Les Victoires, la Captivité, le Martyre et les Triomphes au Ciel de la Vénérable Jeanne de France
Personnages : Jeanne d’Arc, Saint Gabriel, Saint Michel, Sainte Catherine, Sainte Marguerite, le Roi Charles VII, La Trémouille, baron de Sully, 5 favori du roi, Regnault de Chartres, archevêque de Reims et chancelier de France, Robert le Maçon, seigneur de Trèves et d’Anjou, Raoul de Gaucourt, bailli d’Orléans, Le duc d’Alençon, cousin du roi, Jean d’Aulon, écuyer de Jeanne, Jean Massieu, prêtre au service de l’évêque de Beauvais, Frère Martin l’Advenu, confesseur de Jeanne d’Arc, La France.
[Première Partie]
LES VICTOIRES
[Scène 1]
La scène se passe à Chinon, dans l’appartement royale de Charles VII, Il est entouré de ses favoris et vêtu simplement comme l’un d’eux, sans couronne royale. La Trémouille est placé à la droite du prince.
LA TREMOUILLE : Sire, vos ordres ont été ponctuellement exécutés, la bergère de Domrémy vient de subir plusieurs interrogatoires.
LE DAUPHIN : Eh bien, la Trémouille, quel est votre avis ? dois-je l’admettre en ma présence ?
LA TREMOUILLE : Puisque votre Altesse le permet, j’ose lui dire que Jeanne me semble être un tête folle, une visionnaire, 15 capable de faire tourner en ridicule le parti des Armagnacs. Si nous ajoutons foi à ses paroles, il faudra lui confier l’armée… Quel beau spectacle vraiment qu’une bergère devenue grand Maréchal de France !… Mieux vaudrait se rendre 20 aujourd’hui même que d’être vaincus en suivant une jeune fille !…
CHARLES VII se tournant vers Regnault de Chartres : Je suis curieux de connaître aussi votre jugement. Aucun conseil n’est à dédaigner lorsqu’il s’agit de sauver le royaume, et vos avis me sont d’autant plus précieux qu’étant Archevêque, vous pouvez plus facilement résoudre la question qui nous occupe en ce moment. Croyez-vous franchement que Jeanne qui se fait appeler la Pucelle soit inspirée du Ciel ?…
REGNAULT DE CHARTRES : Sire, que votre Altesse Royale soit bien persuadée de la vérité des paroles que la Trémouille vient de prononcer ; pour moi je pense absolument comme lui et je ne crains pas d’avancer qu’une jeune fille qui fait ainsi parler d’elle ne peut être qu’une hallucinée, digne de la prison ou du moins qui doit être renvoyée dans son village avec défense d’en jamais sortir.
ROBERT LE MACON : Votre Altesse permet-elle que je prenne à mon tour la parole ?…
CHARLES VII : Parlez.
ROBERT LE MACON : Sire, il me semble que nos Seigneurs jugent trop sévèrement la bergère de Domrémy. Robert de Baudricourt ayant consenti (malgré son humeur quelque peu farouche) à la laisser partir de Vaucouleurs avec une escorte choisie, ne faudrait-il pas au moins accorder à la jeune fille l’audience qu’elle sollicite avec tant d’instances et de larmes ? Cela n’obligera en rien votre Altesse et si Jeanne n’est qu’une aventurière, il sera toujours facile de la congédier.
LA TREMOUILLE froidement : À entendre Robert le Maçon, qui reconnaîtrait le Seigneur de Trèves et d’Anjou ?… Ne dirait-on pas qu’il est prêt à se mettre sous la conduite de Jeanne, la gardienne de moutons ?…
RAOUL DE GAUCOURT à la Trémouille : L’avis du Seigneur de Trèves n’est pas à dédaigner. Je ne comprends pas votre résistance et celle de 15 Monseigneur le chancelier de France. Laissez pénétrer la bergère, elle pourra servir à nous divertir si elle n’est pas capable d’autre chose.
LE DUC D’ALENÇON s’avance, vêtu magnifiquement et vient saluer le Dauphin : Sire, je viens d’apprendre une étonnante nouvelle. Une bergère de Lorraine est, paraît-il, depuis quelques jours à Chinon, elle se dit envoyée du Ciel pour sauver Orléans et rétablir le royaume de France ; je serais curieux de la voir ; tout ce que j’en entends dire me porte à croire qu’elle a vraiment reçu mission de nous sauver. Aussitôt que j’ai entendu parler de cette jeune fille, j’ai laissé la chasse aux cailles qui m’occupait agréablement et je suis venu auprès de votre Altesse afin d’obtenir d’elle une audience pour Jeanne la Pucelle.
CHARLES VII : Cher cousin, je puis satisfaire votre curiosité. Jeanne attend depuis ce matin dans les antichambres du palais la faveur d’être admise en ma présence ; je vais donner l’ordre de l’introduire, mais je regrette d’être vêtu si simplement ; mon costume royal aurait sans doute intimidé davantage la pauvre bergère.
LE DUC D’ALENÇON : Sire, permettez que je vous fasse observer qu’il est un moyen facile de voir si Jeanne est véritablement inspirée du Ciel. Descendez de votre trône, je monterai à votre place ; si la jeune fille me rend les honneurs dus au roi et qu’elle ne vous reconnaisse pas au milieu des courtisans, visiblement elle n’a point l’esprit de Dieu et n’est digne que de mépris.
LA TREMOUILLE : Duc d’Alençon, votre idée est excellente et je prie son Altesse d’agréer que je fasse introduire la bergère.
LE DAUPHIN : Oui, je le veux, faites-la entrer tout de suite.
LA TREMOUILLE, à demi-voix, se tournant vers Regnault : Nous allons bientôt être débarrassés de cette pucelle qui nous gêne ; je suis las d’en entendre parler.
Il sort et rentre presque aussitôt, après avoir donné ses ordres. Le roi descend de son trône et le duc d’Alençon monte à sa place.
LA TREMOUILLE au duc d’Alençon : J’ai donné l’ordre de la laisser entrer seule et de ne lui indiquer aucune des cérémonies en usage à la cour des Rois. Va-t-elle être embarrassée devant votre altesse supposée !…
Jeanne d’Arc se présente seule avec son épée et son étendard qu’elle laisse flotter ; s’avançant avec aisance, elle fait tous les saluts d’usage devant le Roi qu’elle reconnaît sans l’avoir jamais vu.
CHARLES VII : Je ne suis point le roi, pourquoi me saluer ainsi ?
LE DUC D’ALENÇON : C’est moi qui suis le roi, vous devez me rendre les honneurs, et d’abord quel est votre nom ?
JEANNE, avec assurance : Duc d’Alençon, vous n’êtes point le Roi et c’est à lui que j’ai mission de parler.
Se tournant vers Charles VII : En mon Dieu, gentil Prince, c’est vous et non pas un autre que je viens secourir. Je me nomme Jeanne la Pucelle, je vous assure de la part du Roi des Cieux que vous serez sacré et couronné à Reims, et que vous serez le lieutenant du Roi du Ciel qui est Roi de France !…
CHARLES VII : Je ne puis ajouter foi à tes paroles : si Dieu voulait sauver le royaume, Il ne l’aurait pas laissé si longtemps dans l’extrémité où il se trouve.
JEANNE : Gentil Dauphin, pourquoi ne me croyez-vous pas ? je vous dis que Dieu a pitié de vous, de votre royaume, de votre peuple, car Saint Louis et Charlemagne sont à genoux devant Lui, faisant prière pour vous.
CHARLES VII : Mais comment savez-vous ces choses, qui vous les a dites ?
JEANNE : Ce sont mes voix.
LA TREMOUILLE : Ne voudriez-vous pas dire ici, en présence du Roi, la façon dont vous parlent vos voix ?
JEANNE, à Charles VII : Gentil Prince, si vous le désirez, je suis prête à parler.
CHARLES VII : Oui, je le désire, dites-nous en détail comment les voix sont venues vous instruire pendant votre séjour à Domrémy.
JEANNE, d’un air inspiré (Poésie d’Alexandre Soumet, 1846) :
Dès l’âge de treize ans, du côté de l’Église
Gentil Dauphin, j’avais entendu maintes fois
A travers les rameaux venir de saintes voix
Et ces voix me disaient, – souvenir adorable !
Que pour garder toujours la paix inaltérable
Il fallait rester pure, et de grandes clartés
Venaient à la même heure et des mêmes côtés.
J’attendais ce moment avec beaucoup de joie
On aime à voir venir ce que Dieu nous envoie !
Quelquefois de ces voix j’étais intimidée ;
Mais leurs sages conseils m’ont toujours bien guidée.
Un jour – j’en tremble encore et d’extase et d’effroi !…
Un jour que priant Dieu pour la France et le roi
J’ornais de frais rameaux l’Église du village
– Me croirez-vous ?… Je vis resplendir le feuillage
Et dans l’air s’avancer à travers le vieux mur
Monseigneur Saint Michel sous un manteau d’azur.
Du glaive flamboyant sa main était chargé
Son aile blanche et grande et d’or toute frangée
Se déployait en arc et sur son front béni
Reposait le rayon d’un bonheur infini.
Son vol tout lumineux qui m’apparut sans voiles
Faisait naître en passant des nuages d’étoiles
Il brillait à mes yeux pleins de ravissement
Comme un saphir tombé du haut du firmament.
Les lys que Salomon admirait dans leur gloire
Ont un éclat moins pur que sa robe de moire ;
Les airs sont moins légers que ses cheveux flottants
Et sa voix ressemblait au souffle du printemps
Lorsqu’il passe au matin, sous les branches fleuries
Des tendres amandiers, bouquets de nos prairies…
L’archange qui venait de la part du Seigneur
Et quand je le vis fuir aux voûtes éternelles
Je lui dis en pleurant : – Prenez-moi sous vos ailes !…
CHARLES VII : Est-ce la seule visite que vous ayez reçue du Ciel ? je ne vois point en cela votre mission de sauver le royaume.
JEANNE : En mon Dieu, gentil Prince, je vous assure que depuis cette première visite, j’en ai reçu d’autres tous les jours. Sainte Catherine et Sainte Marguerite me sont apparues et m’ont consolée, car je pleurais bien souvent lorsque Saint Michel m’ordonnait de partir et de commander à l’armée.
LE DUC D’ALENÇON : Votre voix, dites-vous, vous a révélé que Dieu veut délivrer le peuple de France du malheur où il est tombé. S’il en est ainsi, Dieu qui est Tout-Puissant n’a pas besoin du secours des guerriers.
JEANNE : En mon Dieu, les guerriers batailleront et Dieu donnera victoire.
LE DUC D’ALENÇON : Mais qui vous donne cette assurance après les refus que vous avez déjà essuyés ?
JEANNE : Quand quelque chose me tourmente, par exemple quand on ne veut pas croire à ce que je dis, je me retire à l’écart et je prie….. Quand j’ai prié j’entends une voix qui me dit : – « Fille de Dieu!… va, va…. je serai à ton aide…. va….. » quand cette voix me vient, je suis si consolée et réjouie que c’est merveille !…
Jeanne demeure le regard fixé au Ciel comme perdue dans l’extase.
LE DUC D’ALENÇON, au Dauphin : Cette jeune fille me remue, jusqu’au fond de l’âme… Vraiment je crois à sa mission… Quel accent inspiré quand elle parle de ses voix, ne dirait-on pas qu’elle les entend encore ?… Et quelle profondeur dans son regard !… je puis à peine le soutenir…
CHARLES VII : Je ne suis pas si facile à convaincre, je doute encore… D’ailleurs, il est une chose que personne ne connaît… Et je tremble… (Après une pause). Non, jamais ce doute ne disparaîtra de mon esprit.
JEANNE, que la voix du Roi a fait revenir à elle : Gentil Dauphin si j’étais seule avec vous, je vous dirais le secret que personne ne connaît et je ferais disparaître vos doutes.
CHARLES VII, très ému : Eh quoi, vous sauriez ?… Mais non, c’est impossible… Cependant je veux bien que mes courtisans s’éloignent un instant.
Il fait un signe de la main, les courtisans se retirent dans le fond de l’appartement, observant de loin la scène touchante qui se passe sous leurs yeux.
LE DUC D’ALENÇON dit en se retirant aux autres seigneurs : Quel spectacle ! un monarque tremblant, menacé de perdre sa couronne, et une bergère qui vient lui offrir avec assurance de raffermir cette couronne sur sa tête et de lui rendre sa puissance !…
JEANNE s’approche du Prince et lui dit à mi-voix : En mon Dieu, gentil Prince, je connais la prière que vous avez faite ce matin après la communion, dans votre oratoire particulier, n’ayant que Dieu seul pour témoin. « Seigneur, disiez-vous, si je suis le véritable héritier de la noble maison de France et si ce royaume doit légitimement m’appartenir, veuillez, je vous en conjure, me le conserver et le défendre contre les attaques des Anglais ; dans le cas contraire, je vous demande pour toute grâce d’échapper à la mort ou à la captivité et de pouvoir me retirer en Ecosse ou en Espagne où j’espère trouver un refuge. (Le roi paraît très ému, il essuie ses larmes. Jeanne, d’une voix plus forte :) Et moi je vous dis de la part de Dieu que vous êtes le véritable héritier du royaume de France et fils de Roi. Je suis envoyée afin de vous conduire à Reims pour que vous y receviez le sacre et la couronne.
LE ROI, pressant la main de Jeanne dans les siennes et parlant à demi-voix : Ô Jeanne ! vous êtes véritablement l’envoyée du Ciel ; désormais vous n’avez qu’à parler, je ferai exécuter vos ordres. (Élevant la voix, il dit aux courtisans :) Vous pouvez approcher !… (Les courtisans s’approchent en silence et reprennent leurs places).
LE ROI : J’ai maintenant grande confiance en cette jeune fille, car elle m’a dit des choses secrètes que Dieu seul a pu lui révéler.
LA TREMOUILLE, contenant son mécontentement. : Sire, que faut-il faire pour la récompenser ? Désirez-vous qu’elle soit comblée d’honneurs ?…
CHARLES VII : Je désire qu’elle soit obéie… Jeanne, parlez, que voulez-vous ?
JEANNE : Gentil Dauphin, je désire…
REGNAULT, l’interrompant : Pourquoi donc appelez-vous le roi dauphin et non pas roi ?…
JEANNE : Je ne le nommerai roi qu’après qu’il aura été sacré et couronné à Reims où j’ai mission de le conduire. Il faut d’abord que l’armée se tienne prête afin que je la dirige au plus tôt vers Orléans car l’Anglais doit être chassé par moi hors de toute [la] France.
LE DUC D’ALENÇON : Jeanne, désirez-vous des armes, des chevaux ?… Je m’offre à vous fournir tout ce qui vous sera nécessaire.
JEANNE : Gentil Duc, je vous suis fort obligée, j’accepte un cheval blanc, mais pour les armes, l’épée de Sainte Catherine me suffit ; d’ailleurs je ne compte pas m’en servir, c’est avec mon étendard que je dois remporter la victoire.
REGNAULT, avec ironie : Pourquoi donc ne combattez-vous pas seule ? Puisque vous êtes sûre de la victoire, il est inutile de faire lever toute une armée et la gloire qui vous demeurera sera bien plus grande.
JEANNE : Je ne cherche pas mon honneur, mais celui de Dieu ; d’ailleurs qu’on me donne seulement une poignée de guerriers et je réussirai aussi bien qu’avec une nombreuse armée, mais il ne faut pas commencer l’attaque sans moi !…
CHARLES VII : Jeanne, je veux que l’armée entière vous obéisse et je vous promets que l’attaque ne commencera que sur vos ordres. Maintenant retirons-nous et prenez vos dispositions ; je veux que vous choisissiez les personnes qui composeront votre maison. Je vous donne les droits et le train d’un comte avec tout l’équipage d’un général d’armée.
JEANNE, s’inclinant devant le Roi : Gentil Dauphin, Dieu lui-même vous récompensera ; bientôt vous verrez votre règne glorieux et votre royaume délivré de la tyrannie étrangère.
Tout le monde sort.
[Scène 2] JEANNE et JEAN D’AULON, son écuyer.
JEAN D’AULON : Jeanne, la victoire me semble assurée ; en peu de jours vous avez su transformer l’armée. Il n’est pas jusqu’au vieux la Hire qui n’ait voulu se confesser et communier avant la bataille.
JEANNE : Jean d’Aulon, ce n’est point moi qui ai fait ces merveilles. Dieu seul a pu changer ainsi les coeurs de ces braves guerriers, et mon vénérable aumônier, frère Jean Pasquerel, a bien contribué à les convertir. Maintenant je ne crains rien, je n’ai que des braves à commander, puisque Dieu Lui-même habite en eux.
JEAN D’AULON : Il vous faut cependant bien de la patience, car si tous les grands de la cour vous craignent et vous respectent, il en est un grand nombre qui sont animés d’une secrète jalousie ; déjà vous en avez eu des preuves bien pénibles… Cela leur semble si dur d’obéir à une jeune fille !…
JEANNE : C’est vrai, le comte Dunois m’a trompée en passant avec l’armée par la Sologne et non pas directement, comme je l’avais commandé, du côté où sont les Anglais… Mais je ne crains pas, le conseil de mon Dieu est plus sûr que ceux des grands de la terre. Il a un livre dans lequel nul clerc ne lit, quelque parfait qu’il soit en cléricature, et la volonté du Roi du Ciel s’accomplira, malgré la jalousie des hommes… Tous seront obligés de reconnaître que la victoire n’appartient qu’au Dieu des armées.
JEAN D’AULON : Noble Chevalière, n’allez-vous pas prendre votre repos cette nuit, puisque l’attaque ne doit commencer que demain ?…
JEANNE : Oui, mais il faut nous reposer sans quitter notre armure, car je crains une surprise de l’ennemi. Surtout ne manque pas de m’avertir au premier signe d’alarme.
JEAN D’AULON : Vous pouvez compter sur moi, mais je suis convaincu que rien ne viendra troubler votre sommeil.
Il s’éloigne, JEANNE se met à genoux et fait cette prière : Seigneur, Dieu des armées, daignez bénir le repos de votre servante. Ne permettez pas que les Anglais viennent surprendre la ville d’Orléans pendant mon sommeil. Continuez, Seigneur, les merveilles que vous avez commencées en faveur de votre peuple, et comme autrefois vous avez détruit les Philistins par l’entremise de votre serviteur, le petit pâtre David qui tua le géant Goliath, de même aujourd’hui faites éclater votre puissance en la personne de votre servante Jeanne, la timide bergère, qui en votre nom chassera l’Anglais du royaume de France et détruira la puissance de Satan, autre Goliath qui voudrait anéantir la foi de la fille aînée de l’Eglise.
Jeanne dépose son épée, puis, s’asseyant à terre sans quitter son armure, elle prend son repos en s’appuyant simplement le bras et la tête sur un siège. – Après quelques instants de silence, elle entend ses voix et se lève aussitôt.
LES VOIX : (Air : « Viens avec moi pour aimer le printemps ») :
Réveille-toi, Jeanne, Fille de Dieu
Prends ton épée, ta bannière et ta lance
Il est versé, là-bas, le sang de France
Déjà l’Anglais a commencé le feu !…
JEANNE, avec force : Jean d’Aulon ! Jean d’Aulon !…
L’ECUYER arrive aussitôt en se frottant les yeux : Qu’y a-t-il ?… Que voulez-vous ?…
JEANNE, vivement : Ah ! mes voix m’avertissent que le sang de France coule et tu ne me le disais pas !… Vite, mes armes, mon cheval !… (Elle prend son épée.
JEAN D’AULON : Je vais chercher votre cheval. (On entend le galop d’un cheval).
JEANNE : Non, c’est inutile, ce serait trop long… j’entends le bruit d’un cavalier, je vais le faire descendre et monter à sa place.
Elle sort. JEAN D’AULON veut l’arrêter en lui disant : Jeanne, vous oubliez votre étendard !…
JEANNE, qui est déjà partie, lui crie : Passe-le-moi par la fenêtre !…
Jean d’Aulon sort.
La troisième scène est invisible.
Au bout de quelques instants on entend un bruit d’armes, des coups de feu et la voix de JEANNE qui s’écrie : Duc d’Alençon, quand la queue de mon étendard touchera au rempart, dites-le-moi !… A l’assaut !… Amis, amis, Notre Seigneur a condamné les Anglais ; à cette heure, ils sont nôtres !…
LE DUC D’ALENCON : Jeanne, la queue y touche !…
JEANNE : Jhésus, Maria ! En avant, tout est vôtre !… Entrez-y. (On entend les cris des Anglais, la voix de Jeanne les domine en criant :) Victoire ! Victoire !… (Les FRANÇAIS répètent :) Victoire, Victoire !… Vive Jeanne d’Arc !… Vive la libératrice d’Orléans !… ‑ Vive le Christ ! Vive Charles VII (reprend JEANNE). (Tous les FRANÇAIS s’écrient en mêlant leurs voix :) Vive le Christ !… Vive Jeanne la Pucelle, vive le Roi et le Royaume des Francs !…
LE ROI, à Reims après le Sacre : Le Roi s’avance, magnifiquement vêtu, la couronne royale sur la tête. Jeanne est à sa droite, portant son étendard qu’elle laisse flotter, et revêtue de son armure. Les Seigneurs de la cour viennent ensuite. Le Roi monte sur son trône. Jeanne se place à côté de lui. Jeanne, vous avez été le digne instrument dont il a plu à Dieu de se servir afin de sauver le royaume de France ; je veux reconnaître vos services… Parlez, que désirez-vous ? Je suis prêt à combler tous vos désirs…
JEANNE, se jetant aux pieds du Roi : Gentil Roi, maintenant est exécuté le bon plaisir de Dieu qui voulait que je fisse lever le siège d’Orléans et que je vous conduisisse en cette cité de Reims, afin que vous y soyez sacré et couronné, et montrer par là que vous êtes le vrai roi, celui auquel doit appartenir le royaume. Maintenant donc que ma mission est accomplie, je vous supplie très instamment de me laisser retourner à Domrémy auprès de mes parents.
LE ROI, très ému : Jamais je ne consentirai à vous voir éloignée de ma présence ; le royaume ne saurait désormais se passer de sa libératrice. Il faut achever d’expulser les Anglais, et vous seule êtes capable de les intimider.
LE DUC D’ALENÇON : Oui, Jeanne, nous pouvons véritablement vous répéter des paroles semblables à celles qui furent autrefois adressées à Judith : « Vous êtes la gloire d’Orléans, la joie des Français, l’honneur de votre peuple… Vous avez agi avec un courage viril et votre coeur s’est affermi. Parce que vous avez aimé la chasteté, la main du Seigneur vous a fortifiée et vous serez éternellement bénie !… »
LA TREMOUILLE, voulant changer la conversation : Jeanne, quel est donc ce vieillard, vêtu comme un simple paysan, qui, ce matin dans la cathédrale de Reims, nous a forcés, ainsi que tous les seigneurs de la cour, à lui laisser un passage pour arriver jusqu’à vous ? Il me semble l’avoir vu vous serrer sur son coeur.
JEANNE, d’une voix émue : Oh ! ce vieillard, c’est mon Père !… mon Père qui n’a pas hésité malgré son âge à venir contempler le triomphe de sa fille… Il n’a pu me parler…. mais il m’a bénie et j’ai compris dans son regard qu’il venait m’inviter à revenir avec lui au paisible hameau qui m’a vue naître ; j’ai compris que ma mission était finie, que je devais maintenant me contenter de prier pour mon Roi en gardant les agneaux, après avoir combattu pour lui en commandant l’armée…
LE ROI : Non, Jeanne, telle n’est point la volonté de Dieu ; je veux obéir aux ordres du Seigneur, mais je sens que 5 votre mission n’est pas encore achevée. Ne voulez-vous pas donner à Dieu jusqu’au dernier jour de votre vie ? Eh bien, je vous dis de sa part, moi sur le front duquel le Saint Chrême a coulé ce matin, je vous dis que vous devez rester à la cour et ne plus songer 10 à retourner dans votre village. Je vous promets que vos bons parents seront comblés d’honneurs, je vais leur donner des titres de noblesse, rien ne leur manquera et ils se réjouiront en vous qui leur avez mérité tous ces biens.
JEANNE, s’essuyant les yeux : Gentil Roi, votre servante doit s’incliner et obéir….. Je vous remercie de toutes les dignités que votre Altesse veut donner à mes parents, mais j’ose lui dire que toutes les grandeurs de la terre ne parviendront pas à les consoler de l’éloignement de leur fille ; cependant je 20 puis vous assurer qu’ils seront toujours des sujets dévoués et soumis aux ordres de leur roi.
LE ROI, se tournant vers la Trémouille : Qu’on m’apporte les parchemins et le blason que j’ai fait préparer.
La Trémouille fait un signe à Jean d’Aulon qui sort et revient, portant les objets désignés et de plus ce qu’il faut pour écrire. Il s’incline profondément en les présentant au Roi.
LE ROI, prenant les parchemins : Noble Pucelle, ces titres serviront à vous et à vos parents. Par un privilège spécial, je veux qu’ils se communiquent à vos descendants par les femmes aussi bien que par les hommes.
(Le roi appose sa signature et passe ensuite sa plume à la Trémouille qui signe également).
De plus, j’ai fait moi-même composer ce blason qui redira aux âges futurs ce que vous doit le royaume. Puisque votre épée a sauvé la couronne, j’ai voulu l’unir au blason de France lui-même et vous en faire l’hommage. Je désire que vous le portiez désormais dans les combats.
JEANNE, recevant les présents du Roi : Gentil roi, ma reconnaissance pour vous ne finira jamais, je vous obéirai en gardant précieusement ce blason. Cependant permettez-moi de ne jamais abandonner mon étendard et de le porter toujours au combat, car c’est lui seul qui me fait gagner la victoire par les précieux noms que j’y ai fait écrire.
LE ROI : Vous ferez comme vous l’entendrez et toujours je veux que vous soyez obéie… Maintenant je vais me retirer en mes appartements ; demain vous donnerez vos ordres.
[Scène 5]
Le Roi descend de son trône, il sort, tous les courtisans le suivent ainsi que JEANNE, mais elle revient presque aussitôt et, se mettant à genoux, elle chante la prière suivante sur l’air de « Mignon sur la rive étrangère ».
À vous tout l’honneur et la gloire
Ô mon Dieu ! Seigneur Tout-Puissant !
Vous m’avez donné la victoire
A moi, faible et timide enfant…
Et vous, ô ma divine Mère !
Marie, mon astre radieux…
Vous avez été ma lumière
Me protégeant du haut des Cieux.
De votre éclatante blancheur
Ô Douce et lumineuse étoile
Quand donc verrai-je la splendeur ?
Quand serai-je sous votre voile
Me reposant sur votre coeur ?… (bis)
Mon âme exilée sur la terre
Aspire au bonheur éternel
Rien ne saurait la satisfaire
Que de voir son Dieu dans le Ciel.
Mais avant de Le voir sans ombre
Je veux combattre pour Jésus…
Lui gagner des âmes sans nombre
Je veux l’aimer de plus en plus !…
Ma vie passera comme un jour
Bientôt sans voile, sans nuage
Je verrai Jésus, mon amour
Là-bas… Au Céleste rivage
Il m’embrassera pour toujours !!!… (bis)
Après un assez long moment de silence, les VOIX se font entendre, air du « Fil de la Vierge ».
Ils sont passés pour toi, les jours de la victoire
Et de l’honneur
Déjà, tes ennemis veulent cacher ta gloire
Dans leur fureur
Bientôt ils te prendront, te feront prisonnière
Un cachot noir
Deviendra ton abri, tu seras sans lumière
Mais chaque soir
Descendant jusqu’à toi, Jeanne, douce martyre
Nous qui t’aimons
Afin de te charmer, au son de notre lyre
Nous chanterons.
Pauvre enfant, ne crains pas, tu seras consolée
Dans ton malheur
Nous te le promettons, tu seras délivrée
Par le Seigneur !…
Jeanne écoute ses voix à genoux. Un sentiment de terreur passe sur son visage en entendant parler de sa captivité. À la fin elle voile sa figure de ses mains. ‑‑ Le duc d’Alençon entrant peu après la trouve en cet état ; Jeanne ne semble pas même s’apercevoir de sa présence.
[Scène 6]
LE DUC D’ALENÇON, se parlant à lui-même : Que sa passe-t-il ?… Ses voix lui auraient-elles annoncé quelque défaite ?… Ce n’est point ainsi qu’elle a coutume de recevoir les visites du Ciel… (Il s’approche d’elle et, la touchant, il lui dit :) Jeanne, qu’avez-vous ?…. Vous ne paraissez pas vous apercevoir de ma présence ?
JEANNE, se levant : Je n’ai rien… Ce sont mes voix qui me parlaient…
LE DUC : Vous ont-elles annoncé quelque fâcheuse nouvelle ?… Vous paraissiez si abattue quand je suis entré !…
JEANNE : Non, gentil Duc, la nouvelle n’est point fâcheuse puisque c’est le bon plaisir de Dieu. Seulement, le temps de ma gloire est passé et bientôt je serai prise par les Anglais.
LE DUC, vivement : Que dites-vous, Jeanne ?… C’est impossible !… Votre conseil ne vous a-t-il donc pas assurée de la délivrance complète du royaume qui doit être sauvé par vous de la tyrannie Anglaise ?… Vous êtes-vous donc trompée ?…
JEANNE : Non, mes voix ne m’ont pas trompée et ma mission est Divine ; seulement, il faut que je souffre pour un temps, après lequel je serai délivrée avec grande gloire et honneur, mes voix me l’ont promis et toujours elles ont tenu parole.
LE DUC : Allez-vous continuer de combattre ?… Peut-être vaudrait-il mieux vous cacher pour un temps ?…
JEANNE : Non, il faut que le Conseil de mon Seigneur s’accomplisse… Je vais diriger les troupes sur Paris, car il importe beaucoup que cette ville appartienne au roi.
LE DUC : Est-ce à Paris que vous devez être prise ?…
JEANNE : Je ne sais pas ; si je connaissais la ville où je serai faite prisonnière, je n’irais pas, mais je l’ignore.
LE DUC : Si Paris refuse de se rendre, où conduirez-vous l’armée ?
JEANNE : J’espère qu’elle se rendra. Mais si cette ville refuse de se rendre, je conduirai l’armée vers les murs de Compiègne. Je compte sur vous, duc d’Alençon ; m’ayant toujours été fidèle, j’espère que vous m’accompagnerez encore dans les nouvelles campagnes que je vais entreprendre. (Après une pause). A vous, je le confie, je ne crains qu’une seule chose, la trahison !…
LE DUC : Ô Jeanne ! qui serait assez ennemi de la Patrie pour vous trahir ?… vous l’innocence, la vaillance même… Comptez sur mon dévouement, je vous tiendrai fidèle compagnie, au péril de mes jours, s’il le faut…
JEANNE : La Trémouille sait combien vous m’êtes attaché ; aussi ne serais-je pas étonnée de lui voir faire tous ses efforts pour nous séparer…. Enfin, il n’arrivera rien que Dieu n’ait prévu de toute éternité ; cette pensée me donne un grand courage quand je songe à l’avenir.
LE DUC : Il est tard, vous devez être fatiguée, allez prendre votre repos. Demain, comme le roi vous l’a dit, vous donnerez vos ordres.
Ils sortent.
[Deuxième Partie]
LA CAPTIVITÉ, LE MARTYRE
[Scène 1]
La scène représente la prison. Jeanne chargée de chaînes est seule, assise sur une pierre. On voit à terre un peu de paille, une cruche et un morceau de pain noir.
JEANNE chante sur l’air « Pourquoi m’avoir livré l’autre jour, ô ma Mère » :
Mes voix me l’ont prédit, me voici prisonnière
Je n’attends de secours que de vous, ô mon Dieu
Pour votre seul amour, j’ai quitté mon vieux Père
Ma campagne fleurie et mon ciel toujours bleu.
Pour votre seul amour, j’ai quitté ma vallée
Et montrant aux guerriers l’étendard de la croix
Seigneur, en votre nom, j’ai commandé l’armée
Les plus grands généraux ont entendu ma voix. (bis)
Une obscure prison, voilà ma récompense
Le prix de mes travaux, de mon sang, de mes pleurs
Je ne reverrai plus lieux de mon enfance
Ma riante prairie tout émaillée de fleurs.
Je ne reverrai plus la montagne lointaine
Dont le sommet neigeux se mêle dans l’azur
Et je n’entendrai plus de la cloche incertaine
Le son doux et rêveur onduler dans l’air pur. (bis).
Dans ma sombre prison, je cherche en vain l’étoile
Qui scintille le soir au firmament si beau
Je cherche la feuillée qui me servait de voile
Lorsque je m’endormais en gardant mon troupeau.
Ici quand je sommeille au milieu de mes larmes
Je rêve les parfums, la rosée du matin
Je rêve mon vallon, le bois rempli de charmes
Mais le bruit de mes fers me réveille soudain. (bis)
[Scène 2]
Sainte Marguerite apparaît ; en la voyant JEANNE s’écrie : Ô Sainte Marguerite ! que vous avez tardé longtemps… Sainte Catherine m’avait dit que ma captivité ne durerait que trois mois et ces trois mois sont écoulés… Enfin vous venez me délivrer !… Brisez mes chaînes et permettez-moi de retourner dans mon cher village de Domrémy.
SAINTE MARGUERITE : chante sur l’air du « Masque de fer » :
Non, je ne puis encor, Jeanne, briser tes chaînes
Te rendre tes vallons, tes champs semés de fleurs.
Mais je descends du Ciel pour adoucir tes peines.
Je viens pour essuyer tes yeux mouillés de pleurs…
Elle s’approche de Jeanne, la caresse et, de son voile étoilé d’or, lui essuie les yeux.
JEANNE : Vous ne venez donc pas me délivrer ?… Faudra-t-il que je meure avant d’avoir vu le triomphe complet de la France ? Cependant vous m’aviez promis que le royaume de Saint Louis conserverait la Foi, vous m’aviez assurée de ma délivrance et voyez, je suis dans les fers….. je ne puis plus rien pour le salut de ma patrie !…
SAINTE MARGUERITE, sur le même air :
Oui, je te l’ai promis, la victoire est certaine
Le Royaume des Francs conservera la Foi…
Jeanne, dans la prison, sous le poids de ta chaîne
Tu souffres pour ton Dieu, et tu sauves ton Roi. (bis)
JEANNE : Que vos paroles sont mystérieuses ! je ne puis en pénétrer le sens… Sainte Catherine m’en adressa de semblables après ma faute, lorsque m’étant jetée du haut des tour(((s))) à Beaurevoir, je voulais aller au secours des bons habitants de Compiègne… L’évêque de Beauvais dans ses interrogatoires m’a fait bien des reproches de cette désobéissance à mes voix, mais je m’en suis confessée et Sainte Catherine m’a dit que Dieu m’avait pardonné. Elle m’avait aussi promis de revenir, mais depuis mon séjour ici je ne l’ai pas revue ; cependant je ne me souviens pas de lui avoir désobéi… Oh ! je vous en prie, demandez-lui de venir me délivrer…
SAINT MARGUERITE (Air : «Dieu de paix et d’amour ») :
La Martyre viendra, célébrant ta victoire
Elle déposera la palme dans ta main
Elle te montrera de l’éternelle gloire
Le lumineux chemin. (bis)
[Scène 3]
Sainte Marguerite disparaît.
Jean Massieu entre ; il tient des rouleaux de parchemin ; en le voyant, JEANNE se lève et dit presque bas : Ah ! voici Jean Massieu.
JEAN MASSIEU : Jeanne, que faisiez-vous quand je suis entré ?
JEANNE : J’écoutais la voix de Sainte Marguerite.
JEAN MASSIEU : Comment vos voix vous appellent-elles ? n’est-ce pas « fille de Dieu, fille au grand coeur, fille de l’Eglise » ?…
JEANNE : Oui, tous les jours quand elles me parlent, elles m’appellent fille de Dieu, fille de l’Eglise.
JEAN MASSIEU : Puisque vous êtes fille de l’Eglise, pourquoi refusez-vous de dire le Pater Noster ?…
JEANNE : Je le dirai volontiers, et si l’autre jour j’ai refusé de le dire, c’était afin que Monseigneur de Beauvais m’entendit en confession.
JEAN MASSIEU : Pourquoi donc, après le sacre du Roi, aimiez-vous tant à être marraine et pourquoi laissiez-vous baiser vos vêtements et vos mains par tout le peuple ?… Vous avez même laissé dire que par votre vertu, la vie avait été rendue à un enfant mort.
JEANNE : Je ne laissais baiser mes vêtements et mes mains que le moins possible, mais il est vrai que j’aimais beaucoup à être marraine et à nommer les fils Charles et les filles Jeanne. Pour ce qui est de la résurrection de l’enfant, je ne savais pas que son retour à la vie me fût attribué et je suis convaincue que c’est Dieu seul qui a fait ce grand miracle.
[Ici Thérèse a inséré un feuillet volant nommé 16 bis – voir fichier suivant.]
JEAN MASSIEU : Ceux qui croient que vous venez de la part de Dieu se trompent-ils ?
JEANNE : Non, ils ne se trompent pas et j’ai offensé Dieu en disant devant tout le peuple que mes voix ne viennent point du Ciel. Le faux prêcheur qui m’exhortait au nom de l’Eglise est plus coupable que moi ; cependant je suis prête pour réparer ma faute à confesser publiquement.
JEAN MASSIEU : Ne reconnaissez-vous pas que Dieu ait fait souvent des prodiges en votre faveur ?… Jean d’Aulon, votre écuyer, a cependant rapporté qu’à Saint-Pierre-le-Moutier vous aviez dit avoir en votre compagnie cinquante mille de vos gens, alors que vous en aviez seulement quatre ou cinq… La victoire remportée par vous ce jour-là me semble être merveilleuse.
JEANNE : Il est vrai que Dieu m’a choisie bien souvent pour être l’instrument de ses merveilles, mais c’était afin de sauver la France qu’Il opérait ces prodiges… pour moi, Il a voulu que je souffre beaucoup. Combien de larmes n’ai-je pas versées en voyant les contradictions que je rencontrais auprès des grands de la cour ?… Il fallait aussi que mon sang se mêle à mes pleurs…. A l’assaut des Tourelles, une flèche m’ayant atteinte, je suis tombée et si je n’avais pas été secourue par mes Saintes, j’aurais dès ce moment été faite prisonnière, car déjà les Anglais m’environnaient de tous côtés. Mais l’heure marquée par Dieu n’était pas encore venue… Je ne savais pas alors les épreuves qui m’attendaient…. Dans mes lettres aux Anglais, je leur parlais toujours de paix, et je formais le rêve d’une croisade s’ils voulaient s’allier avec nous… Pour réponse je n’ai reçu que des menaces et des injures ; aussi les ai-je traités comme ils le méritaient… Maintenant je suis en leur pouvoir, mais j’espère la délivrance que mes voix m’ont promise ; j’ai pour moi le témoignage d’une conscience pure et je suis une bonne chrétienne soumise à l’Eglise malgré tout ce que disent mes ennemis.
JEAN MASSIEU : L’évêque de Beauvais est le représentant de l’Eglise, vous lui aviez promis de ne plus porter vos habits d’homme, pourquoi les avez-vous repris ?…
JEANNE : Je comptais bien tenir ma promesse, mais hier le geôlier m’ayant enlevé mes habits de femme, il a refusé absolument de me les rendre malgré mes instances et mes larmes… Je me suis vue contrainte à revêtir mon costume de guerrier. Je ne crois pas avoir violé mon serment ; d’ailleurs l’évêque de Beauvais n’a pas été fidèle au sien ; ne m’avait-il pas promis que désormais je serais gardée par des gens d’Église et non plus par les Anglais ?… C’était cette promesse seule qui m’avait fait dire que je ne porterais plus de vêtements d’homme, car je suis bien persuadée que dans la prison où je me trouve, je ne dois pas en porter d’autres, mes voix me l’ont dit et toutes les personnes qui croient à ma mission approuvent ma conduite à cet égard… que ma mission est de Dieu… Quand même le bûcher serait là et que je sentirais la flamme, je ne dirais jamais le contraire.
JEAN MASSIEU, d’une voix émue : Hélas ! peut-être douterez-vous bientôt de la réalité de votre mission…. Si vous saviez la nouvelle que je vous apporte !…
JEANNE : L’armée du roi aurait-elle essuyé quelque défaite ?… Quand cela serait, je ne douterais pas, car je suis assurée qu’avant que sept ans soient écoulés, les Anglais seront chassés de France….
JEAN MASSIEU : Il ne s’agit pas de l’armée française mais de vous. Ô Jeanne ! qu’il m’en coûte de vous annoncer cette terrible nouvelle… moi qui vous ai toujours été si dévoué… cependant il le faut, au péril de ma vie… et d’ailleurs, si je vous cache la vérité un autre vous la dira. (Après une pause, Jean Massieu, paraissant de plus en plus ému, dit en déployant le rouleau de parchemin :) Jeanne, votre sentence est prononcée, vous êtes condamnée à être brûlée publiquement aujourd’hui même.
JEANNE : Être brûlée !!!… Ô mon Dieu, est-il possible… j’aimerais mieux être décapitée sept fois !… Mais quel crime ai-je donc commis ?…
JEAN MASSIEU, lisant sur le parchemin : Vous êtes accusée d’être Hérétique, Relapse, Apostate, Idolâtre, Sorcière.
JEANNE : Hélas ! si j’avais été conduite à Rome, comme je l’ai tant de fois demandé, le Saint Père aurait bien reconnu que j’étais innocente… Oh ! j’en appelle à Dieu, le grand juge de l’univers, de la mort injuste que mes ennemis vont me faire souffrir…. (Elle se cache le visage dans les mains pour pleurer).
JEAN MASSIEU : N’avez-vous pas bon courage, Jeanne ? Ne croyez-vous pas que vous serez sauvée ?…
JEANNE, relevant la tête avec une noble fierté : Je crois fermement, comme mes voix me l’ont dit, que je serai sauvée ; je le crois aussi fermement que si j’y étais déjà…
JEAN MASSIEU : Je vais vous laisser seule afin que vous puissiez vous préparer plus librement à paraître devant Dieu… (Il se lève ; au moment de franchir le seuil de la porte il se détourne et dit d’une voix émue :) Jeanne, quand vous serez dans le Ciel, priez pour moi !
[Scène 4]
JEANNE seule : Est-il vrai que je vais être brûlée ?… Oh non ! j’espère encore la délivrance… mes voix me l’ont promise ! Saint Michel, c’est en vous que je mets ma confiance, oh ! venez briser mes liens…
[Scène 5]
L’ARCHANGE GABRIEL apparaît, il chante
sur l’air des « Adieux du martyr » :
Je ne suis pas le glorieux archange
Qui vint jadis t’armer pour le combat
Mais j’ai quitté la céleste phalange
Afin de te consoler ici-bas…
Moi, Gabriel, je volai sur la terre
Pour recueillir les larmes du Sauveur.
Je fus témoin de sa tristesse amère
Je vins du Ciel pour consoler son coeur. (bis)
Dans le jardin, au soir de l’agonie
Je soutenais le Seigneur Tout-Puissant
J’ai vu des pleurs sur sa Face bénie !…
J’ai vu couler son adorable sang !!!…
Mais j’éloignai des pécheurs les images
Au Dieu Sauveur j’ai montré ses élus…
Tu lui souris dans le lointain des âges
Jeanne, ton nom a consolé Jésus !… (bis)
JEANNE : Ô bel ange ! que votre voix est douce ! Je sens l’espérance renaître en mon coeur quand vous me parlez des souffrances de Jésus… Hélas ! je me suis presque révoltée en pensant à la trahison dont je suis l’objet, car je n’ignore pas que je suis vendue aux Anglais… et maintenant tous les Français m’abandonnent… mon Roi lui-même ne paraît pas se mettre en peine de ma mort !…
L’ARCHANGE GABRIEL, Il chante encore sur l’air des «Adieux du martyr» jusqu’à la fin :
Jésus voyait son apôtre lui-même
Qui le livrait à tous ses ennemis
Il se trouvait à ce moment suprême
Abandonné de ses plus chers amis…
Comme ton Dieu, tu n’as pour te défendre
Pas un des tiens, non, pas même le Roi
Mais vers ton coeur les Cieux daignent descendre
Jésus est là, Jeanne, tout près de toi. (bis)
JEANNE : Jésus est près de moi !… Pourquoi donc alors a-t-Il permis que les prêtres me condamnent ?… Si j’avais été jugée par les Anglais, je ne souffrirais pas tant de ma sentence… Mais c’est un évêque de ma patrie qui me déclare digne de mort !…
L’ARCHANGE :
Le Verbe Dieu, le Créateur du monde
Fut condamné par son peuple de choix
Cet univers que son amour inonde
Ne lui donna que les mépris… la Croix !…
Dans le Saint lieu, Caïphe le grand prêtre
A décidé la mort du Rédempteur
Et ce fut là pour notre Divin Maître
Sa plus amère et plus grande douleur !… (bis)
JEANNE : Oh ! que je suis consolée en voyant que mon agonie ressemble à celle de mon Sauveur… Cependant je ne sens pas sa Divine présence et la mort me fait encore peur !…
L’ARCHANGE :
Le Rédempteur mourant sur le Calvaire
De l’Eternel se vit abandonné
Il s’écria dans sa douleur amère :
« Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé?… »
Tu ne vois pas de Jésus la présence
Ils sont cachés, ses charmes ravissants…
Jeanne, ton coeur redoute la souffrance
Tu vois la mort et tu n’as que vingt ans !… (bis)
Fille de Dieu, pendant toute ta vie
Tu ressemblas à ton époux Jésus
Et maintenant Il voit ton agonie
Tous tes soupirs par Lui sont entendus
Vierge au grand coeur, Jésus voit ton angoisse
Il te soutient de son bras tout-puissant….
Pour toi, bientôt, à cette vie qui passe
Va succéder un éternel présent !!!… (bis)
[Scène 6]
L’Archange disparaît. Jeanne, restée seule, demeure la tête appuyée dans les mains ; son attitude traduit une profonde douleur mêlée de résignation. Au bout de quelques instants Jean Massieu entre.
JEAN MASSIEU : Pauvre Jeanne ! tout est prêt ; dans une demi-heure vous sortirez d’ici pour aller à la mort ou plutôt à la fin de vos maux… Mais peut-être avez-vous quelque dernier désir ? parlez sans crainte, je vous promets de faire l’impossible afin de vous satisfaire…
JEANNE : Oh ! oui, j’ai un désir et si vous pouviez m’obtenir la grâce que je souhaite, je vous en aurais une éternelle reconnaissance. Je voudrais avant de mourir recevoir une dernière fois la Sainte Communion… C’est Jésus caché sous les voiles de la blanche hostie qui pourra seul me donner la force de marcher à la mort… Quand je sentirai son Divin Coeur battre près du mien, il me semble que le feu de son amour me fera supporter avec courage l’ardeur du bûcher…
JEAN MASSIEU : Quoique je craigne un refus, je vais immédiatement demander cette grâce à Monseigneur de Beauvais. Vous ayant déclarée excommuniée, je crois qu’il ne pourra pas vous permettre la communion… Cependant, priez… le bon Dieu peut faire ce miracle en votre faveur !…
JEANNE : Oh merci !… le Seigneur vous rendra la consolation que vous me donnez !…
[Scène 7]
Jean Massieu sort ; après son départ Jeanne se met à genoux.
JEANNE : Oh mon Dieu ! je comprends maintenant la délivrance que mes voix m’annonçaient…. Ce n’était point celle que je rêvais… Mais c’était la mort !… la mort à vingt ans !… Oh ! que la gloire humaine est peu de chose, elle a passé pour moi comme la fumée qui s’évanouit en un moment !… Sous des brillants lauriers, mes ennemis ont creusé mon tombeau !… Je vais mourir !… Dans une heure il ne restera plus de moi qu’un peu de cendre…. Mais non, je me trompe, ô mon Dieu ! mon âme va s’élancer vers vous, je vais vivre pour ne plus jamais mourir… Un jour mon corps sortira de la poussière, il viendra se réunir à mon âme, il vous verra et possédera vous-même, Seigneur !… Pourquoi donc suis-je encore triste, pourquoi le bûcher me fait-il peur ?…
[Scène 8]
Sainte Catherine apparaît, vêtue d’une robe blanche, couronnée de roses et tenant la palme du martyre ; elle vient s’asseoir auprès de Jeanne qui sourit en la voyant.
SAINTE CATHERINE, prenant les mains enchaînées de Jeanne et les pressant sur son coeur : Je viens à toi, ô ma Soeur chérie ! je viens te consoler et te montrer la gloire que le Seigneur destine à ses élus. Ecoute les paroles de la Sagesse éternelle et tu comprendras pourquoi le Dieu d’amour a voulu que ton passage ici-bas soit rapide comme le vol de la colombe… Ecoute… et que ton coeur tressaille de joie…
Les âmes des justes sont dans la main de Dieu et le tourment de la mort ne les touchera pas ; ils ont paru mourir aux yeux des insensés, leur sortie du monde a passé pour un comble d’affliction… et cependant, ils sont en paix !… S’ils ont souffert des tourments devant les hommes, leur espérance est pleine de l’immortalité qui leur est promise… Leur affliction a été légère et leur récompense sera grande, parce que le Seigneur les a tentés et trouvés dignes de Lui. Il les a éprouvés comme l’or dans la fournaise… Il les a reçus comme une hostie d’holocauste… Les justes brilleront, ils étincelleront comme des feux qui courent au travers des roseaux… ils jugeront les nations et ils domineront les peuples, et leur Seigneur régnera éternellement.
JEANNE : Oh ! comme les paroles de la Sagesse éternelle répandent la paix en mon âme !… Est-il bien vrai que j’aurai le bonheur de voir Dieu et de partager les délices des Saints ?… Mais je ne suis encore qu’au printemps de ma vie ; quelle récompense puis-je attendre après un passage aussi court sur la terre ?…
SAINTE CATHERINE : Jeanne, écoute encore les paroles de la Sagesse incréée : c’est elle qui va t’instruire de ce que tu désires savoir : « Quand le juste (dit-elle) mourrait d’une mort prématurée, il se trouverait dans le repos, parce que ce qui rend la vieillesse vénérable n’est pas la longueur de la vie ni le nombre des années ; mais la prudence du juste lui tient lieu de cheveux blancs et la vie sans tache est une heureuse vieillesse… Comme le juste a plu à Dieu, il en a été aimé et le Seigneur l’a transféré d’entre les pécheurs parmi lesquels il vivait, il l’a enlevé de peur que son esprit ne fût corrompu par la malice du monde et que les apparences trompeuses ne séduisissent son âme….. Ayant peu vécu, il a rempli la course d’une longue vie, car son âme était agréable à Dieu ; c’est pourquoi Il s’est hâté de le tirer du milieu de l’iniquité….. Les peuples voient cette conduite sans la comprendre et il ne leur vient point dans la pensée que la grâce et la miséricorde de Dieu sont pour ses Saints et que ses regards favorables sont sur ses élus… Mais la jeunesse si tôt finie est la condamnation de la longue vie des pécheurs, ils verront la fin du sage et ils ne comprendront point le dessein de Dieu sur lui et pourquoi le Seigneur l’aura mis en sûreté… »
JEANNE : Ils ne le comprendront pas sur la terre, mais au dernier jour ; que leur douleur sera grande en voyant les justes glorifiés !… Hélas ! que diront ceux qui me persécutent maintenant quand ils verront réalisées en moi ces magnifiques promesses ?…
SAINTE CATHERINE, continuant d’emprunter les paroles de la Sagesse :
« Au dernier jour, les justes s’élèveront contre ceux qui les auront accablés d’afflictions. Les méchants à cette vue seront saisis de crainte et d’une horrible frayeur, ils diront en eux-mêmes : « Ce sont là ceux qui ont été autrefois l’objet de nos railleries et que nous donnions pour exemple de personnes dignes de toutes sortes d’opprobres !… Insensés que nous étions ! leur vie nous paraissait une folie et leur mort honteuse ; cependant les voilà élevés au rang des enfants de Dieu et leur partage est avec les Saints… De quoi nous a servi notre orgueil ?… Qu’avons-nous tiré de nos richesses ?… Toutes ces choses sont passées comme l’ombre et comme un vaisseau qui fend les flots agités, mais qui ne laisse après lui aucune trace de son passage… Ainsi nous ne sommes pas plutôt nés que nous avons cessé d’être, nous n’avons montré en nous aucune trace de vertu ». Voilà ce que diront les méchants, parce que leur espérance est comme la fumée que le vent dissipe ou comme le souvenir d’un hôte qui passe et qui n’est qu’un seul jour en un même lieu… Mais les justes vivront éternellement, le Seigneur tient en réserve leur récompense. C’est pourquoi ils recevront de sa main un royaume admirable et un diadème éclatant de gloire, Il les couvrira de sa main droite et il les défendra par son bras Saint !… »
JEANNE, avec une expression de bonheur indicible : Oh ! que je suis heureuse !… Maintenant la mort ne m’effraie plus, je la désire comme l’aurore de mon bonheur éternel. Sainte Martyre, ce soir, je serai votre soeur, je pourrai suivre avec vous l’Agneau Divin et chanter le cantique qu’il n’est permis qu’aux vierges de redire !…
SAINTE CATHERINE, se levant : A bientôt, ma Soeur chérie, dans quelques instants tu quitteras ce lieu d’exil. Comme la colombe sortie de l’arche et ne trouvant pas où se reposer sur la terre, tu vas voler vers l’arche Sainte et les portes du Ciel vont s’ouvrir pour te laisser entrer !…
JEANNE : Ô Douce Vierge ! n’oubliez pas votre promesse, venez à moi, soutenez mon courage pendant le martyre que je vais souffrir.
SAINTE CATHERINE : Oui, je vais t’accompagner et chanter la beauté du Ciel qui va s’ouvrir à tes yeux !… Je vais chanter la palme et les couronnes immortelles que les anges des Cieux s’apprêtent à te donner. (Elle dépose un baiser sur le front de Jeanne et disparaît).
[Scène 9]
JEANNE seule, chante ce couplet sur l’air : «Pourquoi m’avoir livré», etc.
Seigneur, pour votre amour, j’accepte le martyre
Je ne redoute plus ni la mort ni le feu
C’est vers vous, ô Jésus ! que mon âme soupire
Je n’ai plus qu’un désir, c’est vous [voir] ô mon Dieu.
Je veux prendre ma croix, doux Sauveur, et vous suivre
Mourir pour votre amour, je ne veux rien de plus
Je désire mourir pour commencer à vivre
Je désire mourir pour m’unir à Jésus. (bis)
[Scène 10]
JEAN MASSIEU entre : Jeanne, voici l’heure du sacrifice !… mais avant de quitter la prison, vous allez avoir la consolation de recevoir la Divine Eucharistie ; l’évêque de Beauvais m’a dit de ne rien vous refuser.
JEANNE : Je vous remercie de m’avoir obtenu cette faveur inappréciable ; avec Jésus en mon coeur, je vais marcher sans crainte à la mort. (Levant les yeux au Ciel) Ô mon Dieu ! Je vais donc vous recevoir dans ma prison, caché sous l’apparence d’un peu de pain, et mon action de grâce va se terminer au Ciel où je vais vous contempler dans un Face à face éternel !
JEAN MASSIEU : Ce n’est pas dans ce cachot que vous allez recevoir la Sainte communion, mais dans la prison voisine. Avant de partir, désirez-vous revêtir la robe blanche que vous avez demandée pour aller à la mort ?… (Il déploie une robe qu’il tenait roulée sous son bras).
JEANNE : Oui, je le veux bien ; il me semble que j’aurai par là une plus grande ressemblance avec mon Sauveur bien-aimé, qui lui aussi s’est vu revêtir d’une robe blanche dans le palais d’Hérode… Je ne désire pas aller au martyre en guerrière puisque la paix m’est assurée pour l’éternité, je veux me parer de la robe d’une Vierge qui va au-devant de son époux….
Jean Massieu lui délie ses chaînes afin qu’elle puisse mettre la robe ; alors on entend dans le lointain des voix qui chantent les litanies de la Sainte Vierge.
JEAN MASSIEU : Entendez-vous les voix des fidèles qui accompagnent le Saint-Sacrement ?… Déjà la procession longe les murs de la prison, mais nous avons encore le temps, les escaliers qui conduisent ici sont nombreux…
On entend distinctement ces invocations : « Regina Martyrum ora pro ea – Regina Virginum », etc, puis les voix semblent s’évanouir dans les sombres détours de la prison. Jeanne ayant revêtu la robe blanche, Jean Massieu lui remet ses chaînes et ils sortent.
[Scène 11]
Les Voix chantent :
Volez au martyre… volez !…
Voici pour vous la délivrance
Volez, volez, Jeanne de France
Volez au martyre… volez !…
C’est votre époux, c’est votre roi,
C’est Dieu pour qui vous combattez.
On ne voit pas les juges ; Jeanne est seule sur le bûcher avec le prêtre qui l’accompagne ; le bas de la scène est dissimulé avec des paravents où des lumières [et] des réchauds sont préparés afin de faire l’effet d’un embrasement.
On entend la voix de L’ÉVÊQUE DE BEAUVAIS : Jeanne, vous connaissez les nombreux sujets de votre condamnation : vous êtes Hérétique, Relapse, Apostate, Idolâtre, vous avez par vos sorcelleries fait couronner un roi hérétique, agitant au-dessus de sa tête pendant le sacre votre étendard enchanté… maintenant vous pouvez aller en paix, l’Eglise à laquelle vous avez refusé votre soumission ne peut plus vous défendre… Toute branche morte doit être séparée de la vigne et jetée au feu.
JEANNE : Évêque, c’est par vous que je meurs !… Je ne suis pas une hérétique, je suis fille de l’Eglise, et le roi pour lequel j’ai combattu est un roi très chrétien… Pour mon étendard, n’était-il pas juste qu’ayant été à la peine, il fût aussi à la gloire ?… Oh ! si j’avais été conduite à Rome, le Saint-Père aurait bien reconnu que je suis innocente, mais je suis heureuse de mourir pour ma patrie et je prie Dieu de ne pas punir mes ennemis. Je demande pardon à toutes les personnes que j’ai offensées sans le savoir et je pardonne moi-même à toutes celles qui ont causé ma mort… Très Sainte Trinité, ayez pitié de moi !… Saint Michel, Saint Gabriel… Sainte Catherine et Sainte Marguerite, priez pour moi.
L’ÉVÊQUE DE BEAUVAIS, avec colère : Est-ce bientôt fini ?… Qu’on allume le feu !…
JEANNE : Oh ! je vous en prie, ne permettez pas que je meure sans baiser une dernière fois la croix de mon Rédempteur. (Frère Martin lui présente une petite croix de bois qu’elle serre contre son coeur, mais elle ajoute :) Je voudrais avoir devant moi une croix d’Église.
FRÈRE MARTIN : Je vais en chercher une (Au bout d’un instant il revient, portant une croix).
JEANNE : Oh merci ! tenez-la bien haut, jusqu’à ce que je meure. Maintenant je puis voler au Ciel… oui, certainement, j’y serai avant ce soir.
FRÈRE MARTIN dit la poésie suivante ; elle fut composée par d’Avrigny :
Pour qui seraient les Cieux s’ils n’étaient pas pour toi !…
Ton prince était privé du sceptre légitime
Au Dieu qui fait les rois, tu t’offris en victime
Et tu fus acceptée ; Il t’appelle aujourd’hui
Il réclame l’offrande : elle est digne de Lui…
Ton front brille déjà des rayons du martyre
Le bûcher disparaît et se change en autel
Ange libérateur, prends ton vol vers le Ciel.
On allume le feu ; en le voyant monter, JEANNE s’écrie : Ah ! le feu… Frère Martin, descendez vite !…
Il descend ; alors on ne voit plus que le haut de la Croix. Jeanne tient ses yeux fixés sur elle.
On entend LES VOIX qui chantent sur l’air « Au sein de l’heureuse Patrie », etc. :
Nous descendons de la rive éternelle
Pour te sourire et t’emporter aux Cieux.
Vois en nos mains la couronne immortelle
Qui brillera sur ton front glorieux…
Refrain
Viens avec nous, Vierge chérie
O viens ! en notre beau Ciel bleu !…
Quitte l’exil pour la Patrie
Viens jouir de la vie
Fille de Dieu !…
JEANNE regarde le Ciel et dit : J’entends mes voix, elles m’invitent à voler aux Cieux… Non, mes voix ne m’ont jamais trompée et ma mission était de Dieu !… (Le feu et la fumée l’enveloppent de plus en plus ; alors elle s’écrie :) Oh ! le feu monte… Je brûle !… de l’eau, de l’eau bénite !… Jésus, venez à mon secours !!!…
LES VOIX :
De ce bûcher la flamme est embrasée
Mais plus ardent est l’amour de ton Dieu
Bientôt pour toi, l’éternelle rosée
Va remplacer le supplice du feu.
Refrain
Enfin, voici la délivrance
Regarde, ange libérateur
Déjà la palme se balance
Vers toi Jésus s’avance
Fille au grand coeur.
Vierge et martyre, un instant de souffrance
Va te conduire au repos éternel
Fille de Dieu, ta mort sauve la France
A ses enfants tu dois ouvrir le Ciel.
JEANNE chante ce refrain :
J’entre dans l’éternelle vie !…
Je vois… les anges, les élus…
Je meurs pour sauver ma patrie
Venez !… Vierge Marie…
Jésus !… Jésus !!!…
Jeanne incline la tête et semble s’affaisser sur le bûcher. Alors elle quitte sa robe blanche et les paravents étant retirés, on voit un magnifique trône. Sainte Catherine et Sainte Marguerite soutiennent Jeanne et Saint Michel est aussi près d’elle. Ils chantent sur l’air : « Oui, je le crois, elle est immaculée».
SAINTE MARGUERITE, couronnant Jeanne avec des roses :
Elle est à toi (bis) l’immortelle couronne. (bis)
SAINTE CATHERINE, lui mettant la palme dans la main :
Martyre du Seigneur, cette palme est à toi.
SAINT MICHEL, la faisant asseoir sur le trône :
Et le Dieu des armées t’a préparé ce trône
Il est à toi. (bis)
LES SAINTS, ensemble :
Oh ! reste dans les Cieux, Jeanne, Colombe pure
Echappée pour toujours au filet des chasseurs
Tu trouveras ici le ruisseau qui murmure
L’espace, avec des champs en fleurs.
[Jeanne ?] revêt une autre robe toute parsemée d’étoiles d’or ; pendant ce temps la voix de NOTRE SEIGNEUR se fait entendre. – (Air de Mignon, « Votre Ciel est d’azur, votre terre est fleurie et vous les contemplez d’un regard plein d’amour ») :
Ô ma Soeur Bien-Aimée, ta douce voix m’appelle
Et je brise le lien qui t’enchaîne en ces lieux
Oh ! vole jusqu’à moi, colombe tout belle
Viens, l’hiver est passé… Viens régner dans les Cieux.
Jeanne, ton ange te réclame
Et moi, le juge de ton âme
10 En toi toujours, je le proclame
J’ai vu brûler la flamme de l’amour.
Oh ! viens, tu seras couronnée
Tes pleurs, je veux les essuyer
Viens, mon épouse bien-aimée
15 Je veux te donner mon baiser. (bis)
On chante de nouveau le couplet précédent : Jeanne, ton ange, etc.
Avec tes compagnes
Viens sur les montagnes
Et dans les campagnes
Tu suivras l’agneau.
Ô ma bien-aimée
Chante en la vallée
De l’hymne sacrée
Le refrain nouveau.
De tous les Saints Anges
Les blanches phalanges
Chantent tes louanges
Près de l’Eternel. (bis)
Timide bergère
Vaillante guerrière
Ton nom sur la terre
Doit être immortel.
Timide bergère
Vaillante guerrière
Je te donne le Ciel !… (bis)
[Troisième Partie]
[LES TRIOMPHES AU CIEL]
[Scène 1]
Refrain
Prends ton essor (bis), ouvre tes blanches ailes (bis)
Et tu pourras voler en chaque étoile d’or…
Tu pourras visiter les voûtes éternelles
Prends ton essor. (bis)
Jeanne, plus d’ennemis, plus de prison obscure
Le brillant Séraphin va te nommer sa soeur
Épouse de Jésus, ton Bien-Aimé t’assure
L’éternel repos sur son Coeur !…
JEANNE chante ce refrain avec les SAINTS :
Il est à moi
(LES SAINTS :) Il est à toi (bis)
Ô ! quel bonheur extrême (bis)
Tout le ciel est à moi
(LES SAINTS :) Tout le ciel est à toi (bis)
Les anges et les Saints !… Marie !… Mon Dieu lui-même
(LES SAINTS :) Ton Dieu lui-même
Ils sont à moi
(LES SAINTS :) Ils sont à toi (bis)
LES SAINTS, seuls :
Des siècles ont passé sur la terre lointaine
Depuis l’heureux moment où tu volas au Ciel
Mille ans sont comme un jour en la Céleste Plaine
Mais ce jour doit être éternel.
JEANNE et LES SAINTS :
Jour éternel ! (bis) sans ombre, sans nuage
Nul ne me ravira ton éclat immortel
(LES SAINTS) te……. son……………
Du monde elle a passé, la fugitive image
A moi le Ciel
(LES SAINTS) A toi le Ciel (bis)
Dans le lointain on entend la voix de LA FRANCE qui chante :
Rappelle-toi, Jeanne, de ta Patrie !…
Rappelle-toi de tes vallons en fleurs !…
Rappelle-toi la riante prairie
Que tu quittas pour essuyer mes pleurs !!!…
Ô Jeanne ! souviens-toi que tu sauvas la France
Comme un ange des Cieux, tu guéris ma souffrance
Ecoute dans la nuit
La France qui gémit
Rappelle-toi !… (bis)
Rappelle-toi, Jeanne, de tes victoires
Rappelle-toi de Reims et d’Orléans
Rappelle-toi que tu couvris de gloire
Au nom de Dieu, le royaume des Francs !….
Au nom de Dieu, le royaume des Francs !….
Maintenant, loin de toi, je souffre et je soupire
Daigne encore me sauver !… Jeanne, douce Martyre !…
Oh ! viens briser mes fers !…
Des maux que j’ai soufferts
Rappelle-toi !… (bis)
JEANNE chante sur l’air « C’était dans un bois solitaire » :
Ô France !… Ô ma belle Patrie !…
Il faut t’élever jusqu’aux Cieux
Si tu veux retrouver la vie
Et que ton nom soit glorieux.
Le Dieu des Francs dans sa clémence
A résolu de te sauver
Mais c’est par moi, Jeanne de France
Qu’il veut encor te racheter
Viens à moi (bis)
Patrie si belle
Je prie pour toi
Ma voix t’appelle
Reviens à moi. (bis)
[Scène 2]
LA FRANCE s’avance lentement, elle s’est chargée de chaînes et tient sa couronne en ses mains :
Je viens à toi, toute chargée de chaînes
Le front voilé, les yeux baignés de pleurs
Je ne suis plus comptée parmi les reines
Et mes enfants m’abreuvent de douleurs
Ils ont oublié Dieu !… Ils délaissent leur mère !…
Ô Jeanne ! prends pitié de ma tristesse amère
Viens consoler mon coeur
Ange libérateur
J’espère en toi !… (bis)
Vois en mes mains ma couronne de reine
C’est sur ton front que je veux la poser
Jeanne, c’est toi, ma douce Souveraine
Fille de Dieu, sur les Francs viens régner !
Oh ! viens briser les fers de la France enchaînée
Qu’elle soit de l’Eglise encore fille aînée !…
Jeanne, écoute ma voix
Une seconde fois
Descends vers moi ! (bis)
Les VOIX chantent sur l’air : «Volez au Martyre» :
Fille de Dieu, Fille au grand coeur
Volez au secours de la France
En vous seule est son espérance
Volez, ange libérateur
Fille de Dieu, fille au grand coeur,
Volez au nom du Dieu Vainqueur.
Jeanne descend de son trône, s’avance vers la France, brise ses chaînes, lui pose la couronne royale sur la tête et la presse sur son coeur.
JEANNE : Oh ! ma France chérie ! c’est avec bonheur que j’obéis à mes voix qui m’invitent à voler encore à ton secours !… Désormais tu ne seras plus chargée de chaînes puisque ton coeur s’est tourné vers le Ciel… Si tu m’avais invoquée plus tôt, je serais depuis longtemps venue vers toi.
La France ayant les mains déchaînées veut poser son diadème sur le front de Jeanne, mais celle-ci prenant la couronne lui dit :
Non, je ne veux point ceindre mon front du diadème de France… laisse-moi le placer sur le tien, puisque désormais tu seras digne de le porter !…
La couronne des vierges me suffit et je ne veux pas d’autre sceptre que ma palme, car si je suis honorée dans le Ciel, ce n’est pas pour avoir été une illustre guerrière mais parce que j’ai uni la virginité au martyre !…
Maintenant je veux que mon étendard soit le tien. (Saint Michel le présente à Jeanne qui le donne à la France).
N’est-ce pas Jésus et Marie qui t’ont sauvée ?… L’auguste Reine du Ciel n’est-elle pas descendue trois fois de son trône afin de t’inviter à faire pénitence, et n’est-ce pas le monument splendide qui s’élève sur une [de] tes collines à la gloire du Sacré Coeur qui t’a mérité la grâce que tu reçois en ce jour ?…
LA FRANCE se lève et chante sur l’air des Rameaux :
Oui, pour te plaire, Ange libérateur
Je garderai le doux nom de Marie
Uni toujours à celui du Sauveur
Car ce sont eux qui me rendent la vie.
JEANNE et LES SAINTS chantent le refrain :
Ils sont passés les jours de pleurs
Ô France ! toujours chérie de la Sainte Eglise…
Désormais en tes grandeurs
Tu seras sa fille aînée et soumise.
Jeanne remonte sur son trône, après avoir embrassé LA FRANCE ; alors celle-ci s’unit aux VOIX de sa libératrice pour chanter ce qui suit :
Elle est montée vibrante jusqu’au Ciel
La voix sacrée du successeur de Pierre.
Il a parlé le Pontife immortel…
Le nom de Jeanne est brillant de lumière !…
Refrain
Bientôt nous verrons sur l’autel
Jeanne, la nouvelle Patronne de la France !…
Et la terre avec le Ciel
Chantera l’hymne de reconnaissance.