienne. Elle ne doit pourtant pas ôter toute consistance à l’interprétation canonique antérieure, celle qui a précédé la Pâque chrétienne, car il faut respecter chaque étape de l’histoire du salut. Vider de sa substance l’Ancien Testament serait priver le Nouveau Testament de son enracinement dans l’histoire.
1.C.2. Approche par le recours aux traditions juives d’interprétation
L’Ancien Testament a pris sa forme finale dans le Judaïsme des quatre ou cinq derniers siècles qui ont précédé l’ère chrétienne. Ce judaïsme a aussi été le milieu d’origine du Nouveau Testament et de l’Église naissante. De nombreuses études d’histoire juive ancienne et notamment les recherches suscitées par les découvertes de Qumran ont mis en relief la complexité du monde juif, en terre d’Israël et dans la diaspora, tout au long de cette période.
C’est dans ce monde qu’a commencé l’interprétation de l’Écriture. Un des plus anciens témoins de l’interprétation juive de la Bible ‘est la traduction grecque des Septante. Les Targoumirn araméens constituent un autre témoignage du même effort, qui s’est poursuivi jusqu’à nos jours, accumulant une somme prodigieuse de procédés savants pour la conservation du texte de l’Ancien Testament et pour l’explication du sens des textes bibliques. De tout temps, les meilleurs exégètes chrétiens, depuis Origène et S. Jérôme, ont cherché à tirer profit de l’érudition biblique juive pour une meilleure intelligence de l’Écriture. De nombreux exégètes modernes suivent cet exemple.
Les traditions juives anciennes permettent, en particulier, de mieux connaître la Septante, Bible juive, devenue ensuite la première partie de la Bible chrétienne pendant au moins les quatre premiers siècles de l’Église et en Orient jusqu’à nos jours. La littérature juive extra-canonique, appelée apocryphe ou intertestamentaire, abondante et diversifiée, est une source importante pour l’interprétation du Nouveau Testament. Les procédés variés d’exégèse pratiqués par le judaïsme des différentes tendances se retrouvent dans l’Ancien Testament lui-même, par ex. dans les Chroniques par rapport aux Livres des Rois, et dans le Nouveau Testament, par ex. dans certains raisonnements scripturaires de S. Paul. La diversité des formes (paraboles, allégories, anthologies et centons, relectures, pesher, rapprochements entre textes éloignés, psaumes et hymnes, visions, révélations et songes, compositions sapientiales) est commune à l’Ancien et au Nouveau Testament ainsi qu’à la littérature de tous les milieux juifs avant et après le temps de Jésus. Les Targournim et les Midrashim représentent l’homilétique et l’interprétation biblique de larges secteurs du judaïsme des premiers siècles.
De nombreux exégètes de l’Ancien Testament demandent en outre aux commentateurs, grammairiens et lexicographes juifs médiévaux et plus récents des lumières pour l’intelligence de passages obscurs ou de mots rares et uniques. Plus souvent qu’autrefois apparaissent aujourd’hui des références à ces ouvrages juifs dans la discussion exégétique.
La richesse de l’érudition juive mise au service de la Bible, depuis ses origines dans l’antiquité jusqu’à nos jours, est une aide de première valeur pour l’exégèse des deux Testaments, à condition toutefois de l’employer à bon escient. Le Judaïsme ancien était d’une grande diversité. La forme pharisienne, qui a prévalu ensuite dans le rabbinisme, n’était pas la seule. Les textes juifs antiques s’échelonnent sur plusieurs siècles ; il est important de les situer chronologiquement avant de procéder à des comparaisons. Surtout, le cadre d’ensemble des communautés juives et chrétiennes est fondamentalement différent : du côté juif selon des formes très variées, il s’agit d’une religion qui définit un peuple et une pratique de vie à partir d’un écrit révélé et d’une tradition orale, tandis que du côté chrétien, c’est la foi au Seigneur Jésus, mort, ressuscité et désormais vivant, Messie et Fils de Dieu, qui rassemble une communauté. Ces deux points de départ créent, pour l’interprétation des Écritures, deux contextes qui, malgré beaucoup de contacts et de similitudes, sont radicalement différents.
1.C.3. Approche par l’histoire des effets du texte
Cette approche repose sur deux principes : a) un texte ne devient une œuvre littéraire que s’il rencontre des lecteurs qui lui donnent vie en se l’appropriant ; b) cette appropriation du texte, qui peut s’effectuer de façon individuelle ou communautaire et prendre forme en différents domaines (littéraire, artistique, théologique, ascétique et mystique), contribue à faire mieux comprendre le texte lui-même.
Sans être tout à fait inconnue de l’antiquité, cette approche s’est développée entre 1960 et 1970 dans les études littéraires, lorsque la critique s’est intéressée aux rapports entre le texte et ses lecteurs. L’exégèse biblique ne pouvait que tirer bénéfice de cette recherche, d’autant plus que l’herméneutique philosophique affirmait de son côté la nécessaire distance entre l’œuvre et son auteur, ainsi qu’entre l’œuvre et ses lecteurs. Dans cette perspective, on a commencé à faire entrer dans le travail d’interprétation l’histoire de l’effet provoqué par un livre ou un passage de l’Écriture ( « Wirkungsgeschichte »). On s’efforce de mesurer l’évolution de l’interprétation au cours du temps en fonction des préoccupations des lecteurs et d’évaluer l’importance du rôle de la tradition pour éclairer le sens des textes bibliques.
La mise en présence du texte et de ses lecteurs suscite une dynamique, car le texte exerce un rayonnement et provoque des réactions. Il fait retentir un appel, qui est entendu par les lecteurs individuellement ou en groupes. Le lecteur n’est d’ailleurs jamais un sujet isolé. Il appartient à un espace social et se situe dans une tradition. Il vient au texte avec ses questions, opère une sélection, propose une interprétation et, finalement, il peut créer une autre œuvre ou prendre des initiatives qui s’inspirent directement de sa lecture de l’Écriture.
Les exemples d’une telle approche sont déjà nombreux. L’histoire de la lecture du Cantique des Cantiques en offre un excellent témoignage ; elle montre comment ce livre a été reçu à l’époque des Pères de l’Église, dans le milieu monastique latin au Moyen Age ou encore chez un mystique comme St Jean de la Croix ; elle permet ainsi de mieux découvrir toutes les dimensions de sens de cet écrit. De même dans le Nouveau Testament, il est possible et utile d’éclairer le sens d’une péricope (par ex., celle du jeune homme riche en Mt 19, 16-26) en montrant sa fécondité au cours de l’histoire de l’Église.
Mais l’histoire atteste aussi l’existence de courants d’interprétations tendancieuses et fausses, aux effets néfastes, poussant, par exemple, à l’antisémitisme ou à d’autres discriminations raciales ou encore à des illusions millénaristes. On voit par là que cette approche ne peut pas être une discipline autonome. Un discernement est nécessaire. On doit se garder de privilégier tel ou tel moment de l’histoire des effets d’un texte pour en faire l’unique règle de son interprétation.
1.D. Approches par les sciences humaines
Pour se communiquer, la Parole de Dieu a pris racine dans la vie de groupes humains (cf. Sir 24, 12) et elle s’est frayé un chemin à travers les conditionnements psychologiques des diverses personnes qui ont composé les écrits bibliques. Il s’ensuit que les sciences humaines — en particulier, la sociologie, l’anthropologie et la psychologie — peuvent contribuer à une meilleure compréhension de certains aspects des textes. Il convient, cependant, de remarquer que plusieurs écoles existent, avec des divergences notables sur la nature même de ces sciences. Cela dit, un bon nombre d’exégètes ont tirés récemment profit de ce genre de recherches
1.D.1. Approche sociologique
Les textes religieux sont liés par un rapport de relation réciproque aux sociétés dans lesquelles ils prennent naissance. Cette constatation vaut évidemment pour les textes bibliques. En conséquence, l’étude critique de la Bible nécessite une connaissance aussi exacte que possible des comportements sociaux qui caractérisaient les divers milieux dans lesquelles les traditions bibliques se sont formées. Ce genre d’information socio-historique doit être complété par une explication sociologique correcte, qui interprète scientifiquement, dans chaque cas, la portée des conditions sociales d’existence.
Dans l’histoire de l’exégèse, le point de vue sociologique a trouvé place depuis longtemps. L’attention que la « Formgeschichte » a accordée au milieu d’origine des textes ( « Sitz im Leben ») en est un témoignage : on reconnaît que les traditions bibliques portent la marque des milieux socioculturels qui les ont transmises. Dans le premier tiers du XXe siècle l’École de Chicago a étudié la situation socio-historique de la chrétienté primitive, donnant ainsi à la critique historique une impulsion appréciable dans cette direction. Au cours des vingt dernières années (1970-1990), l’approche sociologique des textes bibliques est devenue partie intégrante de l’exégèse.
Nombreuses sont les questions qui se posent en ce domaine pour l’exégèse de l’Ancien Testament. On doit se demander, par exemple, quelles sont les diverses formes d’organisation sociale et religieuse qu’Israël a connues au cours de son histoire. Pour la période antérieure à la formation d’un état, est-ce que le modèle ethnologique d’une société acéphale segmentaire fournit une base de départ satisfaisante ? Comment est-on passé d’une figue de tribus, sans grande cohésion, à un état organisé en monarchie et, de là, à une communauté basée simplement sur des liens religieux et généalogiques ? Quelles transformations économiques, militaires et autres furent provoquées dans la structure de la société par le mouvement de centralisation politique et religieuse qui conduisit à la monarchie ? L’étude des normes de comportement dans l’Ancien Orient et en Israël ne contribue-t-elle pas plus efficacement à l’intelligence du Décalogue que les tentatives purement littéraires de reconstruction d’un texte primitif ?
Pour l’exégèse du Nouveau Testament, les questions sont évidemment différentes. Citons-en quelques-unes : pour expliquer le genre de vie adopté avant Pâques par Jésus et ses disciples, quelle valeur peut-on accorder à la théorie d’un mouvement de charismatiques itinérants, vivant sans domicile, ni famille, ni biens ? Une relation de continuité, basée sur l’appel de Jésus à marcher à sa suite, s’est-elle maintenue entre l’attitude de détachement radical, adoptée par Jésus, et celle du mouvement chrétien après Pâques, dans les milieux les plus divers de la chrétienté primitive ? Que savons-nous de la structure sociale des communautés pauliniennes, compte tenu, en chaque cas, de la culture urbaine correspondante ?
En général, l’approche sociologique donne une plus grande ouverture au travail exégétique et comporte beaucoup d’aspects positifs. La connaissance des données sociologiques qui contribuent à faire comprendre le fonctionnement économique, culturel et religieux du monde biblique est indispensable à la critique historique. La tâche, qui incombe à l’exégèse, de bien entendre le témoignage de foi de l’Église apostolique ne peut être menée à bien de façon rigoureuse sans une recherche scientifique qui étudie les étroits rapports des textes du Nouveau Testament avec le « vécu » social de l’Église primitive. L’utilisation des modèles fournis par la science sociologique assure aux recherches des historiens sur les époques bibliques une remarquable capacité de renouvellement, mais il faut, naturellement, que les modèles soient modifiés en fonction de la réalité étudiée.
Il y a lieu de signaler quelques risques que l’approche sociologique fait courir à l’exégèse. En effet, si le travail de la sociologie consiste à étudier des sociétés vivantes, il faut s’attendre à des difficultés lorsqu’on veut appliquer ses méthodes à des milieux historiques qui appartiennent à un lointain passé. Les textes bibliques et extrabibliques ne fournissent pas forcément une documentation suffisante pour donner une vue d’ensemble de la société de l’époque. Par ailleurs, la méthode sociologique tend à accorder aux aspects économiques et institutionnels de l’existence humaine plus d’attention qu’à ses dimensions personnelles et religieuses.
1.D.2. Approche par l’anthropologie culturelle
L’approche des textes bibliques qui utilise les recherches d’anthropologie culturelle est en rapport étroit avec l’approche sociologique. La distinction de ces deux approches se situe à la fois au niveau de la sensibilité, à celui de la méthode et à celui des aspects de la réalité qui retiennent l’attention. Tandis que l’approche sociologique – nous venons de le dire – étudie surtout les aspects économiques et institutionnels, l’approche anthropologique s’intéresse à un vaste ensemble d’autres aspects qui se reflètent dans le langage, l’art, la religion, mais aussi dans les vêtements, les ornements, les fêtes, les danses, les mythes, les légendes et tout ce qui concerne l’ethnographie.
En général, l’anthropologie culturelle cherche à définir les caractéristiques des différents types d’hommes dans leur milieu social, — comme, par exemple, l’homme méditerranéen, — avec tout ce que cela implique d’étude du milieu rural ou urbain et d’attention aux valeurs reconnues par la société (honneur et déshonneur, secret, fidélité, tradition, genre d’éducation et d’écoles), à la façon dont s’exerce le contrôle social, aux idées qu’on a de la famille, de la maison, de la parenté, à la situation de la femme, aux binômes institutionnels (patron — client, propriétaire — locataire, bienfaiteur — bénéficiaire, homme libre — esclave), sans oublier la conception du sacré et du profane, les tabous, le rituel de passage d’une situation à une autre, la magie, l’origine des ressources, du pouvoir, de l’information, etc.
Sur la base de ces divers éléments, on constitue des typologies et des « modèles », communs à plusieurs cultures.
Ce genre d’études peut évidemment être utile pour l’interprétation des textes bibliques et il est effectivement utilisé dans les conceptions de la parenté dans l’Ancien Testament, la position de la femme dans la société israélite l’influence des rites agraires, etc. Dans les textes qui rapportent l’enseignement de Jésus, par exemple les paraboles, beaucoup de détails peuvent être éclairés grâce à cette approche. Il en est de même pour des conceptions fondamentales, comme celle du règne de Dieu, ou pour la façon de concevoir le temps dans l’histoire du salut, ainsi que pour les processus d’agglutination des communautés primitives. Cette approche permet de mieux distinguer les éléments permanents du message biblique qui ont leur fondement dans la nature humaine, et les déterminations contingentes, dues à des cultures particulières. Toutefois, pas plus que d’autres approches particulières, cette approche n’est en mesure, par elle-même de rendre compte des apports spécifiques de la Révélation. Il convient d’en être conscient au moment d’apprécier la portée de ses résultats.
1.D.3. Approches psychologiques et psychanalytiques
Psychologie et théologie n’ont jamais cessé d’être en dialogue l’une avec l’autre. L’extension moderne des recherches psychologiques à l’étude des structures dynamiques de l’inconscient a suscité de nouvelles tentatives d’interprétation des textes anciens, et donc aussi de la Bible. Des ouvrages entiers ont été consacrés l’interprétation Psychanalytique de textes bibliques. De vives discussions s’en sont suivies : dans quelle mesure et à quelles conditions des recherches psychologiques et psychanalytiques peuvent-elles contribuer à une compréhension plus profonde de l’Écriture Sainte ?
Les études de psychologie et de psychanalyse apportent à l’exégèse biblique un enrichissement, car, grâce à elles, les textes de la Bible peuvent être mieux compris en tant qu’expériences de vie et règles de comportement. La religion, on le sait, est toujours dans une situation de débat avec l’inconscient. Elle participe, dans une très large mesure, à la correcte orientation des pulsions humaines. Les étapes que la critique historique parcourt méthodiquement ont besoin d’être complétées par une étude des divers niveaux de la réalité exprimée dans les textes. La psychologie et la psychanalyse s’efforcent d’avancer dans cette direction. Elles ouvrent la voie à une compréhension pluridimensionnelle de l’Écriture, et elles aident à décoder le langage humain de la Révélation.
La psychologie et, d’une autre façon, la psychanalyse ont apporté, en particulier, une nouvelle compréhension du symbole. Le langage symbolique permet d’exprimer des zones de l’expérience religieuse qui ne sont pas accessibles au raisonnement purement conceptuel, mais ont une valeur pour la question de la vérité. C’est pourquoi une étude interdisciplinaire menée en commun par des exégètes et des psychologues ou des psychanalystes présente des avantages certains, fondés objectivement et confirmés dans la pastorale.
De nombreux exemples peuvent être cités, qui montrent la nécessité d’un effort commun des exégètes et des psychologues : pour éclairer le sens des rites du culte, des sacrifices, des interdits, pour expliquer le langage imagé de la Bible, la portée métaphorique des récits de miracles, les ressorts dramatiques des visions et auditions apocalyptiques. Il ne s’agit pas simplement de décrire le langage symbolique de la Bible, mais de saisir sa fonction de révélation et d’interpellation : la réalité « numineuse » de Dieu y entre en contact avec l’homme.
Le dialogue entre exégèse et psychologie ou psychanalyse en vue d’une meilleure compréhension de la Bible doit évidemment être critique et respecter les frontières de chaque discipline. En tout état de cause, une psychologie ou une psychanalyse qui serait athée se mettrait dans l’incapacité de rendre compte des données de la foi. Utiles pour préciser l’étendue de la responsabilité humaine, psychologie et psychanalyse ne doivent pas éliminer la réalité du péché et du salut. On doit, par ailleurs, se garder de confondre religiosité spontanée et révélation biblique ou de porter atteinte au caractère historique du message de la Bible, lequel lui assure une valeur d’évènement unique.
Remarquons, en outre, qu’on ne peut pas parler de « l’exégèse psychanalytique » comme s’il n’y en avait qu’une seule. Il existe, en réalité, provenant des divers domaines de la psychologie et des diverses écoles, une multitude de connaissances susceptibles d’apporter des lumières utiles à l’interprétation humaine et théologique de la Bible. Absolutiser telle ou telle position de l’une des écoles ne favorise pas la fécondité de l’effort commun, mais lui est plutôt nuisible.
Les sciences humaines ne se réduisent pas à la sociologie, à l’anthropologie culturelle et à la psychologie. D’autres disciplines peuvent aussi avoir leur utilité pour l’interprétation de la Bible. Dans tous ces domaines, il faut respecter les compétences et reconnaître qu’il est peu fréquent qu’une même personne soit à la fois qualifiée en exégèse et en l’une ou l’autre des sciences humaines.
1.E. Approches contextuelles
L’interprétation d’un texte est toujours dépendante de la mentalité et des préoccupations de ses lecteurs. Ceux-ci accordent une attention privilégiée à certains aspects et, sans même y penser, en négligent d’autres. Il est donc inévitable que des exégètes adoptent, dans leurs travaux, des points de vue nouveaux correspondant à des courants de pensée contemporains qui n’ont pas, jusqu’ici, obtenu une place suffisante. Il convient qu’ils le fassent avec discernement critique. Actuellement, les mouvements de libération et le féminisme retiennent particulièrement l’attention.
1.E.1. Approche libérationiste
La théologie de la libération est un phénomène complexe qu’il ne faut pas simplifier indûment. Comme mouvement théologique, il se consolide au début des années ’70. Son point de départ, en plus des circonstances économiques, sociales et politiques des pays d’Amérique Latine, se trouve en deux grands évènements ecclésiaux : le 2e Concile du Vatican, avec sa volonté déclarée d’aggiornamento et d’orientation du travail pastoral de l’Église vers les besoins du monde actuel, et la 2e Conférence Générale de l’épiscopat d’Amérique Latine à Medellin en 1968, qui a appliqué les enseignements du Concile aux besoins de l’Amérique Latine. Le mouvement s’est propagé aussi en d’autres parties du monde (Afrique, Asie, population noire des États-Unis).
Il est difficile de discerner s’il existe « une » théologie de la libération et d’en définir la méthode. Il l’est tout autant de déterminer adéquatement sa façon de lire la Bible pour en indiquer ensuite les apports et les limites. On peut dire qu’elle n’adopte pas une méthode spéciale. Mais, partant de points de vue socio-culturels et politiques propres, elle pratique une lecture biblique orientée en fonction des besoins du peuple, qui cherche dans la Bible la nourriture de sa foi et de sa vie.
Au lieu de se contenter d’une interprétation objectivante, qui se concentre sur ce que dit le texte situé dans son contexte d’origine, on cherche une lecture qui naisse de la situation vécue par le peuple. Si celui-ci vit en des circonstances d’oppression, il faut recourir à la Bible pour y chercher la nourriture capable de le soutenir dans ses luttes et ses espérances. La réalité présente ne doit pas être ignorée, mais au contraire affrontée, en vue de l’éclairer à la lumière de la Parole. De cette lumière proviendra la praxis chrétienne authentique, tendant à la transformation de la société au moyen de la justice et de l’amour. Dans la foi, l’Écriture se transforme en facteur de dynamisme de libération intégrale.
Les principes sont les suivants :
Dieu est présent dans l’histoire de son peuple pour le sauver. Il est le Dieu des pauvres, qui ne peut tolérer l’oppression ni l’injustice.
C’est pourquoi l’exégèse ne peut pas être neutre mais doit prendre partie, à la suite de Dieu, pour les pauvres et s’engager dans le combat pour la libération des opprimés.
La participation à ce combat permet précisément de faire apparaître des sens qui ne se découvrent que lorsque les textes bibliques sont lus dans un contexte de solidarité effective avec les opprimés.
Puisque la libération des opprimés est un processus collectif, la communauté des pauvres est le meilleur destinataire pour recevoir la Bible comme parole de libération. En outre, les textes bibliques ayant été écrits pour des communautés, c’est à des communautés que la lecture de la Bible est confiée en premier lieu. La Parole de Dieu est pleinement actuelle grâce surtout à la capacité que possèdent des « évènements fondateurs » (la sortie d’Égypte, la passion et la résurrection de Jésus) de susciter de nouvelles réalisations au cours de l’histoire.
La théologie de la libération comprend des éléments dont la valeur est indubitable : le sens profond de la Présence de Dieu qui sauve ; l’insistance sur la dimension communautaire de la foi ; l’urgence d’une praxis libératrice enracinée dans la justice et dans l’amour ; une relecture de la Bible qui cherche à faire de la Parole de Dieu la lumière et la nourriture du Peuple de Dieu au milieu de ses luttes et de ses espérances. Ainsi est soulignée la pleine actualité du texte inspiré.
Mais une lecture aussi engagée de la Bible comporte des risques. Comme elle est liée à un mouvement en pleine évolution, les remarques qui suivent ne peuvent être que provisoires.
Cette lecture se concentre sur des textes narratifs et Prophétiques qui éclairent des situations d’oppression et qui inspirent une praxis tendant à un changement social ; ici ou là elle a pu être partiale, ne donnant pas autant d’attention à d’autres textes de la Bible. Il est exact que l’exégèse ne peut pas être neutre, mais elle doit aussi se garder d’être unilatérale. Par ailleurs, l’engagement social et politique n’est pas la tâche directe de l’exégète.
En voulant insérer le message biblique dans le contexte socio-politique, des théologiens et des exégètes ont été amenés à recourir à des instruments d’analyse de la réalité sociale. Dans cette perspective, certains courants de la théologie de la libération ont fait une analyse inspirée de doctrines matérialistes et c’est dans ce cadre qu’ils ont aussi lu la Bible, ce qui n’a pas manqué de faire question, notamment en ce qui concerne le principe marxiste de la lutte des classes.
Sous la pression d’énormes problèmes sociaux, l’accent a été mis davantage sur une eschatologie terrestre, parfois au détriment de la dimension eschatologique transcendante de l’Écriture.
Les changements sociaux et politiques conduisent cette approche à se poser de nouvelles questions et à chercher de nouvelles orientations. Pour son développement ultérieur et sa fécondité dans l’Église, un facteur décisif sera la mise au clair de ses présupposés herméneutiques, de ses méthodes et de sa cohérence avec la foi et la Tradition de l’ensemble de l’Église.
1.E.2. Approche féministe
L’herméneutique biblique féministe a pris naissance vers la fin du 19e siècle aux États-Unis, dans le contexte socio-culturel de la lutte pour les droits de la femme, avec le comité de révision de la Bible. Celui-ci produisit « The Woman’s Bible » en deux volumes (New York 1885, 1898). Ce courant s’est manifesté avec une vigueur nouvelle et a eu un énorme développement à partir des années 70, en liaison avec le mouvement de la libération de la femme, surtout en Amérique du Nord. À proprement parler, on doit distinguer plusieurs herméneutiques bibliques féministes, car les approches utilisées sont très diverses. Leur unité provient de leur thème commun, la femme, et du but poursuivi : la libération de la femme et la conquête de droits égaux à ceux de l’homme.
Il y a lieu de mentionner ici trois formes principales de l’herméneutique biblique féministe : la forme radicale, la forme néo-orthodoxe et la forme critique.
La forme radicale refuse complètement l’autorité de la Bible, en disant qu’elle a été produite par des hommes en vue d’assurer la domination de l’homme sur la femme (androcentrisme).
_ La forme néo-orthodoxe accepte la Bible comme prophétique et susceptible de servir, dans la mesure où elle prend parti pour les faibles et donc aussi pour la femme ; cette orientation est adoptée comme « canon dans le canon », pour mettre en lumière tout ce qui est en faveur de la libération de la femme et de ses droits.
La forme critique utilise une méthodologie subtile et cherche à redécouvrir la position et le rôle de la femme chrétienne dans le mouvement de Jésus et dans les Églises pauliniennes. A cette époque, on aurait adopté l’égalitarisme. Mais cette situation aurait été masquée, en majeure partie, dans les écrits du Nouveau Testament et davantage encore par la suite, le patriarcalisme et l’androcentrisme ayant progressivement prévalu.
L’herméneutique féministe n’a pas élaboré une méthode nouvelle. Elle se sert des méthodes courantes d’exégèse, spécialement de la méthode historico-critique. Mais elle ajoute deux critères d’investigation.
Le premier est le critère féministe, emprunté au mouvement de libération de la femme, dans la ligne du mouvement plus général de la théologie de la libération. Il utilise une herméneutique du soupçon : l’histoire étant régulièrement écrite par les vainqueurs, il y a lieu, pour rejoindre la vérité, de ne pas se fier aux textes, mais d’y chercher des indices qui révèlent autre chose.
Le second critère est sociologique ; il se base sur l’étude des sociétés des temps bibliques, de leur stratification sociale et de la position qu’y occupait la femme.
Pour ce qui concerne les écrits néotestamentaires, l’objet de l’étude, en définitive, n’est pas la conception de la femme exprimée dans le Nouveau Testament, mais la reconstruction historique de deux situations différentes de la femme au premier siècle, celle qui était habituelle dans la société juive et gréco-romaine et celle, innovatrice, instituée dans le mouvement de Jésus et les Églises pauliniennes, où on aurait formé « une communauté de disciples de Jésus, tous égaux ». Un des appuis invoqués pour fonder cette vision des choses est le texte de Ga 3, 28. L’objectif est de redécouvrir pour le présent l’histoire oubliée du rôle de la femme dans l’Église des origines.
Nombreux sont les apports positifs qui proviennent de l’exégèse féministe. Les femmes ont ainsi pris une part plus active à la recherche exégétique. Elles ont réussi, souvent mieux que les hommes, à percevoir la présence, la signification et le rôle de la femme dans la Bible, dans l’histoire des origines chrétiennes et dans l’Église. L’horizon culturel moderne, grâce à sa plus grande attention à la dignité de la femme et au rôle de celle-ci dans la société et dans l’Église fait qu’on adresse au texte biblique des interrogations nouvelles, occasions de nouvelles découvertes. La sensibilité féminine porte à déceler et à corriger certaines interprétations courantes, qui étaient tendancieuses et visaient à justifier la domination de l’homme sur la femme.
En ce qui concerne l’Ancien Testament, plusieurs études se sont efforcées d’arriver à une meilleure compréhension de l’image de Dieu. Le Dieu de la Bible n’est pas la projection d’une mentalité patriarcale. Il est Père, mais il est aussi Dieu de tendresse et d’amour maternels.
Dans la mesure où l’exégèse féministe se fonde sur un parti pris, elle s’expose à interpréter les textes bibliques de façon tendancieuse et donc contestable. Pour prouver ses thèses, elle doit souvent, faute de mieux, recourir à des arguments ex silentio. Ceux-ci, on le sait, sont en général sujets à caution ; ils ne peuvent jamais suffire à établir solidement une conclusion. D’autre part, la tentative faite pour reconstituer, grâce à des indices fugitifs discernés dans les textes, une situation historique que ces mêmes textes sont censés vouloir cacher, ne correspond plus à un travail d’exégèse proprement dit, Puisqu’elle conduit à rejeter le contenu des textes inspirés pour leur préférer une. construction hypothétique différente.
L’exégèse féministe soulève souvent les questions de pouvoir dans l’Église, qui sont, on le sait, objet de discussions et même affrontements. En ce domaine, l’exégèse féministe ne pourra être utile à l’Église que dans la mesure où elle ne tombera pas dans les pièges qu’elle dénonce et où elle ne perdra pas de vue l’enseignement adressé par Jésus à tous ses disciples, hommes et femmes [2].
1.F. Lecture fondamentaliste
La lecture fondamentaliste part du principe que la Bible, étant de Dieu inspirée et exempte d’erreur, doit être lue et interprétée littéralement en tous ses détails. Mais par interprétation littérale » elle entend une interprétation primaire, c’est-à-dire excluant tout effort de compréhension de la Bible qui tienne compte de sa croissance historique et de son développement. Elle s’oppose donc à l’utilisation de la méthode historico-critique, comme de toute autre méthode scientifique d’interprétation de l’Écriture. La lecture fondamentaliste a eu son origine dans une préoccupation de fidélité au sens littéral de tire. Après le siècle des Lumières, elle s’est présentée, dans le protestantisme, comme une sauvegarde contre l’exégèse libérale.
Le terme « fondamentaliste » se rattache directement au Congrès Biblique Américain qui s’est tenu à Niagara, dans l’État de New York, en 1895. Les exégètes protestants conservateurs y définirent « cinq points de fondamentalisme » : l’inerrance verbale de l’Écriture, la divinité du Christ, sa naissance virginale, la doctrine de l’expiation vicaire et la résurrection corporelle lors de la seconde venue du Christ. Lorsque la lecture fondamentaliste de la Bible se propagea en d’autres parties du monde, elle donna naissance à d’autres espèces de lectures, également « littéralistes », en Europe, Asie, Afrique et Amérique du sud. Ce genre de lecture trouve de plus en plus d’adhérents, au cours de la dernière partie du 20e siècle, dans des groupes religieux et des sectes ainsi que parmi les catholiques.
Bien que le fondamentalisme ait raison d’insister sur l’inspiration divine de la Bible, l’inerrance de la Parole de Dieu et les autres vérités bibliques incluses dans les cinq points fondamentaux, sa façon de présenter ces vérités s’enracine dans une idéologie qui n’est pas biblique, quoi qu’en disent ses représentants. Car elle exige une adhésion sans défaillance à des attitudes doctrinaires rigides et impose, comme source unique d’enseignement au sujet de la vie chrétienne et du salut, une lecture de la Bible qui refuse tout questionnement et toute recherche critique.
Le problème de base de cette lecture fondamentaliste est que, refusant de tenir compte du caractère historique de la révélation biblique, elle se rend incapable d’accepter pleinement la vérité de l’Incarnation elle-même. Le fondamentalisme fuit l’étroite relation du divin et de l’humain dans les rapports avec Dieu. Il refuse d’admettre que la Parole de Dieu inspirée a été exprimée en langage humain et qu’elle a été rédigée, sous l’inspiration divine, par des auteurs humains dont les capacités et les ressources étaient limitées. Pour cette raison, il tend à traiter le texte biblique comme s’il avait été dicté mot à mot par l’Esprit et n’arrive pas à reconnaître que la Parole de Dieu a été formulée dans un langage et une phraséologie conditionnés par telle ou telle époque. Il n’accorde aucune attention aux formes littéraires et aux façons humaines de penser présentes dans les textes bibliques, dont beaucoup sont le fruit d’une élaboration qui s’est étendue sur de longues périodes de temps et porte la marque de situations historiques fort diverses.
Le fondamentalisme insiste aussi d’une manière indue sur l’inerrance des détails dans les textes bibliques, spécialement en matière de faits historiques ou de prétendues vérités scientifiques. Souvent il historicise ce qui n’avait pas de prétention à l’historicité, car il considère comme historique tout ce qui est rapporté ou raconté avec des verbes à un temps passé, sans la nécessaire attention à la possibilité d’un sens symbolique ou figuratif.
Le fondamentalisme a souvent tendance à ignorer ou à nier les problèmes que le texte biblique comporte dans sa formulation hébraïque, araméenne ou grecque. Il est souvent étroitement fié à une traduction déterminée, ancienne ou moderne. Il omet également de considérer les « relectures » de certains passages à l’intérieur même de la Bible.
En ce qui concerne les évangiles, le fondamentalisme ne tient pas compte de la croissance de la tradition évangélique, mais confond naïvement le stade final de cette tradition (ce que les évangélistes ont écrit) avec le stade initial (les actions et les paroles du Jésus de l’histoire). Il néglige du même coup une donnée importante : la façon dont les premières communautés chrétiennes elles-mêmes ont compris l’impact produit par Jésus de Nazareth et son message. Or c’est là un témoignage de l’origine apostolique de la foi chrétienne et son expression directe. Le fondamentalisme dénature ainsi l’appel lancé par l’évangile lui-même.
Le fondamentalisme a également tendance à une grande étroitesse de vues, car il tient pour conforme à la réalité une cosmologie ancienne périmée, parce qu’on la trouve exprimée dans la Bible ; cela empêche le dialogue avec une conception plus large des rapports entre la culture et la foi. Il se base sur une lecture non-critique de certains textes de la Bible pour confirmer des idées politiques et des attitudes sociales marquées par des préjugés, racistes par exemple, tout simplement contraires à l’évangile chrétien.
Enfin, dans son attachement au principe du « sola Scriptura », le fondamentalisme sépare l’interprétation de la Bible de la Tradition guidée par l’Esprit, qui se développe authentiquement en liaison avec l’Écriture au sein de la communauté de foi. Il lui manque de réaliser que le Nouveau Testament a pris forme à l’intérieur de l’Église chrétienne et qu’il est Sainte Écriture de cette Église, dont l’existence a précédé la composition de ses textes. Le fondamentalisme, de ce fait, est souvent anti-ecclésial ; à tient pour négligeables les credo, les dogmes et les pratiques liturgiques qui sont devenus part de la tradition ecclésiastique, comme aussi la fonction d’enseignement de l’Église elle-même. Il se présente comme une forme d’interprétation privée, qui ne reconnaît pas que l’Église est fondée sur la Bible et puise sa vie et son inspiration dans les Écritures.
L’approche fondamentaliste est dangereuse, car elle est attirante pour les personnes qui cherchent des réponses bibliques à leurs problèmes de vie. Elle peut les duper en leur offrant des interprétations pieuses mais illusoires, au lieu de leur dire que la Bible ne contient pas nécessairement une réponse immédiate à chacun de ces problèmes. Le fondamentalisme invite, sans le dire, à une forme de suicide de la pensée. Il met dans la vie une fausse certitude, car il confond inconsciemment les limitations humaines du message biblique avec la substance divine de ce message.
2. Questions d’herméneutique
2.A. Herméneutiques philosophiques
La démarche de l’exégèse est appelée à être repensée en tenant compte de l’herméneutique philosophique contemporaine, qui a mis en évidence l’implication de la subjectivité dans la connaissance, spécialement dans la connaissance historique. La réflexion herméneutique a pris un essor nouveau avec la publication des travaux de Friedrich Schleiermacher, Wilhelm Dilthey et, surtout, Martin Heidegger. Dans le sillon de ces philosophes, mais aussi en s’en écartant, divers auteurs ont approfondi la théorie herméneutique contemporaine et ses applications à l’Écriture. Parmi eux, nous mentionnerons spécialement Rudolf Bultmann, Hans Georg Gadamer et Paul Ricœur. On ne peut ici résumer leur pensée. Il suffira d’indiquer quelques idées centrales de leur philosophie qui ont une incidence sur l’interprétation des textes bibliques [3].
2.A.1. Perspectives modernes
Constatant la distance culturelle entre le monde du premier siècle et celui du vingtième, et soucieux d’obtenir que la réalité dont traite l’Écriture parle à l’homme contemporain, Bultmann a insisté sur la précompréhension nécessaire à toute compréhension et a élaboré la théorie de l’interprétation existentiale des écrits du Nouveau Testament. S’appuyant sur la pensée de Heidegger, il affirme que l’exégèse d’un texte biblique n’est pas possible sans des présupposés qui dirigent la compréhension. La précompréhension ( « Vorverständnis ») est fondée sur un rapport vital ( « Lebensverhältnis ») de l’interprète à la chose dont parle le texte. Pour éviter le subjectivisme, il faut toutefois que la précompréhension se laisse approfondir et enrichir, voir même modifier et corriger, par ce dont parle le texte.
S’interrogeant sur la conceptualité juste qui définirait le questionnement à partir duquel les textes de l’Écriture pourront être compris par l’homme d’aujourd’hui, Bultmann prétend trouver la réponse dans l’analytique existentiale de Heidegger. Les existentiaux heideggériens auraient une portée universelle et offriraient les structures et les concepts les plus appropriés pour la compréhension de l’existence humaine révélée dans le message du Nouveau Testament.
Gadamer souligne également la distance historique entre le texte et son interprète. Il reprend et développe la théorie du cercle herméneutique. Les anticipations et les préconceptions qui marquent notre compréhension proviennent de la tradition qui nous porte. Celle-ci consiste en un ensemble de données historiques et culturelles, qui constituent notre contexte vital, notre horizon de compréhension. L’interprète se doit d’entrer en dialogue avec la réalité dont il est question dans le texte. La compréhension s’opère dans la fusion des horizons différents du texte et de son lecteur ( « Horizontverschmelzung »). Elle n’est possible que s’il y a une appartenance ( « Zugehörigkeit »), c’est-à-dire une affinité fondamentale entre l’interprète et son objet. L’herméneutique est un processus dialectique : la compréhension d’un texte est toujours une compréhension plus large de soi.
De la pensée herméneutique de Ricœur, on retiendra d’abord la mise en relief de la fonction de distanciation comme préalable nécessaire à une juste appropriation du texte. Une première distance existe entre le texte et son auteur, car, une fois produit, le texte prend une certaine autonomie par rapport à son auteur ; il commence une carrière de sens. Une autre distance existe entre le texte et ses lecteurs successifs ; ceux-ci doivent respecter le monde du texte dans son altérité. Les méthodes d’analyse littéraire et historique sont donc nécessaires à l’interprétation. Toutefois, le sens d’un texte ne peut être donné pleinement que s’il est actualisé dans le vécu de lecteurs qui se l’approprient. A partir de leur situation, ceux-ci sont appelés à dégager des significations nouvelles, dans la ligne du sens fondamental indiqué par le texte. La connaissance biblique ne doit pas s’arrêter au langage ; elle cherche à atteindre la réalité dont parle le texte. Le langage religieux de la Bible est un langage symbolique qui « donne à penser », un langage dont on ne cesse de découvrir les richesses de sens, un langage qui vise une réalité transcendante et qui, en même temps, éveille la personne humaine à la dimension profonde de son être.
2.A.2. Utilité pour l’exégèse
Que dire de ces théories contemporaines de l’interprétation des textes ? La Bible est Parole de Dieu pour toutes les époques qui se succèdent. En conséquence, on ne saurait se dispenser d’une théorie herméneutique qui permette d’incorporer les méthodes de critique littéraire et historique dans un modèle d’interprétation plus large. Il s’agit de franchir la distance entre le temps des auteurs et premiers destinataires des textes bibliques et notre époque contemporaine, de façon à actualiser correctement le message des textes pour nourrir la vie de foi des chrétiens. Toute exégèse des textes est appelée à être complétée par une « herméneutique », au sens récent du terme.
La nécessité d’une herméneutique, c’est-à-dire d’une interprétation dans l’aujourd’hui de notre monde, trouve un fondement dans la Bible elle-même et dans l’histoire de son interprétation. L’ensemble des écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament se présente comme le produit d’un long processus de réinterprétation des évènements fondateurs, en lien avec la vie des communautés de croyants. Dans la tradition ecclésiale, les premiers interprètes de l’Écriture, les Pères de l’Église, considéraient que leur exégèse des textes n’était complète que lorsqu’ils en dégageaient le sens pour les chrétiens de leur temps dans leur situation. On n’est fidèle à l’intentionalité des textes bibliques que dans la mesure où on essaie de retrouver, au cœur de leur formulation, la réalité de foi qu’ils expriment et qu’on relie celle-ci à l’expérience croyante de notre monde.
L’herméneutique contemporaine est une saine réaction au positivisme historique et à la tentation d’appliquer à l’étude de la Bible les critères d’objectivité utilisés dans les sciences naturelles. D’une part, les évènements rapportés dans la Bible sont des évènements interprétés. D’autre part, toute exégèse des récits de ces évènements implique nécessairement la subjectivité de l’exégète. La connaissance juste du texte biblique n’est accessible qu’à celui qui a une affinité vécue avec ce dont parle le texte. La question qui se pose à tout interprète est la suivante : quelle théorie herméneutique rend possibles la juste saisie de la réalité profonde dont parle l’Écriture et son expression signifiante pour l’homme d’aujourd’hui ?
Il faut reconnaître, en effet, que certaines théories herméneutiques sont inadéquates pour interpréter l’Écriture. Par exemple, l’interprétation existentiale de Bultmann conduit à enfermer le message chrétien dans le carcan d’une philosophie particulière. De plus, en vertu des présupposés qui commandent cette herméneutique, le message religieux de la Bible est vidé en grande partie de sa réalité objective (par suite d’une excessive « démythologisation ») et tend à se subordonner à un message anthropologique. La philosophie devient norme d’interprétation plutôt qu’instrument de compréhension de ce qui est l’objet central de toute interprétation : la personne de Jésus Christ et les évènements de salut accomplis dans notre histoire. Une authentique interprétation de l’Écriture est donc d’abord accueil d’un sens donné dans des évènements et, de façon suprême, dans la personne de Jésus Christ.
Ce sens est exprimé dans les textes. Pour éviter le subjectivisme, une bonne actualisation se doit donc d’être fondée sur l’étude du texte et les présupposés de lecture doivent être constamment soumis à la vérification par le texte.
L’herméneutique biblique, si elle est du ressort de l’herméneutique générale de tout texte littéraire et historique, est en même temps un cas unique de cette herméneutique. Ses caractères spécifiques lui viennent de son objet. Les évènements de salut et leur accomplissement en la personne de Jésus Christ donnent sens à toute l’histoire humaine. Les interprétations historiques nouvelles ne pourront être que le dévoilement ou le déploiement de ces richesses de sens. Le récit biblique de ces événements ne peut être pleinement compris par la seule raison. Des présupposés particuliers commandent son interprétation, tels la foi vécue en communauté ecclésiale et la lumière de l’Esprit. Avec la croissance de la vie dans l’Esprit grandit, chez le lecteur, la compréhension des réalités dont parle le texte biblique.
2.B. Sens de l’écriture inspirée
L’apport moderne des herméneutiques philosophiques et les développements récents de l’étude scientifique des littératures permettent à l’exégèse biblique d’approfondir la compréhension de sa tâche, dont la complexité est devenue plus évidente. L’exégèse ancienne, qui ne pouvait évidemment pas prendre en considération les exigences scientifiques modernes, attribuait à tout texte de l’Écriture plusieurs niveaux de sens La distinction la plus courante se faisait entre sens littéral et sens spirituel. L’exégèse médiévale distingua dans le sens spirituel trois aspects différents, qui se rapportent, respectivement, à la vérité révélée, à la conduite à tenir et à l’accomplissement final. De là le célèbre distique d’Augustin de Danemark (13e siècle) : « Littera gesta docet, quid credas allegoria, moralis quid agas, quid speres anagogia ». En réaction contre cette multiplicité de sens, l’exégèse historico-critique a adopté, plus ou moins ouvertement, la thèse de l’unicité de sens, selon laquelle un texte ne peut pas avoir simultanément plusieurs significations. Tout l’effort de l’exégèse historico-critique est de définir « le » sens précis de tel ou tel texte biblique dans les circonstances de sa production.
Mais cette thèse se heurte maintenant aux conclusions des sciences du langage et des herméneutiques philosophiques, qui affirment la polysémie des textes écrits.
Le problème n’est pas simple et il ne se pose pas de la même façon pour tous les genres de textes : récits historiques, paraboles, oracles, lois, proverbes, prières, hymnes, etc. On peut cependant donner quelques principes généraux, tout en tenant compte de la diversité des opinions.
2.B.1. Sens littéral
Il est non seulement légitime, mais indispensable de chercher à définir le sens précis des textes tels qu’ils ont été produits par leurs auteurs, sens qu’on appelle « littéral ». Déjà S. Thomas d’Aquin en affirmait l’importance fondamentale (S. Th. I, q. 1, a. 10, ad 1).
Le sens littéral n’est pas à confondre avec le sens « littéraliste » auquel s’attachent les fondamentalistes. Il ne suffit pas de traduire un texte mot à mot pour obtenir son sens littéral. Il faut le comprendre selon les conventions littéraires du temps. Quand un texte est métaphorique, son sens littéral n’est pas celui qui résulte immédiatement du mot à mot (par ex. : « Ayez la ceinture aux reins », Lc 12, 35), mais celui qui correspond à l’emploi métaphorique des termes ( « Ayez une attitude de disponibilité »). Quand il s’agit d’un récit, le sens littéral ne comporte pas nécessairement l’affirmation que les faits racontés se sont effectivement produits, car un récit peut ne pas appartenir au genre historique, mais être une œuvre d’imagination.
Le sens littéral de l’Écriture est celui qui a été exprimé directement par les auteurs humains inspirés. Étant le fruit de l’inspiration, ce sens est aussi voulu par Dieu, auteur principal. On le discerne grâce à une analyse précise du texte, situé dans son contexte littéraire et historique. La tâche principale de l’exégèse est de mener à bien cette analyse, en utilisant toutes les possibilités des recherches littéraires et historiques, en vue de définir le sens littéral des textes bibliques avec la plus grande exactitude possible (cf Divino Afflante Spititu, EB 550). A cette fin, l’étude des genres littéraires anciens est particulièrement nécessaire (ibid 560).
Le sens littéral d’un texte est-il unique ? En général, oui ; mais il ne s’agit pas là d’un principe absolu, et cela pour deux raisons. D’une part, un auteur humain peut vouloir se référer en même temps à plusieurs niveaux de réalité. Le cas est courant en poésie. L’inspiration biblique ne dédaigne pas cette possibilité de la psychologie et du langage humains ; le 4e évangile en fournit de nombreux exemples. D’autre part, même lorsqu’une expression humaine semble n’avoir qu’une seule signification, l’inspiration divine peut guider l’expression de façon à produire une ambivalence. Tel est le cas de la parole de Caïphe en Jn 11, 50. Elle exprime à la fois un calcul politique immoral et une révélation divine. Ces deux aspects appartiennent l’un et l’autre au sens littéral, car ils sont tous deux mis en évidence par le contexte. Bien qu’il soit extrême, ce cas reste significatif ; il doit mettre en garde contre une conception trop étroite du sens littéral des textes inspirés.
Il convient, en particulier, d’être attentif à l’aspect dynamique de beaucoup de textes. Le sens des psaumes royaux, par exemple, ne doit pas être limité étroitement aux circonstances historiques de leur production. En parlant du roi, le psalmiste évoquait à la fois une institution réelle et une vision idéale de la royauté, conforme au dessein de Dieu, de sorte que son texte dépassait l’institution royale telle qu’elle s’était manifestée dans l’histoire. L’exégèse historico-critique a eu trop souvent tendance à arrêter le sens des textes, en l’attachant exclusivement à des circonstances historiques précises. Elle doit plutôt chercher à préciser la direction de pensée exprimée par le texte, direction qui, au lieu d’inviter l’exégète à arrêter le sens, lui suggère au contraire d’en percevoir les prolongements plus ou moins prévisibles.
Un courant de l’herméneutique moderne a souligné la différence de statut qui affecte la parole humaine lorsqu’elle est mise par écrit. Un texte écrit a la capacité d’être placé dans de nouvelles circonstances, qui l’éclairent de façons différentes, ajoutant à son sens des déterminations nouvelles. Cette capacité du texte écrit est spécialement effective dans le cas des textes bibliques, reconnus comme Parole de Dieu. En effet, ce qui a porté la communauté croyante à les conserver, c’est la conviction qu’ils continueraient à être porteurs de lumière et de vie pour les générations à venir. Le sens littéral est, dès le début, ouvert à des développements ultérieurs, qui se produisent grâce à des « relectures » en des contextes nouveaux.
Il ne s’ensuit pas qu’on puisse attribuer à un texte biblique n’importe quel sens, en l’interprétant de façon subjective. Il faut, au contraire, rejeter comme inauthentique toute interprétation qui serait hétérogène au sens exprimé par les auteurs humains dans leur texte écrit. Admettre des sens hétérogènes équivaudrait à couper le message biblique de sa racine, qui est la Parole de Dieu communiquée historiquement, et à ouvrir la porte à un subjectivisme incontrôlable.
2.B.2. Sens spirituel
Il y a lieu, cependant, de ne pas prendre « hétérogène » en un sens étroit, contraire à toute possibilité d’accomplissement supérieur. L’évènement pascal, mort et résurrection de Jésus, a mis en place un contexte historique radicalement nouveau, qui éclaire de façon nouvelle les textes anciens et leur fait subir une mutation de sens. En particulier, certains textes qui, dans les circonstances anciennes, devaient être considérés comme des hyperboles (par ex. l’oracle où Dieu, parlant d’un fils de David, promettait d’affermir « pour toujours » son trône, 2 S 7, 12-13 ; 1 Ch 17, 11-14), ces textes doivent désormais être pris à la lettre parce que « le Christ, étant ressuscité des morts, ne meurt plus » (Rm 6, 9). Les exégètes qui ont une notion étroite, « historiciste », du sens littéral estimeront qu’il y a ici hétérogénéité. Ceux qui sont ouverts à l’aspect dynamique des textes reconnaîtront une continuité profonde en même temps qu’un passage à un niveau différent : le Christ règne pour toujours, mais non sur le trône terrestre de David (cf aussi Ps 2, 7-8 ; 110, 1.4).
Dans les cas de ce genre, on parle de « sens spirituel ». En règle générale, on peut définir le sens spirituel, compris selon la foi chrétienne, comme le sens exprimé par les textes bibliques, lorsqu’on les lit sous l’influence de l’Esprit Saint dans le contexte du mystère pascal du Christ et de la vie nouvelle qui en résulte. Ce contexte existe effectivement. Le Nouveau Testament y reconnaît l’accomplissement des Écritures. Il est donc normal de relire les Écritures à la lumière de ce nouveau contexte, qui est celui de la vie dans l’Esprit.
De la définition donnée on peut tirer plusieurs précisions utiles sur les rapports entre sens spirituel et sens littéral :
Contrairement à une opinion courante, il n’y a pas nécessairement distinction entre ces deux sens. Lorsqu’un texte biblique se rapporte directement au mystère pascal du Christ ou à la vie nouvelle qui en résulte, son sens littéral est un sens spirituel. Tel est le cas habituel dans le Nouveau Testament. Il s’ensuit que c’est à propos de l’Ancien Testament que l’exégèse chrétienne parle le plus souvent de sens spirituel. Mais déjà dans l’Ancien Testament, les textes ont en bien des cas comme sens littéral un sens religieux et spirituel. La foi chrétienne y reconnaît un rapport anticipé avec la vie nouvelle apportée par le Christ.
Lorsqu’il y a distinction, le sens spirituel ne peut jamais être privé de rapports avec le sens littéral. Celui-ci reste la base indispensable. Autrement, on ne Pourrait pas parler d’accomplissement » de l’Écriture. Pour qu’il y ait accomplissement, en effet, un rapport de continuité et de conformité est essentiel. Mais à faut aussi qu’il y ait passage à un niveau supérieur de réalité.
Le sens spirituel n’est pas à confondre avec les interprétations subjectives dictées par l’imagination ou la spéculation intellectuelle. Il résulte de la mise en rapport du texte avec des données réelles qui ne lui sont pas étrangères, l’évènement pascal et sa fécondité inépuisable, qui constituent le sommet de l’intervention divine dans l’histoire d’Israël, au profit de l’humanité entière.
La lecture spirituelle, faite en communauté ou individuellement, ne découvre un sens spirituel authentique que si elle se maintient dans ces perspectives. Il y a alors mise en rapport de trois niveaux de réalité : le texte biblique, le mystère pascal et les circonstances présentes de vie dans l’Esprit.
Persuadée que le mystère du Christ donne la clé d’interprétation de toutes les Écritures, l’exégèse ancienne s’est efforcée de trouver un sens spirituel dans les moindres détails des textes bibliques, — par ex., dans chaque prescription des lois rituelles, — en se servant de méthodes rabbiniques ou en s’inspirant de l’allégorisme hellénistique. L’exégèse moderne ne peut accorder une vraie valeur d’interprétation à ce genre de tentatives, quelle qu’ait pu être, dans le passé, leur utilité pastorale (cf Divino Afflante Spiritu, EB 553).
Un des aspects possibles du sens spirituel est l’aspect typologique, dont on dit habituellement qu’il appartient non pas à l’Écriture elle-même, mais aux réalités exprimées par l’Écriture : Adam figure du Christ (cf Rm 5, 14), le déluge figure du baptême (1 P 3, 20-21), etc. En fait, le rapport de typologie est ordinairement basé sur la façon dont l’Écriture décrit la réalité ancienne (cf la voix d’Abel : Gn 4, 10 ; He 11, 4 ; 12, 24) et non pas simplement sur cette réalité, En conséquence, il s’agit bien alors d’un sens de l’Écriture.
2.B.3. Sens plénier
Relativement récente, l’appellation de « sens plénier » suscite des discussions. On définit le sens plénier comme un sens plus profond du texte, voulu par Dieu, mais non clairement exprimé par l’auteur humain. On en découvre l’existence dans un texte biblique, lorsqu’on étudie celui-ci à la lumière d’autres textes bibliques qui l’utilisent ou dans son rapport avec le développement interne de la révélation.
Il s’agit donc ou bien de la signification qu’un auteur biblique attribue à un texte biblique qui lui est antérieur, lorsqu’il le reprend dans un contexte qui lui confère un sens littéral nouveau, ou bien de la signification qu’une tradition doctrinale authentique ou une définition conciliaire donne à un texte de la Bible. Par exemple, le contexte de Mt 1, 23 donne un sens plénier à l’oracle d’Is 7, 14 sur la almah qui concevra, en utilisant la traduction de la Septante (parthenos) : « La vierge concevra ». L’enseignement patristique et conciliaire sur la Trinité exprime le sens plénier de l’enseignement du Nouveau Testament sur Dieu le Père, le Fils et l’Esprit. La définition du péché originel par le Concile de Trente fournit le sens plénier de l’enseignement de Paul en Rm 5, 12-21 au sujet des conséquences du péché d’Adam pour l’humanité. Mais lorsque manque un contrôle de ce genre — par un texte biblique explicite ou par une tradition doctrinale authentique, — le recours à un prétendu sens plénier pourrait conduire à des interprétations subjectives dépourvues de toute validité.
En définitive, on pourrait considérer le « sens plénier » comme une autre façon de désigner le sens spirituel d’un texte biblique, dans le cas où le sens spirituel se distingue du sens littéral. Son fondement est le fait que l’Esprit Saint, auteur principal de la Bible, peut guider l’auteur humain dans le choix de ses expressions de telle façon que celles-ci expriment une vérité dont il ne perçoit pas toute la profondeur. Celle-ci est plus complètement révélée dans la suite des temps, grâce, d’une part, à des réalisations divines ultérieures qui manifestent mieux la portée des textes et grâce aussi, d’autre part, à l’insertion des textes dans le canon des Écritures. Ainsi est constitué un nouveau contexte, qui fait apparaître des potentialités de sens que le contexte primitif laissait dans l’obscurité.
3. Dimensions caractéristiques de l’interprétation catholique
L’exégèse catholique ne cherche pas à se distinguer par une méthode scientifique particulière. Elle reconnaît qu’un des aspects des textes bibliques est d’être l’œuvre d’auteurs humains, qui se sont servis de leurs propres capacités d’expression et des moyens que leur époque et leur milieu mettaient à leur disposition. En conséquence, elle utilise sans arrière-pensée toutes les méthodes et approches scientifiques qui permettent de mieux saisir le sens des textes dans leur contexte linguistique, littéraire, socioculturel, religieux et historique, en les éclairant aussi par l’étude de leurs sources et en tenant compte de la personnalité de chaque auteur (cf Divino Afflante Spititu, EB 557). Elle contribue activement au développement des méthodes et au progrès de la recherche.
Ce qui la caractérise, c’est qu’elle se situe consciemment dans la tradition vivante de l’Église, dont le premier souci est la fidélité à la révélation attestée par la Bible. Les herméneutiques modernes ont mis en lumière, nous l’avons rappelé, l’impossibilité d’interpréter un texte sans partir d’une « précompréhension » d’un genre ou d’un autre. L’exégète catholique aborde les écrits bibliques avec une précompréhension qui unit étroitement la culture moderne scientifique et la tradition religieuse provenant d’Israël et de la communauté chrétienne primitive. Son interprétation se trouve par là en continuité avec le dynamisme d’interprétation qui se manifeste à l’intérieur même de la Bible et qui se prolonge ensuite dans la vie de l’Église. Elle correspond à l’exigence d’affinité vitale entre l’interprète et son objet, affinité qui constitue une des conditions de possibilité de l’entreprise exégétique.
Toute précompréhension comporte cependant. ses dangers. Dans le cas de l’exégèse catholique, le risque existe d’attribuer à des textes bibliques un sens qu’ils n’expriment pas, mais qui est le fruit d’un développement ultérieur de la tradition. L’exégète doit se garder de ce danger.
3.A. L’interprétation dans la Tradition biblique
Les textes de la Bible sont l’expression de traditions religieuses qui existaient avant eux. La façon dont ils se rattachent à ces traditions est différente selon les cas, la créativité des auteurs se manifestant à des degrés divers. Dans la suite des temps, de multiples traditions ont conflué peu à peu pour former une grande tradition commune. La Bible est une manifestation privilégiée de ce processus, qu’elle a contribué à réaliser et dont elle continue à être régulatrice.
« L’interprétation dans la Tradition biblique » comporte une grande variété d’aspects. On peut entendre par cette expression la façon dont la Bible interprète les expériences humaines fondamentales ou les évènements particuliers de l’histoire d’Israël, ou encore la manière dont les textes bibliques utilisent des sources, écrites ou orales, — dont certaines peuvent provenir d’autres religions ou cultures, — en les ré-interprétant. Mais notre sujet étant l’interprétation de la Bible, nous ne voulons pas traiter ici de ces vastes questions, mais simplement proposer quelques observations sur l’interprétation des textes bibliques à l’intérieur de la Bible elle-même.
3.A.1. Relectures
Ce qui contribue à donner à la Bible son unité interne, unique en son genre, c’est le fait que les écrits bibliques postérieurs s’appuient souvent sur les écrits antérieurs. Ils y font allusion, en proposent des « relectures » qui développent de nouveaux aspects de sens, parfois très différents du sens primitif, ou encore ils s’y réfèrent explicitement, soit pour en approfondir la signification, soit pour en affirmer l’accomplissement.
C’est ainsi que l’héritage d’une terre, promis par Dieu à Abraham pour sa descendance (Gn 15, 7.18), devient l’entrée dans le sanctuaire de Dieu (Ex 15, 17), une participation au repos de Dieu (Ps 132, 7-8) réservée aux vrais croyants (Ps 95, 8-11 ; He 3, 7-4, 11) et, finalement, l’entrée dans le sanctuaire céleste (He 6, 12.18-20), « héritage éternel » (He 9, 15).
L’oracle du prophète Natan, qui promet à David une « maison », c’est-à-dire une succession dynastique, « stable pour toujours » (2 S 7, 12-16), est rappelé à de nombreuses reprises (2 S 23, 5 ; 1 R 2, 4 ; 3, 6 ; 1 Ch 17, 11-14), spécialement dans les temps de détresse (Ps 89, 20-38), non sans variations significatives, et il est prolongé par d’autres oracles (Ps 2, 7-8 ; 110, 1.4 ; Am 9, 11 ; Is 7, 13-14 ; Jr 23, 5-6 ; etc.), dont certains annoncent le retour du règne de David lui-même (Os 3, 5 ; Jr 30, 9 ; Ez 34, 24 ; 37, 24-25 ; cf Mc 11, 10). Le règne promis devient universel (Ps 2, 8 ; Dn 2, 35.44 ; 7, 14 ; cf Mt 28, 18). Il réalise en plénitude la vocation de l’homme (Gn 1, 28 ; Ps 8, 6-9 ; Sg 9, 2-3 ; 10, 2).
L’oracle de Jérémie sur les 70 années de châtiment méritées par Jérusalem et Juda (Jr 25, 11-12 ; 29, 10) est rappelé en 2 Ch 25, 20-23, qui en constate la réalisation, mais il est cependant remédité, bien longtemps après, par l’auteur de Daniel, dans la conviction que cette parole de Dieu recèle encore un sens caché, qui doit jeter sa lumière sur la situation présente (Dn 9, 24-27)
L’affirmation fondamentale de la justice rétributive de Dieu, qui récompense les bons et punit les méchants (Ps 1, 1-6 ; 112, 1-10 ; Lc 26, 3-33 ; etc.), se heurte à l’expérience immédiate, qui souvent n’y correspond pas. L’Écriture laisse alors s’exprimer avec vigueur la protestation et la contestation (Ps 44 ; Jb 10, 1-7 ; 13, 3-28 ; 23-24) et approfondit progressivement le mystère (Ps 37 ; Jb 38-42 ; Is 53 ; Sg 3-5).
3.A.2. Rapports entre Ancien Testament et Nouveau Testament
Les rapports intertextuels prennent une densité extrême dans les écrits du Nouveau Testament, tout pétris d’allusions à l’Ancien Testament et de citations explicites. Les auteurs du Nouveau Testament reconnaissent à l’Ancien Testament valeur de révélation divine. Ils proclament que cette révélation a trouvé son accomplissement dans la vie, l’enseignement et surtout la mort et la résurrection de Jésus, source de pardon et de vie éternelle. « Le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures et a été enseveli ; il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures et il est apparu… » (1 Co 15, 3-5) : tel est le noyau central de la prédication apostolique (1 Co 15, 11).
Comme toujours, entre les Écritures et les évènements qui les accomplissent, les rapports ne sont pas de simple correspondance matérielle, mais d’illumination réciproque et de progrès dialectique : on constate à la fois que les Écritures révèlent le sens des évènements et que les évènements révèlent le sens des Écritures, c’est-à-dire qu’ils obligent à renoncer à certains aspects de l’interprétation reçue, pour adopter une interprétation nouvelle.
Dès le temps de son ministère public, Jésus avait pris une position personnelle originale, différente de l’interprétation reçue à son époque, qui était celle « des scribes et des pharisiens » (Mt 5, 20). Nombreux en sont les témoignages : les antithèses du Sermon sur la montagne (Mt 5, 21-48), la liberté souveraine de Jésus dans l’observance du sabbat (Mc 2, 27-28 et par.), sa façon de relativiser les préceptes de pureté rituelle (Mc 7, 1-23 et par.), son exigence radicale, au contraire, en d’autres domaines (Mt 10, 2-12 et par. ; 10, 17-27 et par.) et surtout son attitude d’accueil envers « les publicains et les pécheurs » (Mc 2, 15-17 et par.). Ce n’était pas de sa part caprice de contestataire, mais, au contraire, fidélité plus profonde à la volonté de Dieu exprimée dans l’Écriture (cf Mt 5, 17 ; 9, 13 ; Mc 7, 8-13 et par. ; 10, 5-9 et par.).
La mort et la résurrection de Jésus ont poussé à l’extrême l’évolution commencée, en provoquant, sur certains points, une rupture complète, en même temps qu’une ouverture inattendue. La mort du Messie, « roi des Juifs » (Mc 15, 26 et par.), a provoqué une transformation de l’interprétation terrestre des psaumes royaux et des oracles messianiques. Sa résurrection et sa glorification céleste comme Fils de Dieu ont donné à ces mêmes textes une plénitude de sens inconcevable auparavant. Des expressions qui semblaient hyperboliques doivent désormais être prises à la lettre. Elles apparaissent comme préparées par Dieu pour exprimer la gloire du Christ Jésus, car Jésus est vraiment « Seigneur » (Ps 110, 1) au sens le plus fort du terme (Ac 2, 36 ; Ph 2, 10-11 ; He 1, 10-12) ; il est le Fils de Dieu (Ps 2, 7 ; Mc 14, 62 ; Rm 1, 3-4), Dieu avec Dieu (Ps 45, 7 ; He 1, 8 ; Jn 1, 1 ; 20, 28) ; « son règne n’aura pas de fin » (Lc 1, 32-33 ; cf 1 Ch 17, 11-14 ; Ps 45, 7 ; He 1, 8) et il est en même temps « Prêtre pour l’éternité » (Ps 110, 4 ; He 5, 6-10 ; 7, 23-24).
C’est à la lumière des évènements de Pâques que les auteurs du Nouveau Testament ont relu l’Ancien Testament. L’Esprit Saint envoyé par le Christ glorifié (cf Jn 15, 26 ; 16, 7) leur en a fait découvrir le sens spirituel. Ils ont été ainsi conduits à affirmer plus que jamais la valeur prophétique de l’Ancien Testament, mais aussi à relativiser fortement sa valeur d’institution salvifique. Ce second point de vue, qui apparaît déjà dans les évangiles (cf Mt 11, 11-13 et par. ; 12, 41-42 et par. ; Jn 4, 12-14 ; 5, 37 ; 6, 32), éclate avec vigueur dans certaines lettres pauliniennes ainsi que dans l’épître aux Hébreux. Paul et l’auteur de l’épître aux Hébreux démontrent que la Torah, en tant que révélation, annonce elle-même sa propre fin comme système législatif (cf Ga 2, 15-5, 1 ; Rm 3, 20-21 ; 6, 14 ; He 7, 11-19 ; 10, 8-9). Il s’ensuit que les païens qui adhèrent à la foi au Christ n’ont pas à être soumis à tous les préceptes de la législation biblique, désormais réduite, dans son ensemble, au statut d’institution légale d’un peuple particulier. Mais ils ont à se nourrir de l’Ancien Testament comme Parole de Dieu, qui leur permet de mieux découvrir toutes les dimensions du mystère pascal dont ils vivent (cf Lc 24, 25-27.44-45 ; Rm 1, 1-2).
A l’intérieur de la Bible chrétienne, les rapports entre Nouveau Testament et Ancien Testament ne manquent donc pas de complexité. Quand il s’agit de l’utilisation de textes particuliers, les auteurs du Nouveau Testament ont naturellement recours aux connaissances et aux procédés d’interprétation de leur époque. Exiger d’eux qu’il se soient conformés aux méthodes scientifiques modernes serait un anachronisme. L’exégète doit bien plutôt acquérir la connaissance des procédés anciens, pour pouvoir interpréter correctement l’usage qui en est fait. Il est vrai, d’autre part, qu’il n’a pas à accorder une valeur absolue à ce qui est connaissance humaine limitée.
Il convient enfin d’ajouter qu’à l’intérieur du Nouveau Testament, comme déjà à l’intérieur de l’Ancien Testament, on observe la juxtaposition de perspectives différentes et parfois en tension les unes avec les autres, par exemple sur la situation de Jésus (Jn 8, 29 ; 16, 32 et Mc 15, 34) ou sur la valeur de la Loi mosaïque (Mt 5, 17-19 et Rm 6, 14) ou sur la nécessité des œuvres pour être justifié (Jc 2, 24 et Rm 3, 28 ; Ep 2, 8-9). Une des caractéristiques de la Bible est précisément l’absence d’esprit de système et la présence, au contraire, de tensions dynamisantes. La Bible a accueilli plusieurs façons d’interpréter les mêmes évènements ou de penser les mêmes problèmes. Elle invite ainsi à refuser le simplisme et l’étroitesse d’esprit.
3.A.3. Quelques conclusions
De ce qui vient d’être dit, on peut conclure que la Bible contient de nombreuses indications et suggestions sur l’art de l’interpréter. La Bible est en effet, dès le début, elle-même interprétation. Ses textes ont été reconnus par les communautés de l’Ancienne Alliance et du temps apostolique comme expression valable de leur foi. C’est selon l’interprétation des communautés et en liaison avec celle-ci qu’ils ont été reconnus comme Écriture Sainte (ainsi, par ex., le Cantique des Cantiques a été reconnu comme Écriture Sainte en tant qu’appliqué à la relation entre Dieu et Israël). Au cours de la formation de la Bible, les écrits qui la composent ont été, en bien des cas, retravaillés et réinterprétés, pour répondre à des situations nouvelles, inconnues auparavant.
La façon d’interpréter les textes qui se manifeste dans l’Écriture Sainte suggère les observations suivantes :
Étant donné que l’Écriture Sainte est venue à l’existence sur la base d’un consensus de communautés croyantes qui ont reconnu dans son texte l’expression de la foi révélée, son interprétation elle-même doit être, pour la foi vivante des communautés ecclésiales, source de consensus sur les points essentiels.
Étant donné que l’expression de la foi, telle qu’on la trouvait dans l’Écriture Sainte reconnue de tous, a dû se renouveler continuellement pour faire face à des situations nouvelles, — ce qui explique les « relectures » de beaucoup de textes bibliques, — l’interprétation de la Bible doit également avoir un aspect de créativité et affronter les questions nouvelles, pour y répondre en partant de la Bible.
Étant donné que les textes de l’Écriture Sainte ont parfois des rapports de tension entre eux, l’interprétation doit nécessairement être plurielle. Aucune interprétation particulière ne peut épuiser le sens de l’ensemble, qui est une symphonie à plusieurs voix. L’interprétation d’un texte particulier doit donc éviter d’être exclusiviste.
L’Écriture Sainte est en dialogue avec les communautés croyantes : elle est issue de leurs traditions de foi. Ses textes se sont développés en rapport avec ces traditions et ont contribué, réciproquement, à leur développement. Il s’ensuit que l’interprétation de l’Écriture se fait au sein de l’Église dans sa pluralité et son unité et dans sa tradition de foi.
Les traditions de foi formaient le milieu vital dans lequel s’est insérée l’activité littéraire des auteurs de l’Écriture Sainte. Cette insertion comprenait aussi la participation à la vie liturgique et à l’activité extérieure des communautés, à leur monde spirituel, à leur culture et aux péripéties de leur destinée historique. L’interprétation de l’Écriture Sainte exige donc, de manière semblable, la participation des exégètes à toute la vie et à toute la foi de la communauté croyante de leur temps.
Le dialogue avec l’Écriture Sainte dans son ensemble, et donc avec la compréhension de la foi propre à des époques antérieures, s’accompagne nécessairement d’un dialogue avec la génération présente. Cela entraîne l’établissement d’un rapport de continuité, mais aussi la constatation de différences. Il s’ensuit que l’interprétation de l’Écriture comporte un travail de vérification et de tri ; elle reste en continuité avec les traditions exégétiques antérieures, dont elle conserve et prend à son compte beaucoup d’éléments, mais sur d’autres points, elle s’en détache, pour pouvoir progresser.
3.B. L’interprétation dans la Tradition de l’Église
L’Église, peuple de Dieu, a conscience d’être aidée par l’Esprit Saint dans sa compréhension et son interprétation des Écritures. Les premiers disciples de Jésus savaient qu’ils n’étaient pas en mesure de comprendre immédiatement en tous ses aspects la plénitude qu’ils avaient reçue. Ils faisaient l’expérience, dans leur vie de communauté menée avec persévérance, d’un approfondissement et d’une explicitation progressive de la révélation reçue. Ils reconnaissaient en cela l’influence et l’action de « l’Esprit de la vérité », que le Christ leur avait promis pour les guider vers la plénitude de la vérité (Jn 16, 12-13). C’est ainsi également que l’Église va son chemin, soutenue par la promesse du Christ : « Le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jn 14, 26).
3.B.1. Formation du Canon
Guidée par le Saint Esprit et à la lumière de la Tradition vivante qu’elle a reçue l’Église a discerné les écrits qui doivent être regardés comme Écriture Sainte en ce sens que, « ayant été écrits sous l’inspiration du Saint Esprit, ils ont Dieu pour auteur, ont été transmis comme tels à l’Église » (Dei Verbum, 11) et contiennent « la vérité que Dieu pour notre salut a voulu voir consignée dans les Lettres sacrées » (ibid.).
Le discernement d’un « canon » des Saintes Écritures a été l’aboutissement d’un long processus. Les communautés de l’Ancienne Alliance (depuis des groupes particuliers, comme les cercles prophétiques ou le milieu sacerdotal, jusqu’à l’ensemble du peuple) ont reconnu dans un certain nombre de textes la Parole de Dieu qui suscitait leur foi et les guidait dans la vie ; elles ont reçu ces textes comme un patrimoine à garder et à transmettre. Ainsi ces textes ont cessé d’être simplement l’expression de l’inspiration d’auteurs particuliers ; ils sont devenus propriété commune du peuple de Dieu. Le Nouveau Testament atteste sa vénération pour ces textes sacrés, qu’il reçoit comme un précieux héritage transmis par le peuple juif. Il les regarde comme les « Écritures Saintes » (Rm 1, 2), « inspirées » par l’Esprit de Dieu (2 Tm 3, 16 ; cf 2 P 1, 20-21), qui « ne peuvent être abolies » (Jn 10, 35)
A ces textes qui forment « l’Ancien Testament » (cf 2 Co 3, 14), l’Église a uni étroitement les écrits où elle a reconnu, d’une part, le témoignage authentique, provenant des apôtres (cf Lc 1, 2 ; 1 Jn 1, 1-3) et garanti par l’Esprit Saint (cf 1 P 1, 12), sur « tout ce que Jésus s’était mis à faire et à enseigner » (Ac 1, 1) et, d’autre part, les instructions données par les apôtres eux-mêmes et d’autres disciples pour constituer la communauté des croyants. Cette double série d’écrits a reçu, par la suite, le nom de « Nouveau Testament ».
Dans ce processus, de nombreux facteurs ont joué un rôle : la certitude que Jésus – et les apôtres avec lui – avait reconnu l’Ancien Testament comme Écriture inspirée et que son mystère pascal en constituait l’accomplissement ; la conviction que les écrits du Nouveau Testament proviennent authentiquement de la prédication apostolique (ce qui n’implique pas qu’ils aient tous été composés par les apôtres eux-mêmes) ; la constatation de leur conformité avec la règle de la foi et celle de leur usage dans la liturgie chrétienne ; l’expérience, enfin, de leur accord avec la vie ecclésiale des communautés et de leur capacité de nourrir cette vie.
En discernant le canon des Écritures, l’Église discernait aussi et définissait sa propre identité, de sorte que les Écritures sont désormais un miroir dans lequel l’Église peut constamment redécouvrir son identité et vérifier, siècle après siècle, la façon dont elle répond sans cesse à l’évangile et dont elle se dispose elle-même à en être le moyen de transmission (cf Dei Verbum, 7). Cela confère aux écrits canoniques une valeur salvifique et théologique complètement différente de celle d’autres textes anciens. Si ces derniers peuvent jeter beaucoup de lumière sur les origines de la foi, ils ne peuvent jamais se substituer à l’autorité des écrits considérés comme canoniques et donc fondamentaux pour l’intelligence de la foi chrétienne.
3.B.2. Exégèse patristique
Dès les premiers temps, on a compris que le même Esprit Saint, qui a poussé les auteurs du Nouveau Testament à mettre par écrit le message du salut (Dei Verbum, 7 ; Dei Verbum, 18), apporte également à l’Église une assistance continuelle pour l’interprétation de ses écrits inspirés (cf Irénée, Adv. Haer. 3.24. 1 ; cf 3. 1. 1 ; 4.33.8 ; Origène, De Princ., 2.7.2 ; Tertullien, De Praescr., 22).
Les Pères de l’Église, qui ont eu un rôle particulier dans le processus de formation du canon, ont semblablement un rôle fondateur par rapport à la tradition vivante qui sans cesse accompagne et guide la lecture et l’interprétation que l’Église fait des Écritures (cf Providentissimus EB 110 -111 ; Divino Afflante Spititu, 2 8 -3 0, EB 554 ; Dei Verbum, 23 ; PCB, Instr. de Évang. histor., 1). Dans le courant de la grande Tradition, la contribution particulière de l’exégèse patristique consiste en ceci : elle a tiré de l’ensemble de l’Écriture les orientations de base qui ont donné forme à la tradition doctrinale de l’Église et elle a fourni un riche enseignement théologique pour l’instruction et la nourriture spirituelle des fidèles.
Chez les Pères de l’Église, la lecture de l’Écriture et son interprétation occupent une place considérable. En témoignent d’abord les œuvres directement liées à l’intelligence des Écritures, à savoir les homélies et les commentaires, mais aussi les œuvres de controverse et de théologie, où l’appel à l’Écriture sert d’argument principal.
Le lieu habituel de la lecture biblique est l’Église, au cours de la liturgie. C’est pourquoi l’interprétation proposée est toujours de nature théologique, pastorale et théologale, au service des communautés et des croyants individuels.
Les Pères considèrent la Bible avant tout comme le Livre de Dieu, ouvrage unique d’un unique auteur. Ils ne réduisent pas pour autant les auteurs humains à n’être que des instruments passifs et ils savent assigner à tel ou tel livre, individuellement pris, un but singulier. Mais leur type d’approche n’accorde qu’une faible attention au développement historique de la révélation. De nombreux Pères de l’Église présentent le Logos, Verbe de Dieu, comme auteur de l’Ancien Testament et affirment ainsi que toute l’Écriture a une portée christologique.
Sauf certains exégètes de l’école d’Antioche (Théodore de Mopsueste tout particulièrement), les Pères se sentent autorisés à prendre une phrase en dehors de son contexte pour y reconnaître une vérité révélée par Dieu. Dans l’apologétique face aux Juifs ou dans la controverse dogmatique avec d’autres théologiens, ils n’hésitent pas à s’appuyer sur des interprétations de ce genre.
Préoccupés avant tout par le souci de vivre de la Bible en communion avec leurs frères, les Pères se contentent souvent d’utiliser le texte biblique courant dans leur milieu. En s’intéressant méthodiquement à la Bible hébraïque, Origène est surtout animé par le souci d’argumenter face aux juifs à partir de textes acceptables à ces derniers. En exaltant l’hebraica veritas, S. Jérôme fait figure de marginal.
Les Pères pratiquent de façon plus ou moins fréquente la méthode allégorique, afin de dissiper le scandale que pourraient ressentir certains chrétiens et les adversaires païens du christianisme devant tel ou tel passage de la Bible. Mais la littéralité et l’historicité des textes sont très rarement évacuées. Le recours des Pères à l’allégorie dépasse généralement le phénomène d’une adaptation à la méthode allégorique des auteurs païens.
Le recours à l’allégorie dérive aussi de la conviction que la Bible, livre de Dieu, a été donnée par lui à son peuple, l’Église. Rien ne doit être, en principe, laissé de côté comme désuet ou définitivement caduc. Dieu adresse un message toujours d’actualité à son peuple chrétien. Dans leurs explications de la Bible, les Pères mélangent et entrecroisent les interprétations typologiques et allégoriques d’une manière à peu près inextricable, toujours dans un but pastoral et pédagogique. Tout ce qui est écrit l’a été pour notre instruction (cf 1 Co 10, 11).
Persuadés qu’il s’agit du livre de Dieu, donc inépuisable, les Pères croient pouvoir interpréter tel passage selon tel schème allégorique, mais ils estiment que chacun reste fibre de proposer autre chose, pourvu qu’il respecte l’analogie de la foi.
L’interprétation allégorique des Écritures qui caractérise l’exégèse patristique risque de dépayser l’homme moderne, mais l’expérience d’Église que cette exégèse exprime offre un apport toujours utile (cf Divino Afflante Spiritu, 31-32 ; Dei Verbum, 23). Les Pères enseignent à lire théologiquement la Bible au sein d’une Tradition vivante avec un authentique esprit chrétien.
3.B.3. Rôle des divers membres de l’Église dans l’interprétation
En tant que données à l’Église, les Écritures sont le trésor commun du corps complet des croyants : « La Sainte Tradition et la Sainte Écriture constituent un unique dépôt sacré de la Parole de Dieu, confié à l’Église. En s’attachant à lui, le peuple saint tout entier uni à ses pasteurs reste assidûment fidèle à l’enseignement des apôtres… » (Dei Verbum, 10 ; cf aussi 21). Il est vrai que la familiarité avec le texte des Écritures a été, parmi les fidèles, plus remarquable à certaines époques de l’histoire de l’Église qu’à d’autres. Mais les Écritures ont occupé une position de premier plan à tous les moments importants de renouveau dans la vie de l’Église, depuis le mouvement monastique des premiers siècles jusqu’à l’époque récente du Deuxième Concile du Vatican.
Ce même Concile enseigne que tous les baptisés, lorsqu’ils prennent part, dans la foi au Christ, à la célébration de l’Eucharistie, reconnaissent la présence du Christ aussi dans sa parole, « car c’est lui-même qui parle lorsque les Saintes Écritures sont lues à l’Église » (Sacrosanctum Concilium, 7). A cette écoute de la parole ils apportent » le sens de la foi (sensus fidei) qui caractérise le Peuple (de Dieu) tout entier (…)
Grâce à ce sens de la foi qui est éveillé et soutenu par l’Esprit de vérité, le Peuple de Dieu, sous la conduite du magistère sacré, qu’il suit fidèlement, reçoit, non pas une parole humaine, mais vraiment la Parole de Dieu (cf 1 Th 2, 13). Il s’attache indéfectiblement à la foi transmise aux saints une fois pour toutes, il l’approfondit correctement et l’applique à sa vie de manière plus complète (Lumen gentium, 12).
Ainsi donc tous les membres de l’Église ont un rôle dans l’interprétation des Écritures. Dans l’exercice de leur ministère pastoral, les évêques, en tant que successeurs des apôtres, sont les premiers témoins et garants de la tradition vivante dans laquelle les Écritures sont interprétées à chaque époque. « éclairés par l’Esprit de vérité, ils ont à garder fidèlement la Parole de Dieu, à l’expliquer et à la répandre par leur prédication » (Dei Verbum, 9 ; cf Lumen Gentium, 25). En tant que collaborateurs des évêques, les prêtres ont comme premier devoir la proclamation de la Parole (Presbyterorum Ordinis, 4). Ils sont dotés d’un charisme particulier pour l’interprétation de l’Écriture lorsque, transmettant, non leurs idées personnelles, mais la Parole de Dieu, ils appliquent la vérité éternelle de l’évangile aux circonstances concrètes de la vie (ibid.). Il appartient aux prêtres et aux diacres, surtout lorsqu’ils administrent les sacrements, de mettre en lumière l’unité que Parole et Sacrement forment dans le ministère de l’Église.
En tant que présidents de la communauté eucharistique et éducateurs de la foi, les ministres de la Parole ont pour tâche principale, non pas simplement de donner un enseignement, mais d’aider les fidèles à entendre et discerner ce que la Parole de Dieu leur dit au cœur lorsqu’ils écoutent et méditent les Écritures. C’est ainsi que l’ensemble de l’Église locale, selon le modèle d’Israël, peuple de Dieu (Ex 19, 5-6), devient une communauté qui sait que Dieu lui parle (cf. Jn 6, 45) et qui s’empresse de l’écouter avec foi, amour et docilité envers la Parole (Dt 6, 4-6). De telles communautés, qui écoutent vraiment, deviennent dans leur milieu, à condition de rester toujours unies dans la foi et l’amour avec l’ensemble de l’Église, de vigoureux foyers d’évangélisation et de dialogue, ainsi que des agents de transformation sociale (Évangelii Nuntiandi, 57-58 ; CDF, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 69-70).
L’Esprit est aussi donné, bien sûr, aux chrétiens individuellement, de sorte que leurs cœurs puissent devenir « brûlants en eux » (cf. Lc 24, 32), lorsqu’ils prient et font une étude priante des Écritures dans le contexte de leur vie personnelle. C’est pourquoi le Concile Vatican II a demandé avec insistance que l’accès aux Écritures soit facilité de toutes les façons possibles (Dei Verbum, 22 ; Dei Verbum, 25). Ce genre de lecture, il faut le noter, n’est jamais complètement privé, car le croyant lit et interprète toujours l’Écriture dans la foi de l’Église et il apporte ensuite à la communauté le fruit de sa lecture, pour enrichir la foi commune.
Toute la tradition biblique et, d’une manière plus notable, l’enseignement de Jésus dans les évangiles indiquent comme auditeurs privilégiés de la Parole de Dieu ceux que le monde considère comme gens d’humble condition. Jésus a reconnu que des choses cachées aux savants et aux sages ont été révélées aux simples (Mt 11, 25 ; Lc 10, 21) et que le Royaume de Dieu appartient à ceux qui ressemblent aux enfants (Mc 10, 14 et par.).
Dans la même ligne, Jésus a proclamé : « Heureux, vous les pauvres, parce que le Royaume de Dieu est à vous » (Lc 6, 20 ; cf. Mt 5, 3). Parmi les signes des temps messianiques se trouve la proclamation de la bonne nouvelle aux pauvres (Lc 4, 18 ; 7, 22 ; Mt 11, 5 ; cf. CDF, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 47-48). Ceux qui, dans leur impuissance et leur privation de ressources humaines, se trouvent poussés à placer leur unique espoir en Dieu et sa justice ont une capacité d’écouter et d’interpréter la Parole de Dieu, qui doit être prise en compte par l’ensemble de l’Église et demande aussi une réponse au niveau social.
Reconnaissant la diversité des dons et des fonctions que l’Esprit met au service de la communauté, en particulier le don d’enseigner (1 Co 12, 28-30 ; Rm 12, 6-7 ; Ep 4, 11-16), l’Église accorde son estime à ceux qui manifestent une capacité particulière de contribuer à la construction du Corps du Christ par leur compétence dans l’interprétation de l’Écriture (Divino Afflante Spiritu, 46-48, EB 564-565 ; Dei Verbum, 23 ; PCB, Instruction sur l’historicité des évangiles, Introd.). Bien que leurs travaux n’aient pas toujours obtenu les encouragements qu’on leur donne maintenant, les exégètes qui mettent leur savoir au service de l’Église se trouvent situés dans, une riche tradition qui s’étend depuis les premiers siècles, avec Origène et Jérôme, jusqu’aux temps plus récents, avec le Père Lagrange et d’autres, et se prolonge jusqu’à nos jours. En particulier, la recherche du sens littéral de l’Écriture, sur lequel on insiste tant désormais, requiert les efforts conjugués de ceux qui ont des compétences en matière de langues anciennes, d’histoire et de culture, de critique textuelle et d’analyse des formes littéraires, et qui savent utiliser les méthodes de la critique scientifique. En plus de cette attention au texte dans son contexte historique originel, l’Église compte sur des exégètes animés par le même Esprit qui a inspiré l’Écriture, pour assurer « qu’un aussi grand nombre que possible de serviteurs de la Parole de Dieu soient en mesure de procurer effectivement au peuple de Dieu l’aliment des Écritures » (Divino Afflante Spiritu, 24 ; 53-55 ; EB 551, 567 ; Dei Verbum. 23 ; Paul VI, Sedula Cura 19711). Un sujet de satisfaction est fourni à, notre époque par le nombre croissant de femmes exégètes, qui apportent plus d’une fois, dans l’interprétation de l’Écriture, des vues pénétrantes nouvelles et remettent en lumière des aspects qui étaient tombés dans l’oubli.
Si les Écritures, comme on l’a rappelé ci-dessus, sont le bien de l’Église entière et font partie de « l’héritage de la foi », que tous, pasteurs et fidèles, « conservent, professent et mettent en pratique d’un commun effort », il reste vrai cependant que « la charge d’interpréter de façon authentique la Parole de Dieu, transmise par l’Écriture ou par la Tradition, a été confiée au seul Magistère vivant de l’Église, dont l’autorité s’exerce au nom de Jésus Christ » (Dei Verbum, 10). Ainsi donc, en dernier recours c’est le Magistère qui a la charge de garantir l’authenticité d’interprétation et d’indiquer, le cas échéant, que telle ou telle interprétation particulière est incompatible avec l’authentique évangile. Il s’acquitte de cette charge à l’intérieur de la koïnônia du Corps, exprimant officiellement la foi de l’Église pour servir l’Église ; il consulte à cet effet des théologiens, des exégètes et d’autres experts, dont il reconnaît la légitime liberté et avec qui il reste lié par une relation réciproque dans le but commun de « garder le peuple de Dieu dans la vérité qui rend fibre » (CDF, Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien, 2 1).
3.C. La tâche de l’exégète
La tâche des exégètes catholiques comporte plusieurs aspects. C’est une tâche d’Église car elle consiste à étudier et expliquer l’Écriture Sainte de façon à en mettre toutes les richesses à la disposition des pasteurs et des fidèles. Mais c’est en même temps une tâche scientifique, qui met l’exégète catholique en rapport avec ses collègues non catholiques et avec plusieurs secteurs de la recherche scientifique. D’autre part, cette tâche comprend à la fois le travail de recherche et celui d’enseignement. L’un comme l’autre aboutissent normalement à des publications.
3.C.1. Orientations principales
En s’appliquant à leur tâche, les exégètes catholiques ont à prendre en sérieuse considération le caractère historique de la révélation biblique. Car les deux Testaments expriment en paroles humaines, qui portent la marque de leur temps, la révélation historique que Dieu a faite, par divers moyens, de lui-même et de son dessein de salut. En conséquence, les exégètes ont à se servir de la méthode historico-critique. Ils ne peuvent, toutefois, lui attribuer l’exclusivité. Toutes les méthodes pertinentes d’interprétation des textes sont habilitées à apporter leur contribution à l’exégèse de la Bible.
Dans leur travail d’interprétation, les exégètes catholiques ne doivent jamais oublier que ce qu’ils interprètent est la Parole de Dieu. Leur tâche commune n’est pas terminée lorsqu’ils ont distingué les sources, défini les formes ou expliqué les procédés littéraires. Le but de leur travail n’est atteint que lorsqu’ils ont éclairé le sens du texte biblique comme parole actuelle de Dieu. A cet effet, ils doivent prendre en considération les diverses perspectives herméneutiques qui aident à percevoir l’actualité du message biblique et lui permettent de répondre aux besoins des lecteurs modernes des Écritures.
Les exégètes ont aussi à expliquer la portée christologique, canonique et ecclésiale des écrits bibliques.
La portée christologique des textes bibliques n’est pas toujours évidente ; elle est à mettre en lumière chaque fois que c’est possible. Bien que le Christ ait établi la Nouvelle Alliance en son sang, les livres de la Première Alliance n’ont pas perdu leur valeur. Assumés dans la proclamation de l’évangile, ils acquièrent et manifestent leur pleine signification dans le « mystère du Christ » (Ep 3, 4), dont ils éclairent les multiples aspects, tout en étant éclairés par lui. Ces livres, en effet, préparaient le peuple de Dieu à sa venue (cf. Dei Verbum, 14-16).
Bien que chaque livre de la Bible ait été écrit dans un but distinct et qu’il ait sa signification spécifique, il se manifeste porteur d’un sens ultérieur lorsqu’il devient une partie de l’ensemble canonique. La tâche des exégètes inclut donc l’explication de l’affirmation augustinienne : « Novum Testamentum in Vetere latet, et in Novo Vetus patet » (cf. S. Augustin, Quaest. in Hept., 2, 73, CSEL 28, HI, 3, p, 141).
Les exégètes doivent aussi expliquer la relation qui existe entre la Bible et l’Église. La Bible est venue à l’existence dans des communautés croyantes. Elle exprime la foi d’Israël, puis celle des communautés chrétiennes primitives. Unie à la Tradition vivante, qui l’a précédée, l’accompagne et s’en nourrit (cf. Dei Verbum, 21), elle est le moyen privilégié dont Dieu se sert pour guider, maintenant encore, la construction et la croissance de l’Église en tant que Peuple de Dieu. Inséparable de la dimension ecclésiale est l’ouverture œcuménique.
Du fait que la Bible exprime une offre de salut présentée par Dieu à tous les hommes, la tâche des exégètes comporte une dimension universelle, qui requiert une attention aux autres religions et aux attentes du monde actuel.
3.C.2. Recherche
La tâche exégétique est trop vaste pour pouvoir être menée bien tout entière par un seul individu. Une division du travail s’impose, spécialement pour la recherche, qui requiert des spécialiste en différents domaines. Les inconvénients possibles de la spécialisation seront évités grâce à des efforts interdisciplinaires.
Il est très important pour le bien de l’Église entière et pour son rayonnement dans le monde moderne qu’un nombre suffisant de personnes bien formées soient consacrées à la recherche dans le différents secteurs de la science exégétique. Préoccupés par les besoins plus immédiats du ministère, les évêques et les supérieurs religieux sont souvent tentés de ne pas prendre assez au sérieux la responsabilité qui leur incombe de pourvoir à cette nécessité fondamentale. Mais une carence sur ce point expose l’Église à de graves inconvénients, car pasteurs et fidèles risquent alors de tomber à la merci d’une science exégétique étrangère à l’Église et privée de rapports avec la vie de la foi. En déclarant que « l’étude de la Sainte Écriture » doit être « comme l’âme de la Théologie » (Dei Verbum, 24), le 2ème Concile du Vatican a montré toute l’importance de la recherche exégétique. Du même coup, il a aussi rappelé implicitement aux exégètes catholiques que leurs recherches ont avec la théologie un rapport essentiel, dont ils doivent se montrer conscients.
3.C.3. Enseignement
La déclaration du Concile fait également comprendre le rôle fondamental qui revient à l’enseignement de l’exégèse dans les Facultés de Théologie, les Séminaires et les Scolasticats. Il va de soi que le niveau des études ne sera pas uniforme dans ces différents cas. Il est souhaitable que l’enseignement de l’exégèse soit donné par des hommes et par des femmes. Plus technique dans les Facultés, cet enseignement aura une orientation plus directement pastorale dans les Séminaires. Mais il ne pourra jamais manquer d’une dimension intellectuelle sérieuse. Procéder autrement serait manquer de respect envers la Parole de Dieu.
Les professeurs d’exégèse doivent communiquer aux étudiants une profonde estime pour l’Écriture Sainte, en montrant combien elle mérite une étude attentive et objective, qui permette de mieux apprécier sa valeur littéraire, historique, sociale et théologique. Ils ne peuvent pas se contenter de transmettre une série de connaissances à enregistrer passivement mais doivent donner une initiation aux méthodes exégétiques, en en expliquant les principales opérations pour rendre les étudiants capables de jugement personnel. Vu le temps limité dont on dispose, il convient d’utiliser alternativement deux façons d’enseigner : d’une part, au moyen d’exposés synthétiques, qui introduisent à l’étude de livres bibliques entiers et ne laissent de côté aucun secteur important de l’Ancien Testament ni du Nouveau ; d’autre part, au moyen d’analyses approfondies de quelques textes bien choisis, qui soient en même temps une initiation à la pratique de l’exégèse. Dans l’un et l’autre cas, il faut veiller à ne pas être unilatéral, c’est-à-dire à ne se limiter ni à un commentaire spirituel dépourvu de base historico-critique, ni à un commentaire historico-critique dépourvu de contenu doctrinal et spirituel (cf. Divino Afflante Spititu, EB 551-552 ; PCB, De Sacra Scriptura recte docenda, EB 598). L’enseignement doit montrer à la fois l’enracinement historique des écrits. bibliques, leur aspect de parole personnelle du Père céleste qui s’adresse avec amour à ses enfants (cf. Dei Verbum, 21) et leur rôle indispensable dans le ministère pastoral (cf. 2 Tm 3, 16).
3.C.4. Publications
Comme fruit de la recherche et complément de l’enseignement, les publications ont une fonction de grande importance pour le progrès et la diffusion de l’exégèse. De nos jours, la publication ne se réalise plus seulement par les textes imprimés, mais aussi par d’autres moyens, plus rapides et plus puissants (radio, télévision, techniques électroniques), dont il convient d’apprendre à se servir.
Les publications de haut niveau scientifique sont l’instrument principal de dialogue, de discussion et de coopération entre les chercheurs. Grâce à elles, l’exégèse catholique peut se maintenir en relation réciproque avec les autres milieux de la recherche exégétique ainsi qu’avec le monde savant en général.
A brève échéance, ce sont les autres publications qui rendent les plus grands services en s’adaptant à diverses catégories de lecteurs, depuis le public cultivé jusqu’aux enfants des catéchismes, en passant par les groupes bibliques, les mouvements apostoliques et les congrégations religieuses. Les exégètes doués pour la vulgarisation font une œuvre extrêmement utile et féconde, indispensable pour assurer aux études exégétiques le rayonnement qu’elles doivent avoir. Dans ce secteur, la nécessité de l’actualisation du message biblique se fait sentir de façon plus pressante. Cela implique que les exégètes prennent en considération les légitimes exigences des personnes instruites et cultivées de notre temps et distinguent clairement, à leur intention, ce qui doit être regardé comme détail secondaire conditionné par l’époque, ce qu’il faut interpréter comme langage mythique et ce qu’il faut apprécier comme sens propre, historique et inspiré. Les écrits bibliques n’ont pas été, composés en langage moderne, ni en style du 20e siècle. Les formes d’expression et les genres littéraires qu’ils utilisent dans leur texte hébreu, araméen ou grec, doivent être rendus intelligibles aux hommes et femmes d’aujourd’hui, qui, autrement, seraient tentés, soit de se désintéresser de la Bible, soit de l’interpréter de manière simpliste : littéraliste ou fantaisiste.
Dans toute la diversité de ses tâches, l’exégète catholique n’a pas d’autre but que le service de la Parole de Dieu. Son ambition n’est pas de substituer aux textes bibliques les résultats de son travail, qu’il s’agisse de la reconstitution de documents anciens utilisés par les auteurs inspirés ou d’une présentation moderne des dernières conclusions de la science exégétique. Son ambition est, au contraire, de mettre en plus grande lumière les textes bibliques eux-mêmes, en aidant à mieux les apprécier et à les comprendre avec toujours plus d’exactitude historique et de profondeur spirituelle.
3.D. Les rapports avec les autres disciplines théologiques
Étant elle-même une discipline théologique, « fides quaerens intellectum », l’exégèse entretient avec les autres disciplines de la théologie des relations étroites et complexes. D’une part, en effet, la théologie systématique a une influence sur la précompréhension avec laquelle les exégètes abordent les textes bibliques. Mais, d’autre part, l’exégèse fournit aux autres disciplines théologiques des données qui sont fondamentales pour celles-ci. Des rapports de dialogue s’établissent donc entre l’exégèse et les autres disciplines théologiques, dans le respect mutuel de leur spécificité.
3.D.1. Théologie et précompréhension des textes bibliques
Lorsqu’ils abordent les écrits bibliques, les exégètes ont nécessairement une précompréhension. Dans le cas de l’exégèse catholique, il s’agit d’une précompréhension basée sur des certitudes de foi : la Bible est un texte inspiré par Dieu et confié à l’Église pour susciter la foi et guider la vie chrétienne. Ces certitudes de foi n’arrivent pas aux exégètes à l’état brut, mais après avoir été élaborées dans la communauté ecclésiale par la réflexion’ théologique. Les exégètes sont donc orientés dans leur recherche par la réflexion des dogmaticiens sur l’inspiration de l’Écriture et sur la fonction de celle-ci dans la vie ecclésiale.
Mais réciproquement, le travail des exégètes sur les textes inspirés leur apporte une expérience dont les dogmaticiens doivent tenir compte pour mieux élucider la théologie de l’inspiration scripturaire et de l’interprétation ecclésiale de la Bible. L’exégèse suscite, en particulier, une conscience plus vive et plus précise du caractère historique de l’inspiration biblique. Elle montre que le processus de l’inspiration est historique, non seulement parce qu’il a pris place au cours de l’histoire d’Israël et de l’Église primitive, mais aussi parce qu’il s’est réalisé par la médiation de personnes humaines marquées chacune par son époque et qui, sous la conduite de l’Esprit, ont joué un rôle actif dans la vie du peuple de Dieu.
Par ailleurs, l’affirmation théologique du rapport étroit entre Écriture inspirée et Tradition de l’Église s’est trouvée confirmée et précisée grâce au développement des études exégétiques, qui a porté les exégètes à accorder une attention croissante à l’influence, sur les textes, du milieu vital où ils se sont formés ( « Sitz im Leben »).
3.D.2. Exégèse et théologie dogmatique
Sans être leur unique locus theologicus, l’Écriture Sainte constitue la base privilégiée des études théologiques. Pour interpréter l’Écriture avec exactitude scientifique et précision, les théologiens ont besoin du travail des exégètes. De leur côté, les exégètes doivent orienter leurs recherches de telle façon que « l’étude de l’Écriture Sainte » puisse effectivement être « comme l’âme de la Théologie » (Dei Verbum, 24). A cet effet, il leur faut accorder une attention particulière au contenu religieux des écrits bibliques.
Les exégètes peuvent aider les dogmaticiens à éviter deux extrêmes : d’un côté, le dualisme, qui sépare complètement une vérité doctrinale de son expression linguistique, considérée comme vérité n’ayant pas d’importance ; de l’autre côté, le fondamentalisme, qui, confondant l’humain et le divin, considère comme vérité révélée même les aspects contingents des expressions humaines.
Pour éviter ces deux extrêmes, il faut distinguer sans séparer, et donc accepter une tension persistante. La Parole de Dieu s’est exprimée dans l’œuvre d’auteurs humains. Pensée et mots sont en même temps de Dieu et de l’homme, de sorte que tout dans la Bible vient à la fois de Dieu et de l’auteur inspiré. Il ne s’ensuit pas, toutefois, que Dieu ait donné une valeur absolue au conditionnement historique de son message. Celui-ci est susceptible d’être interprété et actualisé, c’est-à-dire d’être détaché, au moins partiellement, de son conditionnement historique passé pour être transplanté dans le conditionnement historique présent. L’exégète établit les bases de cette opération, que le dogmaticien continue, en prenant en considération les autres loci tbeologici qui contribuent au développement du dogme.
3.D.3. Exégèse et théologie morale
Des observations analogues peuvent être faites sur les rapports entre exégèse et théologie morale. Aux récits concernant l’histoire du salut, la Bible unit étroitement de multiples instructions sur la conduite à tenir : commandements, interdits, prescriptions juridiques, exhortations et invectives prophétiques, conseils des sages. Une des tâches de l’exégèse consiste à préciser la portée de cet abondant matériau et à préparer ainsi le travail des moralistes.
Cette tâche n’est pas simple, car souvent les textes bibliques ne se soucient pas de distinguer préceptes moraux universels, prescriptions de pureté rituelle et ordonnances juridiques particulières. Tout est mis ensemble. D’autre part, la Bible reflète une évolution morale considérable, qui trouve son achèvement dans le Nouveau Testament. Il ne suffit donc pas qu’une certaine position en matière de morale soit attestée dans l’Ancien Testament (par ex. la pratique de l’esclavage ou du divorce, ou celle des exterminations en cas de guerre), pour que cette position continue à être valable. Un discernement doit être effectué, qui fasse entrer en ligne de compte le nécessaire progrès de la conscience morale. Les écrits de l’Ancien Testament contiennent des éléments « imparfaits et caducs » (Dei Verbum, 15), que la pédagogie divine ne pouvait pas éliminer d’emblée. Le Nouveau Testament lui-même n’est pas facile à interpréter dans le domaine de la morale, car il s’exprime souvent de façon imagée, ou paradoxale, ou même provocatrice, et le rapport des chrétiens avec la Loi juive y fait l’objet d’âpres controverses.
Les moralistes sont donc fondés à poser aux exégètes beaucoup de questions importantes, qui stimuleront leurs recherches. En plus d’un cas, la réponse pourra être qu’aucun texte biblique ne traite explicitement le problème envisagé. Mais même alors, le témoignage de la Bible, compris dans son vigoureux dynamisme d’ensemble, ne peut manquer d’aider à définir une orientation féconde. Sur les points les plus importants la morale du Décalogue reste fondamentale. L’Ancien Testament contient déjà les principes et les valeurs qui commandent un agir pleinement conforme à la dignité de la personne humaine, créée « à l’image de Dieu » (Gn 1, 27). Le Nouveau Testament met ces principes et ces valeurs en plus grande lumière, grâce à la révélation de l’amour de Dieu dans le Christ.
3.D.4. Points de vue différents et interaction nécessaire
Dans son document de 1988 sur l’interprétation des dogmes, la Commission Théologique Internationale a rappelé que, dans les temps modernes, un conflit a éclaté entre exégèse et théologie dogmatique ; elle observe ensuite les apports positifs de l’exégèse moderne à la théologie systématique (L’interprétation des dogmes, 1988, C.I, 2). Pour plus de précision, il est utile d’ajouter que le conflit a été provoqué par l’exégèse libérale. Entre l’exégèse catholique et la théologie dogmatique, il n’y a pas eu conflit généralisé, mais seulement des moments de forte tension. Il est vrai, toutefois, que la tension peut dégénérer en conflit, si, de part et d’autre, on durcit de légitimes différences de points de vue, jusqu’à les transformer en oppositions irréductibles.
Les points de vue, en effet, sont différents et doivent l’être. La tâche première de l’exégèse est de discerner avec précision le sens des textes bibliques dans leur contexte propre, c’est-à-dire d’abord dans leur contexte littéraire et historique particulier et ensuite dans le contexte du canon des Écritures. En accomplissant cette tâche, l’exégète met en lumière le sens théologique des textes, lorsque ceux-ci ont une portée de cette nature. Une relation de continuité est ainsi rendue possible entre l’exégèse et la réflexion théologique ultérieure. Mais le point de vue n’est pas le même, car la tâche de l’exégète est fondamentalement historique et descriptive et elle se limite à l’interprétation de la Bible.
Le dogmaticien, lui accomplit une œuvre plus spéculative et plus systématique. Pour cette raison, il ne s’intéresse vraiment qu’à certains textes et à certains aspects de la Bible et, par ailleurs, il prend en considération beaucoup d’autres données qui ne sont pas bibliques, – écrits patristiques, définitions conciliaires, autres documents du magistère, liturgie, – ainsi que des systèmes philosophiques et la situation culturelle, sociale et politique contemporaine. Sa tâche n’est pas simplement d’interpréter la Bible, mais de viser à une compréhension pleinement réfléchie de la foi chrétienne dans toutes ses dimensions et spécialement dans son rapport décisif avec l’existence humaine.
A cause de son orientation spéculative et systématique, la théologie a souvent cédé à la tentation de considérer la Bible comme un réservoir de dicta probantia destinés à confirmer des thèses doctrinales. De nos jours, les dogmaticiens ont acquis une plus vive conscience de l’importance du contexte littéraire et historique pour l’interprétation correcte des textes anciens et ils recourent davantage à la collaboration des exégètes.
En tant que Parole de Dieu mise par écrit, la Bible a une richesse de signification qui ne peut être complètement captée ni emprisonnée dans aucune théologie systématique. Une des fonctions principales de la Bible est celle de lancer de sérieux défis aux systèmes théologiques et de rappeler continuellement l’existence d’importants aspects de la révélation divine et de la réalité humaine qui ont parfois été oubliés ou négligés dans les efforts de réflexion systématique. Le renouvellement de la méthodologie exégétique peut contribuer à cette prise de conscience.
Réciproquement, l’exégèse doit se laisser éclairer par la recherche théologique. Celle-ci la stimulera à poser aux textes des questions importantes et à mieux découvrir toute leur portée a leur fécondité. L’étude scientifique de la Bible ne peut pas s’isoler de la recherche théologique, ni de l’expérience spirituelle et du discernement de l’Église. L’exégèse produit ses meilleurs fruits lorsqu’elle s’effectue dans le contexte de la foi vivante de la communauté chrétienne, qui est orientée vers le salut du monde entier.
4. Interprétation de la Bible dans l’Église
Tâche particulière des exégètes, l’interprétation de la Bible ne leur appartient pas pour autant en monopole, car elle comporte, dans l’Église, des aspects qui vont au-delà de l’analyse scientifique des textes. L’Église, en effet, ne considère pas la Bible simplement comme un ensemble de documents historiques concernant ses origines ; elle l’accueille comme Parole de Dieu qui s’adresse à elle, et au monde entier, dans le temps présent. Cette conviction de foi a pour conséquence la pratique de l’actualisation et de l’inculturation du message biblique, ainsi que les divers modes d’utilisation des textes inspirés, dans la liturgie, la « Lectio divina », le ministère pastoral et le mouvement œcuménique.
4.A. Actualisation
Déjà à l’intérieur de la Bible elle-même, – nous l’avons noté dans le chapitre précédent, – on peut constater la pratique de l’actualisation : des textes plus anciens ont été relus à la lumière de circonstances nouvelles et appliqués à la situation présente du Peuple de Dieu. Basée sur les mêmes convictions, l’actualisation continue nécessairement à être pratiquée dans les communautés croyantes.
4.A.1. Principes
Les principes qui fondent la pratique de l’actualisation sont les suivants :
L’actualisation est possible, car la plénitude de sens du texte biblique lui donne valeur pour toutes les époques et toutes les cultures (cf Is 40, 8 ; 66, 18-21 ; Mt 28, 19-20). Le message biblique -peut à la fois relativiser et féconder les systèmes de valeurs et les normes de comportement de chaque génération.
L’actualisation est nécessaire, car, bien que leur message ait une valeur durable, les textes de la Bible ont été rédigés en fonction de circonstances passées et dans un langage conditionné par diverses époques. Pour manifester la portée qu’ils ont pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui, il est nécessaire d’appliquer leur message aux circonstances présentes et de l’exprimer dans un langage adapté à l’époque actuelle. Cela présuppose un effort herméneutique qui vise à discerner à travers le conditionnement historique les points essentiels du message.
L’actualisation doit constamment tenir compte des rapports complexes qui existent, dans la Bible chrétienne, entre le Nouveau Testament et l’Ancien, du fait que le Nouveau se présente à la fois comme accomplissement et dépassement de l’Ancien. L’actualisation s’effectue en conformité avec l’unité dynamique ainsi constituée.
L’actualisation se réalise grâce au dynamisme de la tradition vivante de la communauté de foi. Celle-ci se situe explicitement dans le prolongement des communautés où l’Écriture a pris naissance et a été conservée et transmise. Dans l’actualisation, la tradition remplit un double rôle : elle procure, d’une part, une protection contre les interprétations aberrantes ; elle assure, d’autre part, la transmission du dynamisme originel.
Actualisation ne signifie donc pas manipulation des textes. Il ne s’agit pas de projeter sur les écrits bibliques des opinions ou des idéologies nouvelles, mais de rechercher sincèrement la lumière qu’ils contiennent pour le temps présent. Le texte de la Bible a autorité en tous temps sur l’Église chrétienne et, bien que des siècles se soient écoulés depuis les temps de sa composition, il garde son rôle de guide privilégié qu’on ne peut manipuler. Le magistère de l’Église « n’est pas au-dessus de la Parole de Dieu, mais il la sert, n’enseignant que ce qui fut transmis ; par mandat de Dieu, avec l’assistance de l’Esprit Saint, il l’écoute avec amour, la garde saintement et l’explique avec fidélité » (Dei Verbum, 10).
4.A.2. Méthodes
En partant de ces principes, on peut utiliser diverses méthodes d’actualisation.
L’actualisation, pratiquée déjà à l’intérieur de la Bible, a été poursuivie ensuite dans la Tradition juive au moyen de procédés qu’on peut observer dans les Targournim. et les Midrashim : recherche de passages parallèles (gezérah shawab), modification dans la lecture du texte (al tiqrey) adoption d’un second sens (tartey Mishmà), etc.
De leur côté, les Pères de l’Église se sont servis de la typologie et de l’allégorie pour actualiser les textes bibliques d’une manière adaptée à la situation des chrétiens de leur temps.
A notre époque, l’actualisation doit tenir compte de l’évolution des mentalités et du progrès des méthodes d’interprétation.
L’actualisation présuppose une exégèse correcte du texte, qui en détermine le sens littéral. Si la personne qui actualise n’a pas elle-même une formation exégétique, elle doit recourir à de bons guides de lecture, qui permettent de bien orienter l’interprétation.
Pour mener à bien l’actualisation, l’interprétation de l’Écriture par l’Écriture est la méthode la plus sûre et la plus féconde, spécialement dans le cas des textes d’Ancien Testament qui ont été relus dans l’Ancien Testament lui-même (par ex. la manne d’Ex 16 en Sg 16, 20-29) et/ou dans le Nouveau Testament (Jn 6). L’actualisation d’un texte biblique dans l’existence chrétienne ne peut se faire correctement sans une mise en rapport avec le mystère du Christ et de l’Église. Il ne serait pas normal, par exemple, de proposer à des chrétiens, comme modèles pour une lutte de libération, uniquement des épisodes d’Ancien Testament (Exode 1-2 ; Maccabées).
Inspirée des philosophies herméneutiques, l’opération herméneutique comporte ensuite trois étapes : 1) écouter la Parole à partir de la situation présente ; 2) Discerner les aspects de la situation présente que le texte biblique éclaire ou met en question ; 3) Tirer de la plénitude de sens du texte biblique les éléments susceptibles de faire évoluer la situation présente d’une manière féconde, conforme à la volonté salvifique de Dieu dans le Christ.
Grâce à l’actualisation, la Bible vient éclairer de multiples problèmes actuels, par exemple : la question des ministères, la dimension communautaire de l’Église, l’option préférentielle pour les pauvres, la théologie de la libération, la condition de la femme. L’actualisation peut aussi être attentive à des valeurs de plus en plus reconnues par la conscience moderne comme les droits de la personne, la protection de la vie humaine, la préservation de la nature, l’aspiration à la paix universelle.
4.A.3. Limites
Pour rester en accord avec la vérité salvifique exprimée dans la Bible, l’actualisation doit respecter certaines limites et se garder de possibles déviations.
Bien que toute lecture de la Bible soit forcément sélective, les lectures tendancieuses sont à écarter, c’est-à-dire celles qui, au lieu d’être dociles au texte, ne font qu’utiliser celui-ci à des fins étroites (comme c’est le cas dans l’actualisation faite par des sectes, celle des Témoins de Jéhovah, par exemple).
L’actualisation perd toute validité, si elle se base sur des principes théoriques qui sont en désaccord avec les orientations fondamentales du texte de la Bible, comme, par exemple, le rationalisme opposé à la foi ou le matérialisme athée.
Il faut proscrire aussi, évidemment, toute actualisation orientée dans un sens contraire à la justice et à la charité évangéliques, celles, par exemple, qui voudraient baser sur des textes bibliques la ségrégation raciale, l’antisémitisme ou le sexisme, masculin ou féminin. Une attention spéciale est nécessaire, selon l’esprit du Concile Vatican II (Nostra Aetate, 4), pour éviter absolument d’actualiser certains textes du Nouveau Testament dans un sens qui pourrait provoquer ou renforcer des attitudes défavorables envers les juifs. Les événements tragiques du passé doivent pousser, au contraire, à rappeler sans cesse que, selon le Nouveau Testament, les juifs restent « aimés » de Dieu, « car les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance » (Rm 11, 28-29).
Les déviations seront évitées, si l’actualisation part d’une correcte interprétation du texte et s’effectue dans le courant de la Tradition vivante, sous la conduite du Magistère ecclésial.
De toute façon, les risques de déviation ne peuvent pas constituer une objection valable contre l’accomplissement d’une tâche nécessaire, celle de faire parvenir le message de la Bible jusqu’aux oreilles et au cœur de notre génération.
4.B. Inculturation
A l’effort d’actualisation, qui permet à la Bible de rester féconde à travers la diversité des temps, correspond, pour la diversité des lieux, l’effort d’inculturation, qui assure l’enracinement du message biblique dans les terrains les plus divers. Cette diversité n’est d’ailleurs jamais totale. Toute culture authentique, en effet, est porteuse, à sa manière, de valeurs universelles fondées par Dieu.
Le fondement théologique de l’inculturation est la conviction de foi que la Parole de Dieu transcende les cultures dans lesquelles elle a été exprimée et a la capacité de se propager dans les autres cultures, de façon à atteindre toutes les personnes humaines dans le contexte culturel où elles vivent. Cette conviction découle de la Bible elle-même, qui, dès le livre de la Genèse, prend une orientation universelle (Gn 1, 27-28), la maintient ensuite dans la bénédiction promise à tous les peuples grâce à Abraham et à sa descendance (Gn 12, 3 ; 18, 18) et la confirme définitivement en étendant à « toutes les nations » l’évangélisation chrétienne (Mt 28, 18-20 ; Rm 4, 16-17 ; Ep 3, 6).
La première étape de l’inculturation consiste à traduire en une autre langue l’Écriture inspirée. Cette étape a été franchie dès le temps de l’Ancien Testament, lorsqu’on a traduit le texte hébreu de la Bible oralement en araméen (Ne 8, 8.12) et, plus tard, par écrit en grec. Une traduction, en effet, est toujours plus qu’une simple transcription du texte original. Le passage d’une langue à une autre comporte nécessairement un changement de contexte culturel : les concepts ne sont pas identiques et la portée des symboles est différente, car ils mettent en rapport avec d’autres traditions de pensée et d’autres façons de vivre.
_ Écrit en grec, le Nouveau Testament est marqué tout entier par un dynamisme d’inculturation, car il transpose dans la culture judéo-hellénistique le message palestinien de Jésus, manifestant par là-même une claire volonté de dépasser les limites d’un milieu culturel unique.
Étape fondamentale, la traduction des textes bibliques ne peut cependant pas suffire à assurer une véritable inculturation. Celle-ci doit se continuer grâce à une interprétation qui mette le message biblique en rapport plus explicite avec les façons de sentir, de penser, de vivre et de s’exprimer propres à la culture locale. De l’interprétation, on passe ensuite à d’autres étapes de l’inculturation, qui aboutissent à la formation d’une culture locale chrétienne, s’étendant à toutes les dimensions de l’existence (prière, travail, vie sociale, coutumes, législation, sciences et arts, réflexion philosophique et théologique). La Parole de Dieu est en effet une semence, qui tire de la terre où elle se trouve les éléments utiles à sa croissance et à sa fécondité (cf Ad Gentes, 22). En conséquence, les chrétiens doivent chercher à discerner « quelles richesses Dieu, dans sa générosité, a dispensées aux nations ; ils doivent en même temps s’efforcer d’éclairer ces richesses de la lumière évangélique, de les libérer, de les ramener sous l’autorité du Dieu Sauveur » (Ad Gentes, 11).
Il ne s’agit pas, on le voit, d’un processus à sens unique, mais d’une « mutuelle fécondation ». D’une part, les richesses contenues dans les diverses cultures permettent à la Parole de Dieu de produire de nouveaux fruits et, d’autre part, la lumière de la Parole de Dieu permet d’opérer un tri dans ce qu’apportent les cultures, pour rejeter les éléments nuisibles et favoriser le développement des éléments valables. L’entière fidélité à la personne du Christ, au dynamisme de son mystère pascal et à son amour pour l’Église fait éviter deux solutions fausses : celle de « l’adaptation » superficielle du message et celle de la confusion syncrétiste (cf Ad Gentes, 22).
Dans l’Orient et l’Occident chrétiens, l’inculturation de la Bible s’est effectuée depuis les premiers siècles et a manifesté une grande fécondité. On ne peut, cependant, jamais la considérer comme terminée. Elle est à reprendre constamment, en rapport avec la continuelle évolution des cultures. Dans les pays d’évangélisation plus récente, le problème se pose en termes différents. Les missionnaires, en effet, apportent inévitablement la Parole de Dieu sous la forme où elle s’est inculturée dans leur pays d’origine. De gros efforts doivent être réalisés par les nouvelles Églises locales pour passer de cette forme étrangère d’inculturation de la Bible à une autre forme, qui corresponde à la culture de leur propre pays.
4.C. Usage de la Bible
4.C.1. Dans la liturgie
Dès les débuts de l’Église, la lecture des Écritures a fait partie intégrante de la liturgie chrétienne, héritière pour une part de la liturgie synagogale. Aujourd’hui encore, c’est surtout par la liturgie que les chrétiens entrent en contact avec les Écritures, en particulier lors de la célébration eucharistique du dimanche.
En principe, la liturgie, et spécialement la liturgie sacramentelle, dont la célébration eucharistique constitue le sommet, réalise l’actualisation la plus parfaite des textes bibliques, car elle en situe la proclamation au milieu de la communauté des croyants réunie autour du Christ pour s’approcher de Dieu. Le Christ est alors « présent dans sa parole, puisque c’est lui-même qui parle lorsque les Saintes Écritures sont lues à l’Église » (Sacrosanctum Concilium, 7). Le texte écrit redevient ainsi parole vivante.
La réforme liturgique décidée par le 2e Concile du Vatican s’est efforcée de présenter aux catholiques une plus riche nourriture biblique. Les trois cycles de lectures des messes dominicalesaccordent une place privilégiée aux évangiles, de façon à bien mettre en lumière le mystèreduChrist comme principe de notre salut. Mettant régulièrement un texte d’Ancien Testamenten rapport avec le texte de l’évangile, ce cycle suggère souvent pour l’interprétation scripturaire les voies de la typologie. Celle-ci, on le sait, n’est pas la seule lecture possible.
L’homélie qui actualise plus explicitement la Parole de Dieu, fait partie intégrante de la liturgie. Nous en reparlerons plus loin, à propos du ministère pastoral.
Le lectionnaire, issu des directives du concile (Sacrosanctum Concilium, 35), devait permettre une lecture de la Sainte Écriture « plus abondante, plus variée et plus adaptée ». Dans son état actuel, il ne répond qu’en partie à cette orientation. Toutefois son existence a eu d’heureux effets œcuméniques En certains pays, il a aussi fait mesurer le manque de familiarité des catholiques avec l’Écriture.
La liturgie de la Parole, est un élément décisif dans la célébration de chacun des sacrements de l’Église ; elle ne consiste pas en une simple succession de lectures, car elle doit comporter également des temps de silence et de prière. Cette liturgie, en particulier la liturgie des Heures, puise dans le livre des Psaumes pour faire prier la communauté chrétienne. Hymnes et prières sont toutes imprégnées du -langage biblique et de sa symbolique. C’est dire combien il est nécessaire que la participation à la liturgie soit préparée et accompagnée par une pratique de la lecture de l’Écriture.
Si dans les lectures « Dieu adresse la parole à son peuple » (Missel romain, n. 33), la liturgie de la Parole exige un grand soin tant pour la proclamation des lectures que pour leur interprétation. Il est donc souhaitable que la formation des futurs présidents d’assemblées et de ceux qui les entourent tienne compte des exigences d’une liturgie de la Parole de Dieu fortement renouvelée. Ainsi, grâce aux efforts de tous, l’Église poursuivra la mission qui lui a été confiée « de prendre le pain de vie sur la table de la Parole de Dieu comme sur celle du Corps du Christ pour l’offrir aux fidèles » (Dei Verbum, 21).
4.C.2. La Lectio divina
La Lectio divina est une lecture, individuelle ou communautaire, d’un passage plus ou moins long de l’Écriture accueillie comme Parole de Dieu et se développant sous la motion de l’Esprit en méditation, prière et contemplation.
Le souci d’une lecture régulière, voire quotidienne, de l’Écriture correspond à une pratique ancienne dans l’Église. Comme pratique collective, elle est attestée au 3e siècle, à l’époque d’Origène ; celui-ci faisait l’homélie à partir d’un texte de l’Écriture lu en continu durant la semaine. Il existait alors des assemblées quotidiennes consacrées à la lecture et à l’explication de l’Écriture. Cette pratique, qui fut abandonnée par la suite, ne rencontrait pas toujours un grand succès auprès des chrétiens (Origène, Hom. Gen. X, 1).
La Lectio divina comme pratique surtout individuelle est attestée en milieu monastique à haute époque. A la période contemporaine, une Instruction de la Commission Biblique approuvée par le pape Pie XII l’a recommandée à tous les clercs, tant séculiers que réguliers (De Scriptura sacra, 19.50 ; EB 592). L’insistance sur la Lectio divinasous son double aspect, individuel et communautaire, est donc redevenue actuelle. Le but recherché est de susciter et d’alimenter « un amour effectif et constant » de la Sainte Écriture, source de vie intérieure et de fécondité apostolique (EB 591 et 567), de favoriser aussi une meilleure intelligence de la liturgie et d’assurer à la Bible une place plus importante dans les études théologiques et dans la prière.
La Constitution conciliaire Dei Verbum (n. 25) insiste également sur une lecture assidue des Écritures pour les prêtres et les religieux. En outre, – et c’est une nouveauté, – elle invite aussi « tous les fidèles du Christ » à acquérir « par une fréquente lecture des Écritures divines ‘l’éminente connaissance de Jésus Christ » (Ph 3, 8). Divers moyens sont proposés. A côté d’une lecture individuelle, une lecture en groupe est suggérée. Le texte conciliaire souligne que la prière doit accompagner la lecture de l’Écriture, car elle est la réponse à la Parole de Dieu rencontrée dans l’Écriture sous l’inspiration de l’Esprit. De nombreuses initiatives pour une lecture communautaire ont été prises dans le peuple chrétien et on ne peut qu’encourager ce désir d’une meilleure connaissance de Dieu et de son dessein de salut en Jésus Christ à travers les Écritures.
4.C.3. Dans le ministère pastoral
Recommandé par Dei Verbum (n. 24), le recours fréquent à la Bible dans le ministère pastoral prend diverses formes suivant le genre d’herméneutique dont se servent les pasteurs et que peuvent comprendre les fidèles. On peut distinguer trois situations principales : la catéchèse, la prédication et l’apostolat biblique. De nombreux facteurs interviennent, en rapport avec le niveau général de vie chrétienne.
L’explication de la Parole de Dieu dans la catéchèse, – Sacros. Conc., 35 ; Direct. catéch. gén., 1971, 16, – a comme première source l’Écriture Sainte, qui, expliquée dans le contexte de la Tradition, fournit le point de départ, le fondement et la norme de l’enseignement catéchétique. Un des buts de la catéchèse devrait être d’introduire à une juste compréhension de la Bible et à sa lecture fructueuse, qui permette de découvrir la vérité divine qu’elle contient et qui suscite une réponse, la plus généreuse possible, au message que Dieu adresse par sa parole à l’humanité.
La catéchèse doit partir du contexte historique de la révélation divine pour présenter personnages et événements de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament à la lumière du dessein de Dieu.
Pour passer du texte biblique à sa signification de salut pour le temps présent, on utilise des herméneutiques variées, qui inspirent divers genres de commentaires. La fécondité de la catéchèse dépend de la valeur de l’herméneutique employée. Le danger existe de se contenter d’un commentaire superficiel, qui en reste à une considération chronologique de la succession des événements et des personnages de la Bible.
La catéchèse ne peut évidemment exploiter qu’une faible partie des textes bibliques. En général, elle utilise surtout les récits, aussi bien dans le Nouveau Testament que dans l’Ancien Testament. Elle insiste sur le Décalogue. Elle doit veiller à employer également les oracles des prophètes, l’enseignement sapientiel et les grands discours évangéliques comme le Sermon sur la montagne.
La présentation des évangiles doit se faire de façon à provoquer une rencontre avec le Christ, qui donne la clé de toute la révélation biblique et transmet l’appel de Dieu, auquel chacun doit répondre. La parole des prophètes et celle des « serviteurs de la Parole » (Lc 1, 2) doivent apparaître comme adressées maintenant aux chrétiens.
Des remarques analogues s’appliquent au ministère de la prédication, qui doit tirer des textes anciens une nourriture spirituelle adaptée aux besoins actuels de la communauté chrétienne.
Actuellement, ce ministère s’exerce surtout à la fin de la première partie de la célébration eucharistique, par l’homélie qui suit la proclamation de la Parole de Dieu.
L’explication qu’on donne des textes bibliques au cours de l’homélie ne peut entrer dans beaucoup de détails. Il convient donc de mettre en lumière les apports principaux de ces textes, ceux qui sont les plus éclairants pour la foi et les plus stimulants pour le progrès de la vie chrétienne, communautaire ou personnelle. En présentant ces apports, il faut faire œuvre d’actualisation et d’inculturation, selon ce qui a été dit plus haut. A cet effet, des principes herméneutiques valables sont nécessaires. Un manque de préparation en ce domaine a pour conséquence qu’on est tenté de renoncer à approfondir les lectures bibliques et qu’on se contente de moraliser ou de parler de questions actuelles, sans les éclairer par la Parole de Dieu.
En divers pays, des publications ont été réalisées, avec l’aide d’exégètes, pour aider les responsables pastoraux à interpréter correctement les lectures bibliques de la liturgie et à les actualiser de façon valable. Il est souhaitable que de semblables efforts se généralisent.
Une insistance unilatérale sur les obligations qui s’imposent aux croyants est assurément à éviter. Le message biblique doit conserver son caractère principal de bonne nouvelle du salut offert par Dieu. La prédication fera œuvre plus utile et plus conforme à la Bible si elle aide d’abord les fidèles à « connaître le don de Dieu » (Jn 4, 10), tel qu’il est révélé dans l’Écriture, et à comprendre de façon positive les exigences qui en découlent.
L’apostolat biblique a comme objectif de faire connaître la Bible comme Parole de Dieu et source de vie. En premier lieu, à favorise la traduction de la Bible dans les langues les plus diverses et la diffusion de ces traductions. Il suscite et soutient de nombreuses initiatives ; formation de groupes bibliques, conférences sur la Bible, semaines bibliques, publication de revues et de livres, etc.
Une importante contribution est apportée par des associations et des mouvements ecclésiaux, qui mettent au premier plan la lecture de la Bible dans une perspective de foi et d’engagement chrétien. De nombreuses « communautés de base » centrent sur la Bible leurs réunions et se proposent un triple objectif. connaître la Bible, construire la communauté et servir le peuple. Ici aussi, l’aide des exégètes est utile pour éviter des actualisations mal fondées. Mais il y a lieu de se réjouir de voir la Bible prise en mains par d’humbles gens, des pauvres, qui peuvent apporter à son interprétation et à son actualisation une lumière plus pénétrante, du point de vue spirituel et existentiel, que celle qui vient d’une science sûre d’elle-même (cf Mt 11, 25).
L’importance toujours croissante des moyens de communication de masse ( « mass-media »), presse, radio, télévision, exige que l’annonce de la Parole de Dieu et la connaissance de la Bible soient propagées activement par ces moyens. Les aspects très particuliers de ceux-ci et, d’autre part, leur influence sur de vastes publics requièrent pour leur utilisation une préparation spécifique, qui permette d’éviter les improvisations pitoyables ainsi que les effets spectaculaires de mauvais aloi.
Qu’il s’agisse de catéchèse, de prédication ou d’apostolat biblique, le texte de la Bible doit toujours être présenté avec le respect qu’il mérite.
4.C.4. Dans l’œcuménisme
Si l’œcuménisme, en tant que mouvement spécifique et organisé, est relativement récent, l’idée de l’unité du peuple de Dieu, que ce mouvement se propose de restaurer, est profondément enracinée dans l’Écriture. Un tel objectif était le souci constant du Seigneur (Jn 10, 16 ; 17, 11.20-23). Il suppose l’union des chrétiens dans la foi, l’espérance et la charité (Ep 4, 2-5), dans le respect mutuel (Ph 2, 1-5) et la solidarité (1 Co 12, 14-27 ; Rm 12, 4-5), mais aussi et surtout l’union organique au Christ, à la manière des sarments et de la vigne (Jn 15, 4-5), des membres et de la tête (Ep 1, 22-23 ; 4, 12-16). Cette union doit être parfaite, à l’image de celle du Père et du Fils (Jn 17, 11.22). L’Écriture en définit le fondement théologique (Ep 4, 4-6 ; Ga 3, 27-28). La première communauté apostolique en est un modèle concret et vivant (Ac 2, 44 ; 4, 32).
La plupart des problèmes qu’affronte le dialogue œcuménique ont une relation avec l’interprétation de textes bibliques. Certains de ces problèmes sont d’ordre théologique : l’eschatologie, la structure de l’Église, la primauté et la collégialité, le mariage et le divorce, l’attribution du sacerdoce ministériel à des femmes, etc.
D’autres sont d’ordre canonique et juridictionnel ; ils concernent l’administration de l’Église universelle et des Églises locales. D’autres enfin sont d’ordre strictement biblique : la liste des livres canoniques, certaines questions herméneutiques, etc.
Bien qu’elle ne puisse avoir la prétention de résoudre à elle seule tous ces problèmes, l’exégèse biblique est appelée à apporter à l’œcuménisme une importante contribution. Des progrès remarquables ont déjà été réalisés. Grâce à l’adoption des mêmes méthodes et de visées herméneutiques analogues, les exégètes de diverses confessions chrétiennes sont arrivés à une grande, convergence dans l’interprétation des Écritures, comme le montrent le texte et les notes de plusieurs traductions œcuméniques de la Bible, ainsi que d’autres publications.
Il y a lieu, par ailleurs, de reconnaître que, sur des points particuliers, les divergences dans l’interprétation des Écritures sont souvent stimulantes et peuvent se révéler complémentaires et enrichissantes. C’est le cas lorsqu’elles expriment les valeurs des traditions particulières de diverses communautés chrétiennes et traduisent ainsi les multiples aspects du Mystère du Christ.
Puisque la Bible est la base commune de la règle de foi, l’impératif œcuménique comporte, pour tous les chrétiens, un appel pressant à relire les textes inspirés, dans la docilité à l’Esprit Saint, la charité, la sincérité et l’humilité, à méditer ces textes et à en vivre, de façon à parvenir à la conversion du cœur et à la sainteté de vie, lesquelles, unies à la prière pour l’unité des chrétiens, sont l’âme de tout le mouvement œcuménique (cf. Unitatis Redintegratio, 8). Il faudrait pour cela rendre accessible au plus grand nombre possible de chrétiens l’acquisition de la Bible, encourager les traductions œcuméniques, – car un texte commun aide à une lecture et à une compréhension communes, – promouvoir des groupes de prière œcuméniques, afin de contribuer, par un témoignage authentique et vivant, à la réalisation de l’unité dans la diversité (cf Rm 12, 4-5).
Conclusion
De ce qui a été dit au cours de ce long exposé, – resté trop bref, cependant, sur bien des points, – la première conclusion qui se dégage est que l’exégèse biblique remplit, dans l’Église et dans le monde, une tâche indispensable. Vouloir se passer d’elle pour comprendre la Bible relèverait de l’illusion et manifesterait un manque de respect pour l’Écriture inspirée.
Prétendant réduire les exégètes au rôle de traducteurs (ou ignorant que traduire la Bible est déjà faire œuvre d’exégèse) et refusant de les suivre plus loin dans leurs études, les fondamentalistes ne se rendent pas compte que, par un très louable souci d’entière fidélité à la Parole de Dieu, ils s’engagent en réalité dans des voies qui les éloignent du sens exact des textes bibliques ainsi que de la pleine acceptation des conséquences de l’Incarnation. La Parole éternelle s’est incarnée à une époque précise de l’histoire, dans un environnement social et culturel bien déterminé. Qui désire l’entendre, doit humblement la chercher là où elle s’est rendue perceptible, en acceptant l’aide nécessaire du savoir humain. Pour parler aux hommes et aux femmes, dès l’époque de l’Ancien Testament, Dieu a exploité toutes les possibilités du langage humain, mais en même temps, il a dû aussi soumettre sa parole à tous les conditionnements de ce langage. Le respect véritable pour l’Écriture inspirée exige que soient accomplis tous les efforts nécessaires pour qu’on puisse bien saisir son sens. Il n’est pas possible, assurément, que chaque chrétien fasse personnellement les recherches de tous genres qui permettent de mieux comprendre les textes bibliques. Cette tâche est confiée aux exégètes, responsables, en ce secteur, du bien de tous.
Une seconde conclusion est que la nature même des textes bibliques exige que, pour les interpréter, on continue à employer la méthode historico-critique, au moins dans ses opérations principales. La Bible, en effet, ne se présente pas comme une révélation directe de vérités intemporelles, mais bien comme l’attestation écrite d’une série d’interventions par lesquelles Dieu se révèle dans l’histoire humaine. A la différence de doctrines sacrées d’autres religions, le message biblique est solidement enraciné dans l’histoire. Il s’ensuit que les écrits bibliques ne peuvent être correctement compris sans un examen de leur conditionnement historique. Les recherches « diachroniques » seront toujours indispensables à l’exégèse. Quel que soit leur intérêt, les approches « synchroniques » ne sont pas en mesure de les remplacer. Pour fonctionner de manière féconde, elles doivent d’abord en accepter les conclusions, au moins dans leurs grandes lignes.
Mais, une fois remplie cette condition, les approches synchroniques (rhétorique, narrative, sémiotique et autres) sont susceptibles de renouveler en partie l’exégèse et d’apporter une contribution très utile. La méthode historico-critique, en effet, ne peut prétendre au monopole. Elle doit prendre conscience de ses limites, ainsi que des dangers qui la guettent. Les développement récents des herméneutiques philosophiques et, d’autre part, les observations que nous avons pu faire sur l’interprétation dans la Tradition Biblique et dans la Tradition de l’Église ont mis en lumière plusieurs aspects du problème de l’interprétation que la méthode historico-critique avait tendance à ignorer. Préoccupée, en effet, de bien fixer le sens des textes en les situant dans leur contexte historique d’origine, cette méthode se montre parfois insuffisamment attentive à l’aspect dynamique de la signification et aux possibilités de développement du sens. Lorsqu’elle ne va pas jusqu’à l’étude de la rédaction, mais s’absorbe uniquement dans les problèmes de sources et de stratification des textes, elle ne remplit pas complètement la tâche exégétique.
Par fidélité à la grande Tradition, dont la Bible elle-même est un témoin, l’exégèse catholique doit éviter autant que possible ce genre de déformation professionnelle et maintenir son identité de discipline théologique, dont le but principal est l’approfondissement de la foi. Cela ne signifie pas un moindre engagement dans la recherche scientifique la plus rigoureuse, ni le gauchissement des méthodes par des préoccupations apologétiques. Chaque secteur de la recherche (critique textuelle, études linguistiques, analyses littéraires, etc.) a ses règles propres, qu’il faut suivre en toute autonomie. Mais aucune de ces spécialités n’est une fin en soi. Dans l’organisation d’ensemble de la tâche exégétique, l’orientation vers le but principal doit rester effective et faire éviter les déperditions d’énergie. L’exégèse. catholique n’a pas le droit de ressembler à un cours d’eau qui se perd dans les sables d’une analyse hypercritique. Elle a à remplir, dans l’Église et dans le monde, une fonction vitale, celle de contribuer à une transmission plus authentique du contenu de l’Écriture inspirée.
C’est bien à cette fin que tendent déjà ses efforts, en liaison avec le renouveau des autres disciplines théologiques et avec le travail pastoral d’actualisation et d’inculturation de la Parole de Dieu. En examinant la problématique actuelle et en exprimant quelques réflexions à ce sujet, le présent exposé espère avoir facilité, de la part de tous, une prise de conscience plus claire du rôle des exégètes catholiques.
Rome, 15 avril 1993.
[1] Par « méthode » exégétique nous entendons un ensemble de procédés scientifiques mis en œuvre pour expliquer les textes. Nous parlons d’ « approche », lorsqu’il S’agit d’une recherche orientée selon un point de vue particulier.
[2] Le texte de ce dernier alinéa a été voté par 11 voix favorables sur 19 votants ; 4 ont votés contre et 4 se sont abstenus. Les opposants ont demandé que le résultat du vote soit publié avec le texte. La Commission s’y est engagée.
[3] L’herméneutique de la Parole développée par Gerhard Ebeling et Ernst Fuchs part d’une autre approche et relève d’un autre champ de pensée. Il s’agit d’une théologie herméneutique plus que d’une philosophie herméneutique. Ebeling s’accorde toutefois avec des auteurs tels Bultmann et Ricœur pour affirmer que la Parole de Dieu ne trouve pleinement son sens qu’en rejoignant ceux auxquels elle s’adresse.