De Gethsémani nous nous rendons maintenant au prétoire de Pilate. Il s’agit là d’un bref intermède entre la condamnation et l’exécution, qui, en tant que tel passe facilement inaperçu dans la lecture des récits de la Passion, alors qu’au contraire, il est dense de signification. Les évangiles nous racontent que, lorsque Jésus eut été livré entre les mains des soldats pour être crucifié, ceux-ci l’emmenèrent à l’intérieur du palais et convoquèrent toute la cohorte pour le spectacle :
Ils le revêtent de pourpre, puis, ayant tressé une couronne d’épines, ils la lui mettent et ils se mirent à le saluer : Salut, roi des juifs ! Et ils lui frappaient dessus avec un roseau, ils lui crachaient dessus et fléchissaient les genoux devant lui pour lui rendre hommage.
Cela fait, ils lui arrachèrent la vieille guenille de pourpre, lui remirent ses vêtements et l’amenèrent dehors pour le crucifier. Il y a un tableau d’un peint flamand du XVIème siècle (J. Mostaert) qui m’impressionne toujours beaucoup, surtout parce qu’il ne fait que rassembler les données des différents évangélistes sur ce moment de la Passion, en rendant ainsi la scène visible à nos regards. Jésus porte sur sa tête un faisceau d’épines fraîchement cueillies, ainsi que le montrent les feuilles vertes qui pendent encore des rameaux. Coulant de sa tête, des gouttes de sang se mêlent aux larmes qui coulent de ses yeux. Jésus pleure abondamment ; mais l’on comprend immédiatement, en le regardant, qu’il ne pleure pas sur lui-même, mais sur celui qui le regarde ; il pleure sur moi qui ne comprends pas encore. Lui-même, d’ailleurs, dira aux saintes femmes : « Ne pleurez pas sur moi » (Lc 23, 28). Il a la bouche entrouverte, comme qui a de la peine à respirer et est en proie à une angoisse mortelle. Sur ses épaules est posé un manteau pesant et élimé, qui évoque plutôt le métal que l’étoffe. En regardant plus bas nos yeux rencontrent ses poignets liés par une rude corde et à plusieurs tours ; on a mis un roseau dans l’une de ses mains et dans l’autre un faisceau de verges, symbole de dérision de sa royauté. Ses mains surtout nous font frissonner en les regardant : Jésus ne peut même plus bouger un doigt ; il est l’homme réduit à l’impuissance la plus totale, comme immobilisé. Lorsque je m’arrête à contempler cette image, surtout si je suis sur le point d’aller prêcher la Parole de Dieu, mon âme se remplit de confusion, car je mesure toute la distance qu’il y a entre lui et moi : le serviteur, libre d’aller et venir, de faire et de défaire ; lui, le Seigneur, ligoté et emprisonné. La Parole enchaînée et le messager en liberté !
Jésus au prétoire est l’image de l’homme qui a « rendu à Dieu son pouvoir ». Il a expié tout l’abus que nous avons fait et continuons à faire de notre liberté ; cette liberté dont nous sommes si jaloux et qui n’est autre qu’un esclavage de nous-mêmes. Nous devons imprimer bien fort dans notre esprit cet épisode de Jésus au prétoire, car pour nous aussi le jour viendra où, dans notre corps ou dans notre esprit, nous serons réduits à cet état, soit par les hommes, soit par l’âge ; et alors lui seul, Jésus, pourra nous aider à comprendre et à chanter, à travers les larmes, notre nouvelle liberté. Il y a une intimité avec le Christ qui ne s’acquiert que de cette manière : en lui étant tout proche, côte à côte, à l’heure de son ignominie et de la nôtre, en portant nous aussi « l’opprobre du Christ » (cf. He 13, l3). Tant de personnes passent leur vie dans une petite voiture ou dans un lit, réduites par la maladie ou un handicap, à une immobilité semblable à celle du Christ. Jésus révèle la grandeur secrète, cachée en ces vies, si elles sont vécues en union avec lui.