On peut se poser légitimement cette redoutable question : comment vivre une éternité de bonheur à côté d’une éternité de souffrance ? N’est-ce pas invraissemblable ? N’est-ce pas, aussi, imaginer l’échec définitif du projet divin ? L’Apocalypse nous oblige à déchiffrer cette énigme sans en évacuer la difficulté :
Quiconque adore la Bête et son image, et se fait marquer sur le front ou sur la main, lui aussi boira le vin de la fureur de Dieu, qui se trouve préparé, pur, dans la coupe de sa colère. Il subira le supplice du feu et du souffre, devant les saints anges et devant l’Agneau. Et la fumée de leur supplice s’élève pour les siècles des siècles ; non, point de repos, ni le jour ni la nuit, pour ceux qui adorent la Bête et son image, pour qui reçoit la marque de son nom.
Un autre passage de la Bible mérite d’être cité, le chapitre 17 du livre de la Sagesse. Il évoque la situation absurde des Égyptiens pendant la dernière épreuve précédent la délivrance des Hébreux. On assiste à une coexistence hallucinante : d’un côté, la nuit infernale qui enchaine les pervers, de l’autre, la belle lumière qui continue à briller pour les enfants de Dieu, comme si de rien n’était :
Oui, tes jugements sont grands et inexplicables, c’est pourquoi des âmes sans instruction se sont égarées. Alors que des impies s’imaginaient tenir en leur pouvoir une nation sainte, devenus prisonniers des ténèbres, dans les entraves d’une longue nuit, ils gisaient enfermés sous leurs toits, bannis de la providence éternelle. Alors qu’ils pensaient demeurer cachés avec leurs péchés secrets, sous le sombre voile de l’oubli, ils furent dispersés, en proie à de terribles frayeurs, épouvantés par des fantômes. Car le réduit qui les abritait ne les préservait pas de la peur ; des bruits effrayants retentissaient autour d’eux, et des spectres lugubres, au visage morne, leur apparaissaient. Aucun feu n’avait assez de force pour les éclairer, et l’éclat étincelant des étoiles ne parvenait pas à illuminer cette horrible nuit. Seule brillait pour eux une masse de feu qui s’allumait d’elle‐même, semant la peur, et, terrifiés, une fois disparue cette vision, ils tenaient pour pire ce qu’ils venaient de voir. Les artifices de l’art magique demeuraient impuissants, et sa prétention à l’intelligence était honteusement confondue ; car ceux qui promettaient de bannir de l’âme malade les terreurs et les troubles étaient eux‐mêmes malades d’une peur ridicule. Même si rien d’effrayant ne leur faisait peur, les passages de bestioles et les sifflements de reptiles les frappaient de panique, ils périssaient, tremblants de frayeur, et refusant même de regarder cet air, que d’aucune manière on ne peut fuir. Car la perversité s’avère singulièrement lâche et se condamne elle‐même ; pressée par la conscience, toujours elle grossit les difficultés. La peur en effet n’est rien d’autre que la défaillance des secours de la réflexion ; moins on compte intérieurement sur eux, plus on trouve grave d’ignorer la cause qui provoque le tourment. Pour eux, durant cette nuit vraiment impuissante, sortie des profondeurs de l’Hadès impuissant, endormis d’un même sommeil, ils étaient tantôt poursuivis par des spectres monstrueux, tantôt paralysés par la défaillance de leur âme ; car une peur subite et inattendue les avait envahis. Ainsi encore, celui qui tombait là, quel qu’il fût, se trouvait emprisonné, enfermé dans cette geôle sans verrous. Qu’on fût laboureur ou berger, ou qu’on fût occupé à des travaux dans le désert, surpris, on subissait l’inéluctable nécessité ; car tous avaient été liés par une même chaîne de ténèbres. Le vent qui siffle, le chant mélodieux des oiseaux dans les rameaux touffus, le bruit cadencé d’une eau coulant avec violence, le rude fracas des pierres dégringolant, la course invisible d’animaux bondissants, le rugissement des bêtes les plus sauvages, l’écho se répercutant au creux des montagnes, tout les terrorisait et les paralysait. Car le monde entier était éclairé par une lumière étincelante et vaquait librement à ses travaux ; sur eux seuls s’étendait une pesante nuit, image des ténèbres qui devaient les recevoir. Mais ils étaient à eux‐mêmes plus pesants que les ténèbres.
Si nous en restons aux données certaines de la foi, nous devons supposer l’existence de ce paradoxe à peine croyable : les habitants du ciel sont heureux, du bonheur même de Dieu ; pourtant, ils connaissent l’existence de l’enfer et qui sont les damnés. Ils n’ont aucun sentiment de vengeance, aucune satisfaction de voir souffrir, aucun sadisme. Et cependant, ils se réjouissent de tout, y compris du rapport définitif qui s’établit entre le royaume éternel et l’enfer ! Comment cela est-il possible ? Il faut bien reconnaître que nous ne le savons pas. C’est là que nous devons faire un saut dans le grand Mystère, sans chercher à résoudre l’apparente contradiction par des spéculations trop rationnelles. Nous savons déjà qu’un seul péché est contraire à la volonté de Dieu, or les péchés prolifèrent dans l’espace de liberté laissé aux hommes. On peut transposer cette contradiction au domaine de l’enfer : si un seul damné semble mettre en échec la miséricorde de Dieu, le fait de forcer son consentement par un miracle, ou d’anéantir sa personne, serait tout autant un échec pour la miséricorde. La notion d’échec est-elle vraiment adéquate pour parler du plan de Dieu fondé sur le risque de la liberté et de l’amour ? Comme les pensées divines sont infiniment au-dessus des pensées humaines, nous devons nous dire que la solution divine est « cachée dans la gloire de celui qui a fait le monde, et qui a pris sur lui tout le mal du monde » [1]. « Pour ne pas massacrer de telles vérités en les enfermant dans notre intelligence d’hippopotame, il importe de méditer, non pour comprendre, mais pour résister à la tentation de comprendre à tout prix, pour dissiper sans cesse l’illusion d’avoir compris. » [2]
Au minimum, nous devons éliminer de notre imagination l’idée que la connaissance divine puisse un seul instant sortir d’une logique d’amour. Connaître les malheurs du monde comme un spectateur assis dans son fauteuil devant son poste de télévision, ou debout avec des jumelles devant une scène d’horreur, est une expérience humaine banale. Quand nous transposons dans la conscience divine cette forme de connaissance, nous faisons une erreur fondamentale.
Si Dieu sait tout – passé, présent, avenir – comment échapper au fatalisme ? Son savoir fige ma liberté. J’aurais beau freiner le vagabondage de mon imagination, je n’effacerai pas de son horizon cet observatoire sur un haut plateau où Dieu se tient immobile, surplombant et surveillant l’entière surface des mers et des plaines, théâtre de marionnettes où se déroule la comédie humaine dont il connaît – de toute éternité (comme on dit) – l’exposition, les péripéties et le dénouement. Que reste-t-il aux acteurs, sinon de s’essayer à bien jouer ?… Là est la limite humaine : pouvoir connaître sans aimer et aimer sans connaître. La connaissance sans amour est ce regard de l’esprit sur soi qui bloque l’élan de l’âme […]. C’est ce processus qu’il faut nier quand on affirme l’omniscience de l’amour en Dieu. Nulle disjonction en lui entre l’acte d’aimer et l’acte de connaître. Il n’est pas esprit et âme, mais transparent à lui-même, il connait tout sans que rien ne soit un spectacle pour lui.
Il nous reste donc à admettre, presque a priori, que l’enfer est vu depuis le ciel comme une autre face de la bonté ineffable de Dieu, dans la pure lumière de l’Être, puisque le péché est du non-être. Les damnés et les démons ne rêvent que d’une chose : l’anéantissement pur et simple. Or, ils sont enveloppés dans un océan d’Être, parfaitement bon. L’enfer se situe comme une sorte de trou noir [a] animé d’un mouvement négatif vers le néant. Mais il se heurte sans cesse au même amour infini qui ne voit et ne crée que le Bien, le Beau, l’Un, le Vrai et l’Être. Ici-bas nous n’avons accès que très rarement à ce point de vue ontologique. Et quand nous y arrivons, comme au sommet d’une montagne d’où se laisse apercevoir, dans l’amour de la vérité, un merveilleux panorama, nous en restons le plus souvent à une vision abstraite, intellectuelle. […]
Seul les mystiques témoignent, avec une extrême difficulté d’expression verbale, d’une expérience inouïe où s’évanouissent toutes les contradictions. C’est ce que veut dire sainte Angèle de Foligno après l’une de ses étonnantes visions :
J’étais sortie de la première vision, j’étais entrée dans l’inénarrable : avec mon corps ou sans mon corps, je l’ignore pleinement. Tous les états que j’avais connus étaient moins grands que celui-ci. Cette vision laissa en moi la mort des vices et la sécurité des vertus. J’aime tous les biens et les maux, les bienfaits et les forfaits. Rien ne rompt pour moi l’harmonie. Je suis dans une grande paix, dans une grande vénération des jugements divins. Le matin et le soir, dans mes prières, je dis : « par votre justice, délivrez-moi, Seigneur ; par vos jugements, délivrez-moi, Seigneur » ; j’ai la même confiance et la même délectation que quand je dis : « par votre avènement, délivrez-moi, Seigneur ; par votre nativité, délivrez-moi, Seigneur ; par votre Passion, délivrez-moi, Seigneur. Je ne vois pas mieux la bonté de Dieu dans un saint ou dans tous les saints, que dans un damné ou dans tous les damnés. Mais cet abîme ne me fut montré q’une fois ; le souvenir et la joie qu’il m’a laissé sont éternels. Si, par un malheur impossible, toutes les vérités de la foi m’abandonnaient, il me resterait, dans mon naufrage, une certitude de Dieu, et de ses jugements, et de la justice de ses jugements. Mais ô profondeur ! ô profondeur ! ô profondeur ! ô profondeur ! Toute créature sert au salut des bons (prédestinés) ! C’est pourquoi l’âme qui, descendue dans l’abîme, a jeté un coup d’œil sur les justices de Dieu, regardera désormais toutes les créatures comme les servantes de sa gloire.
Notes
[1] J. Maritain, Neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale, Œuvres complètes, Éd. universitaires de Fribourg-Éd. Saint-Paul, vol. IX, 1990, p. 814.
[2] M.-D. Molinié, Le Combat de Jacob, Cerf, 1982, « Foi vivante », p. 135.
Note de Testimonia
[a] Sur ce point voir aussi
L’état d’esprit des damnés du même auteur, notamment la description faite par Dostoïevski, et aussi La situation des damnés vue par le Père Garrigues.