« Voici, je viens, pour faire, ô Dieu, ta volonté »
Au portail de la vie du Christ, il convient d’abord de s’attarder un bref instant sur le seuil. À en croire la scène de l’Annonciation, le mystère de l’Incarnation est le premier des mystères à considérer. Mais n’est-il vraiment qu’UN mystère parmis les autres ? Sans doute le dialogue de l’ange et de Marie semble-t-il débuter la série de ceux-ci. Pourtant, selon une vue plus profonde de la Tradition, un mystère d’une telle immensité éhappe en réalité à leur succession horizontale : il exprime plutôt ce qui, dans le Christ, relie verticalement chacun d’eux à sa source divine. Telle était la vision de saint Ignace de Loyola : admis en esprit au conseil divin, son retraitant se remémorait la décision trinitaire de la venue du Fils de Dieu dans la chair. Telle est la vision du Catéchisme et surtout de l’encyclique [Haurietis Aquas, 30], qui, avant de feuilleter l’Évangile, commence par inscrire, au fronton de la vie de Jésus, les mots du psaume que la lette aux Hébreux met sur les lèvres du Christ « entrant dans le monde » :
Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation ; mais tu m’as façoné un corps. Tu n’as agréé ni holocauste ni sacrifice pour les péchés. Alors j’ai dit : voici, je viens […] pour faire, ô Dieu, ta volonté.
Le Christ, en ce premier geste de son humanité, s’offre en oblation à son Père. Ce don complet de Lui-même est un adhésion amoureuse à l’emprise du Verbe et au dessin de Dieu qui l’a créé pour le sacrifice. Par l’oblation, c’est le sacrifice du Calvaire qui commence. Dès ce moment, Jésus est prêtre et victime et la rédemption s’opère.
Cette opération n’est pas un acte isolé ; elle est une disposition foncière de l’âme du Christ Jésus, aussi constante que l’emprise du Verbe et aussi actuelle que l’union à la volonté divine qui règle tous ses gestes. Dans cette offrande continuelle de lui-même Jésus trouve sa nourriture. C’est ce qu’il affirme lui-même aux apôtres, qui le pressent de manger après son entretien avec la Samaritaine :
J’ai quelque chose à manger que vous ne connaissez pas […] Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre.
L’humanité du Christ subsiste dans la personne du Verbe ; si elle s’en séparait par un péché, elle tomberait dans le néant. Mais non, cela n’est pas possible : l’union est indissoluble, et partant, l’impeccabilité du Christ est absolue. Mais puisque l’humanité subsiste dans le Verbe, c’est bien en Lui qu’elle trouve sa vie, et, réellement, la volonté humaine du Christ vit spirituellement de son adhésion à la volonté divine.
L’offrande est sincère et complète ; la réalisation de la volonté de Dieu est parfaite. Jésus se laisse donc porter par la volonté divine ; il va de lui-même là où elle le conduit, ici et là, à l’heure et suivant les modes qu’elle a fixés, au désert, au Thabor, à la Cène, à Gethsémani et au Calvaire. Pas un iota ne doit être omis de ce qu’elle a fixé.
L’œuvre terminée, il veut constater lui-même qu’il en est bien ainsi. Du haut de la Croix il jette son regard sur le rouleau des décrets divins où Dieu, par la main des prophètes, a fixé le détail des gestes de son Christ. Oui, tout a été réalisé. Jésus le constate et le fait remarquer :
Jésus ayant pris le vinaigre dit : « Tout est consommé », et la tête inclinée, il rendit l’esprit.
Toute la vie du Christ Jésus est enclose entre deux regards sur le livre des décrets divins qui le concernent. Entre l’oblation silentieuse du début qu’a découverte le regard pénétrant du prophète, et la consommation de la fin relatée par l’évangéliste, il n’y a de place que pour une offrande continuelle et un don complet de Lui-même à la volonté de Dieu.
Parce que l’âme du Christ, dès son entrée dans le monde, voyait la Face du Père, elle pouvait avoir entrevu en sa source toute l’étendue du mystère de la croix. […].
« Le Fils de Dieu, le Christ Jésus […] n’a pas été oui et non ; il n’y a eu que Oui en lui » (2 Corinthiens 1, 19). Or, parce que tous les moments d’une vie humaine n’ont pas la même densité et qu’il y en a de plus signifiants, ce Oui du Fils s’était exprimé de façon privilégiée à deux instants-clés de son itinéraire terrestre : à l’Heure de sa Pâque et à l’instant de son Incarnation. Chacun de ces deux Oui avait pris la forme de ce que le XVIIème français appellera une « consécration », c’est à dire un acte fondateur, et le contrecoup de chacun avait été une grande douleur dans l’âme du Christ.
La veille de sa passion, dans la chambre haute de Jérusalem, Jésus avait livré son corps et offert son sang comme s’il était déjà versé, disant : « Pour eux, je me consacre » (Jn 17, 19), – consécration eucharistique qui avait été suivie de l’agonie de Géthsémani. Et, parce qu’il s’adressait au Père plus encore qu’à nous (Jn 17, 1), on pouvait comprendre cet acte sacrificiel comme une réponse à une volonté signifiée de Dieu. Mais, de même que, par cette réponse, il avait ainsi acquiescé à l’exécution du mystère de son Heure, de même convenait-il, plus radicalement encore, qu’en entrant dans le monde, le Verbe fût appelé par le Père à donner son Oui à son incarnation rédemptrice tout entière. D’où, « au premier instant de sa vie en sa Mère » (Bérulle), cette illumination fondatrice de son Cœur par laquelle, lisant dans le « rouleau du Livre » (He 10, 7), où s’inscrivait une amoureuse prédestination respectueuse de sa liberté,…
… il reconnaît et adore l’ordre singulier et l’union hypostatique dans lequel il est établi […]. Il reconnaît, adore et accepte les dessins du Père sur lui […], la croix en laquelle il doit mourrir » (et) se « consacre à la vie, à la croix, à la mort qui s’ensuivra par après.
Toutes les causes de douleur étant donc présentes en son âme, à dater de cet instant primordial, l’on devait dire que, par un pénible contrecoup, « toute la vie du Christ fut sur une Croix et un martyre » (Imitation de Jésus Christ, III, c. 12, § 7).