1. Dans l’épitre aux Éphésiens 5, 22-33, nous trouvons – comme chez les prophètes de l’Ancien Testament (par exemple chez Isaïe) – la grande analogie du mariage ou de l’amour sponsal entre le Christ et l’Église. Quelle fonction remplit cette analogie par rapport au mystère révélé dans l’Ancienne et dans la Nouvelle Alliance ? A cette question il importe de répondre graduellement. Avant tout l’analogie de l’amour conjugal ou sponsal aide à pénétrer l’essence même du mystère. Il aide à le comprendre jusqu’à un certain point – de manière analogique, cela s’entend. Il est évident que l’analogie de l’amour terrestre, humain, du mari envers sa femme, de l’amour sponsal humain ne peut offrir une compréhension adéquate et complète de cette réalité absolument transcendante qu’est le mystère divin, qu’il soit caché depuis les siècles en Dieu, ou qu’il soit réalisé historiquement dans le temps quand « le Christ a aimé l’Église et s’est donné pour elle » Ep 5, 25. Le mystère ne cesse d’être transcendant à l’égard de cette analogie comme à l’égard de n’importe quelle autre analogie par laquelle nous cherchons à l’exprimer en langage humain. Toutefois, cette analogie offre en même temps la possibilité d’une certaine pénétration cognitive dans l’essence même du mystère.
2. L’analogie de l’amour sponsal nous permet de comprendre d’une certaine manière le mystère qui, depuis des siècles, est caché en Dieu et qui a été réalisé dans le temps par le Christ comme l’amour qui est le propre du don de soi, total et irrévocable, que Dieu a fait à l’homme dans le Christ. Il s’agit de l’homme dans sa dimension personnelle et en même temps communautaire (cette dimension communautaire est exprimée dans le livre d’Isaïe, et chez les prophètes, comme Israël, dans l’épître aux Ephésiens comme Église ; on peut dire : peuple de Dieu de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance). Ajoutons que dans chacune des deux conceptions la dimension communautaire est mise, en un certain sens, au premier plan, mais pas au point de voiler totalement la dimension personnelle qui, d’ailleurs, appartient simplement à l’essence même de l’amour sponsal. Dans les deux cas, il s’agit plutôt d’une significative réduction de la communauté à la personne [1] : l’époux-personne (Yahvé et le Christ) considère respectivement comme épouse-personne Israël et l’Église. Chaque ‘je’ concret doit se retrouver dans ce ‘nous’ biblique.
3. Ainsi donc l’analogie dont il est question ici permet de comprendre, à un certain degré, le mystère révélé du Dieu vivant qui est Créateur et Rédempteur (et, en tant que tel, il est en même temps le Dieu de l’Alliance) : elle permet de comprendre ce mystère à la manière d’un amour sponsal, de même qu’elle permet de le comprendre également à la manière d’un amour miséricordieux (selon le texte du livre d’Isaïe) ou encore comme un amour paternel (suivant l’épître aux Ephésiens, principalement le chapitre premier). Du reste, ces manières de comprendre le mystère sont, elles aussi, analogiques. L’analogie de l’amour sponsal comprend une caractéristique du mystère qui n’est mise directement en relief ni par l’analogie de l’amour miséricordieux ni par l’analogie de l’amour paternel (ni par n’importe quelle autre analogie tirée de la Bible, à laquelle nous aurions pu nous référer).
4. L’analogie de l’amour des époux (ou amour sponsal) semble mettre surtout en relief le moment du don de soi que Dieu fait à l’homme, choisi depuis des siècles dans le Christ (littéralement : Israël, à l’Église) – don total (ou plutôt radical) et irrévocable dans son caractère essentiel, à savoir comme don. Ce don est certainement radical et donc total. On ne peut parler ici de totalité au sens métaphysique. L’homme n’est pas, en effet, comme créature, capable d’accueillir le don de Dieu dans la plénitude transcendante de sa divinité. Un tel don total (non créé), Dieu lui-même ne le partage que dans la communion trinitaire des personnes. En revanche, le don de soi que Dieu fait à l’homme – dont parle l’analogie de l’amour – ne peut avoir que la seule forme de la participation à la nature divine 2P 1, 4 comme la théologie l’a précisé avec la plus grande clarté. Néanmoins, suivant cette mesure, le don que Dieu a fait à l’homme dans le Christ est un don total, à savoir radical, comme l’indique précisément l’analogie de l’amour sponsal : il est, en un certain sens, tout ce que Dieu a pu donner de lui-même à l’homme, si l’on considère les facultés limitées de l’homme- créature. De cette manière, l’analogie de l’amour sponsal indique le caractère radical de la grâce ; de tout l’ordre de la grâce créée.
5. Il semble que l’on puisse dire tout cela en ce qui concerne la première fonction de notre grande analogie qui, des écrits des prophètes de l’Ancien Testament, est passée à l’épître aux Ephésiens où, comme on l’a déjà noté, elle a subi une significative transformation. L’analogie du mariage, comme réalité humaine dans laquelle vient s’incarner l’amour sponsal, aide, jusqu’à un certain point et dans une certaine mesure, à comprendre le mystère de la grâce comme éternelle réalité en Dieu et comme fruit historique de la Rédemption de l’humanité dans le Christ. Toutefois, comme nous l’avons dit précédemment, cette analogie biblique, non seulement explique le mystère, mais, d’autre part, le mystère définit et détermine la manière adéquate de comprendre l’analogie, et précisément cet élément dans lequel les auteurs bibliques voient l’image et la ressemblance du mystère divin. Ainsi donc, la comparaison du mariage (en raison de l’amour sponsal) au rapport Yahvé-Israël dans l’Ancienne Alliance et Christ-Eglise dans la Nouvelle Alliance, décide en même temps de la manière dont il faut comprendre le mariage et détermine cette manière.
6. C’est la deuxième fonction de notre grande analogie. Et, dans la perspective de cette fonction, nous nous rapprochons en fait du problème sacrement et ministère, c’est-à-dire, dans un sens général et fondamental, du problème du caractère sacramentel du mariage. Cela semble tout particulièrement justifié à la lumière de l’analyse de Ep 5, 22-33. En effet, en présentant le rapport du Christ avec l’Église à l’image de l’union sponsale du mari et de la femme, l’auteur de l’épître parle de manière plus générale et, en même temps, plus fondamentale, non seulement de la réalisation de l’éternel mystère divin, mais aussi de la manière dont ce mystère s’est exprimé dans l’ordre visible, de la manière dont il est devenu visible et, de ce fait, est entré dans le domaine du signe.
7. Par le terme signe nous entendons ici simplement la visibilité de l’invisible. Le mystère caché en Dieu depuis des siècles – ou invisible – est devenu visible avant tout dans l’événement historique même du Christ. Et le rapport du Christ avec l’Église qui, dans l’épître aux Ephésiens, est défini comme mysterium magnum constitue l’accomplissement et la concrétisation de la visibilité de ce mystère. Du reste, le fait que l’auteur de l’épître aux Ephésiens compare l’indissoluble rapport du Christ avec l’Église au rapport du mari et de la femme, c’est-à-dire au mariage – faisant en même temps référence aux paroles de Gn 2, 24 qui, avec l’acte créateur de Dieu, instituent originairement le mariage -, ramène notre réflexion à ce qui a été déjà précédemment présenté (dans le contexte du mystère même de la création) comme visibilité de l’invisible ; il la ramène à l’origine même de l’histoire théologique de l’homme.
On peut dire que le signe visible du mariage dès son commencement, en tant que lié au signe visible du Christ et de l’Église au sommet de l’économie salvifique de Dieu, transpose l’éternel plan d’amour dans la dimension historique et en fait le fondement de tout l’ordre sacramentel. C’est le mérite particulier de l’auteur de l’épître aux Ephésiens d’avoir rapproché ces deux signes, faisant d’eux le grand signe unique – c’est-à-dire un grand sacrement (sacramentum magnum).
Notes
[1] Il ne s’agit pas seulement de la personnification de la société humaine qui constitue un phénomène assez commun dans la littérature mondiale, mais aussi d’une corporate personality spécifique de la Bible, marquée par un continuel rapport réciproque de l’individu avec le groupe (cf. H. Wheeler Robinson, The Hebrew Conception of Corporate Personality, BZAW 66, 1936, p. 49-62 ; cf. également J.-L. Mc KENSIE, Aspects of Old Testament Thought, dans The Jérôme Biblical Commentary, Londres, 1970, t. 2, p. 748).