1. Proclamant l’analogie existant entre le lien conjugal qui unit le Christ et l’Église et celui qui unit le mari et la femme dans le mariage, l’auteur de l’épître aux Ephésiens écrit ceci :
Et vous, maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église : il s’est donné pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d’eau qu’une parole accompagne, car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans une ni ride, ni rien de tel, mais sainte et immaculée.
2. Il est significatif que l’image de l’Église resplendissante soit présentée dans le texte cité comme une épouse toute belle dans son corps. Certes, il s’agit d’une métaphore ; mais elle est très éloquente et indique combien profonde est l’incidence de l’importance du corps dans l’analogie de l’amour conjugal. L’Église resplendissante est celle qui n’a ni tache ni ride. Tache peut se comprendre comme signe de laideur, ride comme signe de vieillissement et de sénilité. Au sens métaphorique l’une et l’autre expression indiquent les défauts moraux, le péché. On peut ajouter que chez saint Paul, le « vieil homme » signifie « l’homme du péché » (Rm 6, 6). Par son amour nuptial rédempteur le Christ fait donc en sorte que l’Église devienne sans péché, mais aussi qu’elle reste éternellement jeune.
3. Comme on le voit, le cadre de la métaphore est extrêmement vaste. Les expressions qui se réfèrent directement ou indirectement au corps humain, le caractérisant dans les relations mutuelles entre l’époux et l’épouse, entre le mari et la femme, indiquent en même temps des attributs et des qualités d’ordre moral, spirituel et surnaturel. Cela est essentiel pour une analogie de cette nature. L’auteur de l’épître peut donc définir l’état resplendissant de l’Église par rapport à l’état du corps de l’épouse, ne présentant aucun signe de laideur ou de vieillissement, ou rien de tel, simplement comme sainteté et absence de péché : telle est l’Église sainte et immaculée. Il en ressort donc à l’évidence de quelle beauté de l’épouse il s’agit, en quel sens l’Église est corps du Christ et en quel sens ce corps-épouse accueille le don de l’époux, qui a aimé l’Église et s’est livré pour elle. Il est non moins significatif que toute cette réalité qui, par essence, est spirituelle et surnaturelle, saint Paul l’explique au moyen de la ressemblance du corps et de l’amour en vertu de quoi les époux, mari et femme, deviennent une seule chair.
4. Dans tout le passage du texte est bien clairement conservé le principe de la double subjectivité : Christ- Église, époux-épouse (mari-femme). L’auteur présente l’amour du Christ pour l’Église – cet amour qui fait de l’Église le corps du Christ dont lui-même est le chef – comme modèle de l’amour des époux et comme modèle des noces de l’époux et de l’épouse. L’amour oblige l’époux-mari à se soucier du bien de l’épouse-femme, l’entraîne à désirer qu’elle soit belle, à goûter cette beauté, à en avoir soin. Ici, il s’agit également de la beauté visible, de la beauté physique. L’époux regarde attentivement son épouse comme par souci, créateur, amoureux, de trouver tout ce qu’il y a de bon et de beau en elle et qu’il désire pour elle. Ce bien, que celui qui aime crée par son amour en qui est aimé, constitue comme une preuve de l’amour même et comme sa mesure. En se donnant de la manière la plus désintéressée, il ne le fait pas en dehors de cette mesure et de cette vérification.
5. Quand, dans les versets suivants du texte Ep 5, 28-29, l’auteur de l’épître aux Ephésiens tourne sa pensée exclusivement vers les époux eux-mêmes, l’analogie de la relation du Christ avec l’Église a une résonance encore plus vive et cela l’entraîne à s’exprimer ainsi : « Les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps » (Ep 5, 28). Ici revient le motif de « une seule chair », qui dans la phrase précitée et dans celles qui suivent est non seulement repris, mais aussi clairement expliqué. Si les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps, cela signifie que cette mono-subjectivité est fondée sur la base de la bi- subjectivité et a un caractère non pas réel mais intentionnel : le corps de la femme n’est pas le propre corps du mari mais il doit être aimé comme son propre corps. Il s’agit donc de l’unité, non dans le sens ontologique mais moral : de l’unité par amour.
6. « Aimer sa femme, n’est-ce pas s’aimer soi-même ? » (Ep 5, 28). Cette phrase confirme plus encore ce caractère d’unité. En un certain sens, l’amour fait de l’ego de l’autre, son propre ego : l’ego de la femme, dirais-je, devient par amour l’ego du mari. Le corps est l’expression de cet ego et le fondement de son identité. L’union du mari et de la femme dans l’amour s’exprime également par le corps. Elle s’exprime dans le rapport réciproque, bien que l’auteur de l’épître aux Ephésiens l’indique surtout de la part du mari. Cela résulte de la structure de l’image dans son ensemble. Bien que les époux doivent être « soumis l’un à l’autre dans la crainte du Christ » (cela est déjà mis en évidence dans le premier verset du texte cité : Ep 5, 21, ensuite, toutefois, c’est surtout le mari celui qui aime et la femme, celle qui est aimée. On pourrait même risquer l’idée que la soumission de la femme au mari, entendue dans le contexte de Ep 5, 22-33, voudrait dire surtout éprouver l’amour. D’autant plus que cette soumission se réfère à l’image de la soumission de l’Église au Christ, qui consiste à coup sûr à goûter son amour. Comme Épouse, étant l’objet de l’amour rédempteur du Christ-Epoux, l’Église devient son corps. La femme, étant l’objet de l’amour conjugal du mari, devient une seule chair avec lui : en un sens, sa propre chair. L’auteur reprendra encore une fois cette idée dans la dernière phrase du passage analysé : « Bref, en ce qui vous concerne, que chacun aime sa femme comme soi-même » (Ep 5, 33).
7. C’est cela l’unité morale, conditionnée et constituée par l’amour. L’amour non seulement unit les deux sujets, mais il leur permet aussi de se pénétrer l’un l’autre, appartenant spirituellement l’un à l’autre au point que l’auteur de l’épître peut affirmer : « Aimer sa femme, n’est-ce pas s’aimer soi-même ? » (Ep 5, 28). Le moi devient en un certain sens toi et le toi devient moi (au sens moral, cela s’entend). C’est pourquoi la suite du texte que nous analysons se présente ainsi :
Or nul n’a jamais haï sa propre chair ; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est justement ce que fait le Christ pour l’Église : ne sommes-nous pas les membres de son corps ?
La phrase qui, au début, se réfère encore aux relations des époux, en revient explicitement, dans des phrases suivantes, au rapport Christ-Église, et ainsi, la lumière de ce rapport nous entraîne à définir le sens de la phrase tout entière. Après avoir expliqué le caractère des relations du mari avec sa propre femme, formant une seule chair, l’auteur veut encore renforcer son affirmation précédente (aimer sa femme, c’est s’aimer soi-même) et, en un certain sens, la soutenir par la négation et l’exclusion de la possibilité opposée (« nul n’a jamais haï sa propre chair », Ep 5, 29). Dans l’union par amour, le corps de l’autre devient le sien propre, en ce sens que l’on prend soin du corps de l’autre.
8. L’expression suivant laquelle l’homme nourrit et prend bien soin de sa propre chair – c’est-à-dire que le mari nourrit et prend bien soin de la chair de sa femme comme de la sienne – semble plutôt indiquer la sollicitude des parents, le rapport tutélaire plutôt que la tendresse conjugale. Il faut chercher la raison de ce caractère dans le fait qu’ici l’auteur passe explicitement des relations qui unissent les époux au rapport existant entre le Christ et l’Église. Les expressions qui se réfèrent aux soins apportés au corps, et surtout à sa nourriture, à son alimentation, suggèrent à de nombreux spécialistes de la Sainte Ecriture la référence à l’Eucharistie dont le Christ, dans son amour conjugal, nourrit l’Église. Si ces expressions indiquent – même sur un ton mineur – le caractère spécifique de l’amour conjugal, spécialement de cet amour en vertu duquel les conjoints deviennent une seule chair, elles aident en même temps à comprendre, au moins de manière générale, la dignité du corps et l’impératif moral de se soucier de son bien : de ce bien qui correspond à sa dignité. La comparaison entre l’Église comme corps du Christ, corps de son amour rédempteur et en même temps nuptial, dut laisser dans la conscience des destinataires de Ep 5, 22-33 un sens profond du sacrum du corps humain en général, et spécialement dans le mariage, comme lieu où ce sens du sacrum détermine de manière particulièrement profonde les rapports réciproques des personnes et surtout ceux de l’homme avec sa femme en tant qu’épouse et mère de leurs enfants.