Le Seigneur soit notre délectation.
Ma tendresse pour toi est une dette puisque tu m’as aimé le premier, et je suis bien forcé de t’écrire, puisqu’en m’écrivant tu m’as provoqué : voici donc mes pensées sur les exercices spirituels des cloistriers. Toi que l’expérience fait plus savant que moi la science, tu en seras correcteur et juge. À toi donc l’hommage des prémices de mon labeur : ces premiers fruits d’une plante jeune te sont dus, toi qui, t’arrachant, par un louable larcin, à la servitude de Pharaon, as pris rang dans une solitude délicieuse, parmi ceux qui combattent. Le sauvageon habilement coupé, tu l’as enté, ô prudent, dans l’olivier fécond.
I – Les quatre degrés des exercices spirituels
Un jour, durant le travail des mains, tandis que je songeais aux exercices de l’homme spirituel, voilà que tout à coup j’aperçois quatre degrés : lecture, méditation, prière, contemplation.
C’est l’échelle des cloistriers, qui les fait monter de la terre au ciel.
Elle a peu d’échelons : elle est très haute cependant, d’incroyable longueur. La base repose sur la terre ; le sommet dépasse les nuées et pénètre les profondeurs des cieux. De ces échelons les nom, nombre, ordre et usage sont distincts. Si avec soin on étudie leurs propriétés, fonctions et hiérarchie, bientôt cette étude attentive paraîtra courte et facile, tant elle recèle d’utilité et de douceur.
La lecture est l’étude attentive, faite par un esprit appliqué, des Saintes Écritures.
La méditation est l’investigation soigneuse à l’aide de la raison, d’une vérité cachée.
La prière est l’élévation du cœur vers Dieu pour éloigner le mal et obtenir le bien.
La contemplation est l’élévation en Dieu de l’âme ravie dans le savourement des joies éternelles.
Ayant défini les quatre échelons, voyons l’office propre à chacun d’eux.
L’ineffable douceur de la vie bienheureuse, la lecture la recherche, la méditation la trouve, la prière la demande, la contemplation la savoure. C’est la parole même du Seigneur. Cherchez et vous trouverez. Frappez et l’on vous ouvrira. Cherchez en lisant, vous trouverez en méditant. Frappez en priant, vous entrerez en contemplant.
J’aimerais dire que la lecture porte la nourriture substantielle à la bouche, la méditation la triture et la mâche, la prière la goûte, et que la contemplation est la douceur même qui réjouit et refait. La lecture s’arrête à l’écorce, la méditation dans la moelle, la prière exprime le désir, mais la contemplation se délecte dans le savourement de la douceur obtenue.
Pour le mieux saisir, voici un exemple entre bien d’autres. Je lis l’Évangile : Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. Courte maxime, mais pleine de sens, douce infiniment. À l’âme altérée elle s’offre comme une grappe de raisin. L’âme la considère et se prend à dire : cette parole me sera bienfaisante. Recueille-toi, mon cœur, tâche de comprendre et surtout de trouver cette pureté. Ôh ! que précieuse et désirable elle doit être, puisqu’elle purifie ceux qu’elle habite et qu’elle a la promesse de la vision divine, la vie éternelle, puisque les Saintes Écritures ne cessent de la louer !
Alors le désir de mieux comprendre envahit l’âme : et elle saisit la grappe mystique, elle la dépèce, elle l’écrase, elle la met au pressoir, et elle dit à la raison : regarde et cherche ce qu’elle est, dis-moi comment on acquiert cette si précieuse et tant désirable pureté de cœur.
II – La méditation
L’âme s’approche donc pour méditer le texte. Que fait alors la méditation attentive ? Il ne lui suffit pas de s’approcher : elle pénètre le texte, elle va au fond, elle en scrute les recoins cachés. Et d’abord elle remarque que le Seigneur n’a pas dit : Bienheureux ceux qui ont le corps, mais le cœur pur, car ce serait peu d’avoir les mains libres d’œuvres mauvaises si l’esprit était souillé de pensées perverses. Le Prophète déjà l’avait dit : Qui gravira la montagne du Seigneur ? Qui se tiendra dans son sanctuaire ? Celui qui aura les mains innocentes et le cœur pur. (Ps 23.3).
La méditation note encore de quel puissant désir le Prophète appelait cette pureté de cœur, puisqu’il disait dans sa prière : Seigneur, créez en moi un cœur pur, car si l’iniquité est dans mon cœur, le Seigneur ne pourra m’exaucer. Avec quel soin Job veillait sur cette intime pureté, lui qui disait : Avec mes yeux j’ai fait un pacte pour ne penser même à une vierge. (Job 31.1). Ce saint homme s’imposait de fermer ses yeux sur les choses inutiles pour ne pas voir malgré soi ce qu’ensuite il désirerait inconsciemment.
Ayant ainsi scruté la pureté de cœur, l’on poursuit sa méditation en examinant la récompense qui lui est promise. Ô glorieuse et délectable récompense ! Contempler la Face si désirée du Seigneur, beau d’une beauté au-dessus de toute la beauté des enfants des hommes ! Le Seigneur, non plus abject et vil en cette apparence dont le revêtit sa mère la Synagogue, mais paré de l’immortalité, couronné du diadème que lui imposa son Père au jour de sa résurrection et de sa gloire, « le jour que le Seigneur a fait ». Et dans sa méditation, l’âme songe combien sera pleine cette vision, combien débordante sa joie… Je serai rassasié en contemplant votre gloire, dit le Prophète. (Ps 16.15).
Ah ! quel vin généreux, abondant coule du petit raisin ! Quel incendie s’est allumé à l’étincelle ! Comme elle s’est allongée, sur l’enclume de la méditation, la petite masse de métal, ce texte si court : Bienheureux ceux qui ont la pureté du cœur, parce qu’ils verront Dieu. Et de combien ne s’allongerait-elle pas encore si elle était travaillée par un serviteur de Dieu expérimenté ! Oui, le puits est profond, mais, pauvre novice, je n’ai su y puiser que quelques gouttelettes.
Alors les désirs ardents enflamment l’âme. Elle a brisé l’albâtre, le parfum du baume commence à se répandre ; elle ne le goûte pas encore, mais c’est comme un pressentiment ; émue par le parfum encore lointain, elle en rêve : ô vivre cette pureté dont si suave est la seule image ! Que fera-t-elle, la pauvre âme, brûlante du désir de cette pureté qu’elle ne peut atteindre ? Plus elle la cherche, plus elle en a soif ; plus elle y pense, plus elle souffre de ne la posséder point, car la méditation excite le désir de cette innocence sans l’en abreuver. Non, ce n’est ni la lecture, ni la méditation qui font savourer sa douceur : il faut qu’elle soit donnée d’en haut. Les méchants ainsi que les bons lisent et méditent ; les philosophes païens eux-mêmes guidés par la raison, ont entrevu le souverain Bien, mais parce que connaissant Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu (Rm 1.21), et que fiers de leur force, ils disaient : Nous exalterons notre langue, nos biens sont à nous, qui est notre maître ? (Ps 11.5), ils ne méritent pas de trouver ce qu’ils avaient entrevu. Ils se sont évanouis dans leurs pensées (Rm 1.21) et toute leur sagesse a été dévorée (Ps 106.27), car elle venait de source humaine, et non de cet Esprit qui seul donne la vraie sagesse, laquelle est cette science savoureuse qui, s’unissant à l’âme, lui verse une inestimable douceur, joie et réconfort et dont il est écrit : La Sagesse n’entre pas dans l’âme qui veut le mal. Elle procède de Dieu seul. Le Seigneur a confié à beaucoup l’office de baptiser, à peu le pouvoir de remettre les péchés, il s’est réservé cette puissance. Comme saint Jean, par antonomase, dit de lui : Voilà celui qui baptise, on peut dire : Voici celui qui seul donne la savoureuse sagesse, qui rend l’âme capable de la goûter. Le texte est offert à beaucoup, mais peu reçoivent la sagesse. Le Seigneur l’infuse à qui il veut et comme il veut.
III – La prière
L’âme a compris. Cette connaissance tant désirée, cette si douce expérience, elle ne les atteindra jamais par ses seules forces ; plus son cœur s’élance et plus Dieu lui paraît élevé. Alors elle s’humilie et se réfugie dans la prière.
Seigneur, que seuls les cœurs purs peuvent voir, j’ai cherché, par lecture et méditation, la pureté véritable afin que je devienne capable de vous connaître un tout petit peu. J’ai cherché votre visage, Seigneur, j’ai désiré voir votre face adorable (Ps 26.8). Longtemps j’ai médité en mon cœur et dans ma méditation s’est allumé un feu, le désir de vous connaître toujours plus (Ps 38.4). Quand vous me rompez le pain de l’Écriture, je vous connais déjà, mais plus je vous connais, ô mon Seigneur et plus je vous veux connaître, non plus seulement dans l’écorce de la lettre, mais dans la réalité de l’union. Et ce don, Seigneur, je l’implore, non point par mes mérites, mais par votre miséricorde. C’est vrai, je suis une indigne pécheresse, mais les petits chiens eux-mêmes ne mangent-ils pas les miettes tombées de la table du maître ? À mon âme angoissée, ô Dieu, donnez des arrhes sur l’héritage promis, au moins une goutte de céleste rosée pour étancher ma soif, car je brûle d’amour, Seigneur.
IV – La contemplation
Par telles ardentes paroles, l’âme enflamme son désir et appelle l’Époux par incantation de tendresse. Et l’Époux dont le regard se repose sur les justes et dont les oreilles sont si attentives à leurs prières qu’il n’attend même pas qu’elles soient tout à fait exprimées, l’Époux tout à coup interrompt cette prière : il vient à l’âme avide, il s’écoule en elle, humide de la céleste rosée, oint de parfums précieux ; il refait l’âme fatiguée ; il la repaît, défaillante ; il l’arrose, desséchée ; il lui fait oublier la terre, et de sa présence la détachant de tout, merveilleusement il la fortifie, la vivifie et l’enivre.
Dans certains actes grossiers, l’âme est si fortement enchaînée par la concupiscence qu’elle en perd la raison et que tout l’homme devient charnel : dans cette contemplation sublime, au contraire, les instincts du corps sont tellement consumés et absorbés par l’âme que la chair ne combat plus en rien l’esprit et que l’homme devient tout spirituel.
V – À quels signes on reconnaît la venue de l’esprit-saint
Seigneur, comment saurai-je l’heure de cette visite ? À quel signe reconnaîtrai-je votre venue ? Les soupirs et les larmes sont-ils les messagers et les témoins de cette joie consolante ? Nouvelle antiphrase, signification inouïe ! Quel rapport, en effet, entre la consolation et les soupirs, la joie et les larmes ? Mais peut-on dire que ce sont des pleurs ? N’est-ce pas plutôt l’intime rosée versée d’en-haut, surabondante, pour purifier l’homme intérieur et qui déborde ? Au baptême l’ablution extérieure signifie et opère la purification intérieure de l’enfant : ici, au contraire, la purification intime précède l’ablution extérieure et par elle se manifeste. Ô heureuses larmes, nouveau baptême de l’âme par lequel s’éteint l’incendie des péchés ! Bienheureux vous qui pleurez ainsi, vous rirez (Mt 5.5).
En ces pleurs, ô mon âme, reconnais ton Époux, unis-toi à ton désiré. À son torrent de délices enivre-toi, allaitée du lait et du miel de sa consolation. Ces soupirs et ces larmes, ce sont les cadeaux admirables de l’Époux, la boisson qu’il te mesure jour et nuit, le pain fortifiant ton cœur, plus doux en son amertume que le rayon de miel.
Ô Seigneur Jésus si elles sont si douces, les larmes qui coulent d’un cœur qui vous désire, que sera donc la joie d’une âme à laquelle vous vous montrez dans la claire vision éternelle ! S’il est si doux de pleurer en vous désirant, quelles délices de jouir de vous !
Mais pourquoi profaner devant tous ces intimes secrets ? Pourquoi en banales paroles essayer de traduire d’inexprimables tendresses ? Qui ne les a expérimentés, ne comprendra pas. On ne lit ces colloques mystérieux qu’au livre de l’expérience, ou n’en est instruit que par l’action divine. La page est fermée, insipide le livre à celui dont le cœur ne sait pas éclairer la lettre extérieure avec le sens de l’expérience intime.
VI – L’époux se retire pour un temps
Tais-toi, mon âme, c’est trop parler.
Il faisait bon là-haut, avec Pierre et Jean, contempler la gloire de l’Époux. Ôh ! longtemps demeurer avec lui, et, s’il l’avait voulu, élever non deux ou trois tentes, mais une seule où demeurer ensemble, dans sa joie !
Mais déjà l’Époux s’écrie : Laisse-moi partir, voici que monte l’aurore : tu as reçu la lumineuse grâce et la visite tant désirée. Et il te bénit, et comme autrefois l’ange à Jacob, il mortifie le nerf de ta cuisse (Gn 32.25,31), il change ton nom de Jacob en Israël, et voici qu’il paraît se retirer. L’Époux si longtemps désiré se cache bien vite, la vision de la contemplation pâlit, sa douceur s’évanouit.
Mais Lui, l’Époux, demeure présent dans ton cœur qu’il gouverne, toujours.
Ne crains rien, ô épouse, ne désespère pas et ne te crois pas méprisée si parfois ton Époux voile son visage. Tout cela est pour ton bien ; son départ comme sa venue sont un gain. C’est pour toi qu’il vient et pour toi qu’il se retire. Il vient pour te consoler, il se retire pour te garder, de peur que, enivrée de sa douce présence, tu t’enorgueillisses. Si l’Époux était toujours sensiblement présent, ne serais-tu point tentée de mépriser tes compagnes et de croire que cette présence t’est due, alors qu’elle est un pur don accordé par l’Époux, à qui il veut et quand il veut, sur lequel tu n’as aucun droit ? Le proverbe le dit : « La familiarité engendre le mépris ». Pour éviter cette irrespectueuse familiarité il se dérobe à ta vue. Absent, tu le désires plus fort ; ton désir te la fait plus ardemment chercher, et ton attente plus tendrement trouver.
Et puis, si la consolation était ici-bas sans arrêt, — bien que à côté de la gloire éternelle elle soit énigme et ombre — nous croirions peut-être que nous avons ici la cité permanente et nous chercherions moins la cité future. Ôh ! non, ne prenons point l’exil pour la patrie, et les arrhes pour l’héritage.
L’Époux vient, il s’en va, consolant, désolant ; il nous laisse goûter un peu son ineffable douceur ; mais avant qu’elle vous pénètre, il se dérobe, il est parti. Or c’est pour nous enseigner à voler vers le Seigneur. Comme l’aigle, il étend largement les ailes sur nous et nous provoque à nous élever. Et il dit : Vous avez un peu goûté la suavité de ma douceur. Voulez-vous en rassasier ? Courez, volez, à mes parfums, haussez vos cœurs jusqu’en haut, là où je suis à la droite du Père, où vous me verrez, non plus en figure ou énigme, mais face à face, dans la joie pleine, totale que nul ne pourra vous ravir jamais.
Épouse du Christ, comprends bien ceci : lorsque l’Époux se retire, il n’est pas loin de toi. Tu ne le vois plus, mais lui ne cesse de te regarder. Tu ne peux échapper à sa vue, jamais. Ses messages, les anges, épient ta vie quand il s’est caché et ils auraient tôt fait de t’accuser s’ils te voyaient légère et impure. Il est jaloux, l’Époux, et si ton âme admettait un autre amour et cherchait à plaire à quelqu’un, il te délaisserait aussitôt pour s’unir aux vierges plus fidèles. Il est délicat, noble, riche, le plus beau des enfants des hommes : aussi veut-il en son épouse toute beauté, et s’il voit en toi tache ou ride, il détournera ses regards, car il ne peut souffrir aucune impureté. Reste donc devant lui chaste, respectueuse et humble, et tu recevras sa visite, souvent.
Emporté par mon discours, j’ai été trop long. Mais comment résister à l’entraînement d’un sujet si fertile et si doux ? Ces belles choses m’ont captivé. Mais résumons pour la clarté :
Tous les degrés de notre échelle se tiennent ensemble et ils dépendent l’un de l’autre.
La lecture est le fondement ; elle fournit la matière et vous engage à méditer.
La méditation recherche avec soin ce qu’il faut désirer, elle creuse et met au jour le trésor souhaité ; mais incapable de le saisir, elle nous excite à prier.
La prière, se dressant de toutes ses forces vers le Seigneur, demande le désirable trésor de la contemplation.
Enfin, la contemplation vient récompenser le travail de ses trois sœurs et enivrer de la douce rosée céleste l’âme altérée de Dieu.
La lecture est donc un exercice externe. C’est l’échelon des commençants.
La méditation, un acte intérieur de l’intelligence. C’est l’échelon de ceux qui progressent.
La prière, l’action d’une âme pleine de désir. C’est l’échelon de ceux qui sont à Dieu.
La contemplation dépasse tout le sentir et le savoir. C’est l’échelon des bienheureux.
VII – Lecture, méditation, prière et contemplation se soutiennent l’une l’autre
Lecture, méditation, prière et contemplation sont si fortement enchaînées l’une à l’autre et se prêtent mutuellement un secours si nécessaire que les premières ne servent à rien sans les dernières et qu’on n’arrive jamais, ou par grande exception, à celles-ci qu’en passant par celles-là. À quoi bon employer son temps à lire la vie et les écrits des saints si, en les méditant et ruminant, nous n’en puisons pas le suc et si, ce suc, nous ne le faisons pas nôtre et descendre au tréfonds du cœur ? Vaines seront nos lectures, si nous ne prenons soin de comparer notre vie à celle des saints et si nous nous laissons entraîner par la curiosité de la lecture plutôt que par le désir d’imiter leurs exemples.
D’autre part, comment garder le bon chemin et éviter les erreurs ou les puérilités, comment demeurer dans les justes limites posées par nos pères sans lecture sérieuse ou docte enseignement ? Car dans le terme de lecture nous comprenons l’enseignement ; ne dit-on pas communément : le livre que j’ai lu, bien que parfois on l’ait reçu par l’enseignement d’un maître ?
De même, vaine sera la méditation sur un de nos devoirs, si elle n’est achevée et fortifiée par la prière qui obtient la grâce de remplir ce devoir, car tout don exquis, tout don parfait descend du Père des lumières (Jc 1.17), sans qui nous ne pouvons rien faire. Lui opère en nous, mais pas entièrement sans nous, car, dit l’Apôtre (I Co 3.9) nous sommes les coopérateurs de Dieu. Il daigne nous prendre comme aides de ses œuvres et, quand il frappe à la porte, il nous demande de lui ouvrir le secret de notre vouloir et de notre consentement.
À la Samaritaine le Sauveur demandait ce vouloir quand il lui disait : Appelle ton époux ; c’est-à-dire, voici ma grâce ; toi, applique ton libre arbitre. Il l’excitait à la prière en lui disant : Si tu savais le don de Dieu et celui qui te dit : donne-moi à boire, certes tu lui demanderais l’eau vive. En effet, cette femme, comme instruite par méditation, se dit dans son cœur : cette eau me serait salutaire ; et enflammée d’un désir ardent, elle se met à prier : Seigneur, donnez-moi cette eau pour que jamais plus je n’aie soif et ne vienne à ce puits. La parole divine entendue a invité son cœur à méditer, puis à prier. Comment aurait-elle été portée à prier si la méditation n’eût allumé son désir ? Et, d’autre part, de quoi lui eût servi de voir dans la méditation des biens spirituels si elle ne les eût obtenus par la prière ?
Quelle est donc la méditation fructueuse ? Celle qui s’épanouit dans la prière fervente laquelle obtient presque ordinairement la très suave contemplation.
Ainsi donc, sans méditation aride sera la lecture ; sans lecture, pleine d’erreurs la méditation ; sans méditation, tiède la prière ; sans prière, infructueuse et vaine la méditation. Prière et dévotion unies obtiennent la contemplation ; au contraire, ce serait exception rare et même miracle d’obtenir la contemplation sans prière.
Le Seigneur dont la puissance est infinie et dont la miséricorde marque toutes ses œuvres, peut bien changer les pierres en enfants d’Abraham en forçant les cœurs durs et rebelles à vouloir le bien ; prodigue de sa grâce, il tire le taureau par les cornes, comme on dit vulgairement, quand, inattendu, il fond d’un coup rapide dans l’âme ; il est maître souverain ; et ainsi fit-il en Paul et en quelques autres rares élus. Mais il ne faut point attendre de tels prodiges et tenter Dieu. Faisons ce qui nous est demandé : lisons, méditons la loi divine, prions le Seigneur d’aider tant de faiblesse, de regarder tant de misère. Demandez et vous recevrez, nous a-t-il dit lui-même, cherchez et vous trouverez frappez et l’on vous ouvrira. Ici-bas, en effet, le royaume des cieux souffre violence et ce sont les violents qui l’emportent (Mt 7.7 ; 11.12).
Heureux celui qui, détaché des créatures, s’exerce sans cesse à gravir ces quatre degrés ! Heureux qui vent tout ce qu’il possède pour acquérir le champ où gît le trésor si désirable de la contemplation et goûter combien le Seigneur est doux ! Appliqué au premier degré, prudent au second, fervent au troisième, ravi au dernier, de vertu en vertu il gravit en son cœur des échelons qui le mènent jusqu’à la vision du Seigneur en Sion. Heureux enfin celui qui peut s’arrêter au sommet, ne fût-ce qu’un moment, et dire : je goûte la grâce du Seigneur ; voici qu’avec Pierre et Jean sur la montagne je contemple sa gloire ; j’ai part avec Jacob aux caresses de Rachel.
Mais qu’il prenne garde, cet heureux, de ne pas choisir tristement de la céleste contemplation dans les ténèbres de l’abîme, de la vision divine dans les mondaines vanités et les impures fantaisies de la chair.
La pauvre âme humaine est faible, elle ne peut soutenir longtemps la splendeur éclatante de la Vérité : il lui faudra donc prudemment descendre d’un ou deux degrés et se reposer tranquillement en l’un ou l’autre, selon qu’elle voudra ou qu’elle aura la grâce, toujours le plus près de Dieu possible.
Ô triste condition de l’humaine faiblesse ! Voici que la raison et l’Écriture s’accordent pour nous dire qu’en ces quatre degrés est ramassée la perfection et que c’est à les gravir que doit s’exercer l’homme spirituel : et cependant qui suit ce chemin ? Quel est celui-là, pour qu’il soit loué ? Beaucoup ont des velléités, peu vont jusqu’au bout. Plaise à Dieu que nous soyons de ce petit nombre !
VIII – De l’âme qui perd la grâce de la contemplation
Quatre obstacles nous peuvent empêcher de gravir ces degrés : la nécessité inévitable, l’utilité d’une bonne œuvre, l’humaine faiblesse, la vanité mondaine.
La première est excusable ; la deuxième, acceptable ; la troisième, pitoyable ; la quatrième, coupable. Oui, pour celui qui s’éloigne de sa sainte résolution par vanité mondaine, mieux vaudrait avoir toujours ignoré la gloire de Dieu que de la refuser après l’avoir connue. Comment excuser faute pareille ? À cette infidèle le Seigneur fait de justes reproches : Qu’aurais-je pu faire que je n’ai fait pour toi ? (Is 5.4). Néant tu étais, je t’ai donne l’être ; pécheresse et esclave du diable, je t’ai rachetée ; avec les impies tu errais à travers le monde, je t’ai reprise par choix d’amour, je t’ai donné ma grâce et t’ai établie en ma présence ; en ton cœur j’avais élu ma demeure : et toi, tu m’as méprisé ; mes invitations, mon amour, moi en fin, tu as tout projeté au loin pour courir à tes convoitises.
Ô Dieu bon, suave et doux, ami tendre et prudent conseiller, aide fort : qu’il est fol et téméraire, celui qui vous repousse et chasse de son cœur un hôte si humble et si compatissant ! Malheureux et damnable échange : chasser son Créateur pour hospitaliser des pensées impures et perverses ; livrer la chère retraite close de l’Esprit-Saint, encore embaumée des récentes joies célestes, aux pensées basses et au péché ; profaner par des désirs adultères les vestiges encore chauds de l’Époux. Ô choquante impiété ! Ces oreilles qui tout à l’heure écoutaient les colloques que l’homme ne peut redire, s’emplissent maintenant de mensonges et de calomnies ; ces yeux purifiés par de saintes larmes se plaisent aux vanités ; ces lèvres à peine cessent de chanter le divin épithalame et les brûlants cantiques d’amour qui faisaient s’unir l’époux et l’épouse introduite au cellier mystique, et les voilà qui disent vanités, fourberies et médisances. Ô Seigneur, préservez-nous de telles chutes !
Toutefois, si l’humaine faiblesse en ce malheur te fit choir, ne désespère point, âme fragile ; non, ne désespère jamais, mais cours au Médecin débonnaire qui relève du sol l’indigent et le pauvre de son fumier (Ps 112.7). Il ne veut point que le pécheur meure. Il te soignera et te guérira.
Conclusion
Je dois clore ma lettre. Je prie le Seigneur d’affaiblir aujourd’hui, d’enlever demain de notre âme tout obstacle à la contemplation. Qu’il nous mène de vertu en vertu au sommet de l’échelle mystérieuse jusqu’à la vision de la Divinité en Sion. Là, ce n’est plus goutte à goutte et par intermittences que ses élus goûteront la douceur de cette contemplation divine ; mais toujours inondés par ce torrent d’allégresse, ils posséderont à jamais la joie que nul ne peut ravir, la paix immuable, la paix en Lui ! Ô Gervais, mon frère, quand par la grâce du Seigneur tu seras parvenu au faîte de l’échelle mystérieuse, souviens-toi de moi, et dans ton bonheur, prie pour moi. Qu’ainsi « la courtine tire à soi la courtine », et que celui qui entend, dise : Viens.