1. Nous référant aux paroles du Christ qui, au sujet du mariage, s’est réclamé de l’ « origine », nous avons, il y a une semaine, fixé notre attention sur le premier récit de la création de l’homme tiré de Gn 1, 26-28. Aujourd’hui nous passerons au deuxième récit que l’on qualifie souvent de « yahviste » du fait que Dieu y est appelé « Yahvé ».
Le second récit de la création de l’homme, qui s’attache à décrire tant l’innocence et la félicité originelles que la première chute a, de par sa nature, un caractère tout différent. Et sans entrer déjà dans les détails du récit – que nous nous réservons de relever au cours d’analyses suivantes – nous devons constater que, dans sa formulation de la vérité sur l’homme, tout le texte nous stupéfie par sa profondeur caractéristique, différente de celle du premier chapitre de la Genèse. On peut dire que c’est une profondeur de nature surtout subjective et donc, en un certain sens, psychologique. Le chapitre 2 constitue en quelque sorte la plus ancienne description, le plus ancien enregistrement de la manière dont l’homme se comprend et, avec le chapitre 3, il forme le premier témoignage de la conscience humaine. Une réflexion approfondie sur ce texte – à travers toute la forme archaïque du récit qui rend évident son caractère mythique primitif [1] – permet d’y trouver « en germe » à peu près tous les éléments de l’analyse de l’homme auxquels est sensible l’anthropologie philosophique moderne et, principalement, contemporaine. On pourrait dire que Genèse 2 présente la création de l’homme spécialement sous l’aspect de sa subjectivité. En confrontant les deux récits nous parvenons à la conviction que cette subjectivité correspond à la réalité objective de l’homme créé « à l’image de Dieu ». Et ce fait est lui aussi – de manière différente – important pour la théologie du corps, comme nous le constaterons dans les analyses suivantes.
2. Il est significatif que, dans sa réponse aux pharisiens où il se réclame de l' »origine », le Christ se réfère avant tout à Gn 1,27 pour indiquer la création de l’homme : « A l’origine le Créateur les créa homme et femme » ; ce n’est qu’ensuite qu’il cite Gn 2,24. Les paroles qui décrivent directement l’unité et l’indissolubilité du mariage se trouvent dans le contexte immédiat du second récit de la création qui a pour trait caractéristique la création séparée de la femme Gn 2,18-23, tandis que le récit de la création du premier homme (mâle) se trouve dans Gn 2, 5-7. Ce premier être humain, la Bible l’appelle « homme » (‘adam), tandis que, par l' »origine » et le mystère de la création de la première femme, elle commence à l’appeler « mâle », « is », en relation avec « issah » (« femelle », parce qu’elle a été tirée du mâle, « is ») [2]. Il est également significatif que, se référant à Gn 2, 24, le Christ non seulement établit une liaison entre l' »origine » et le mystère de la création mais, également, nous conduit pour ainsi dire à la limite entre l’innocence primitive de l’homme et le péché originel. La seconde description de la création de l’homme a été, dans le Livre de la Genèse, fixée précisément dans ce contexte. Nous y lisons avant tout :
Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme, le Seigneur Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme. Alors celui-ci s’écria : « A ce coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée « femme », car elle fut tirée de l’homme » Gn 2, 22-23. « C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme et ils deviennent une seule et même chair (Gn 2, 24).
Or tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre (Gn 2, 25).
3. Puis, immédiatement après ces versets, commence Genèse 3, le récit de la première chute de l’homme et de la femme, rattaché à l’arbre mystérieux qui, déjà auparavant, avait été appelé « arbre de la science du bien et du mal » Gn 2, 17. Avec ceci, se présente une situation tout à fait nouvelle, essentiellement différente de la précédente. L’arbre de la connaissance du bien et du mal est une ligne de démarcation entre les deux situations originelles dont parle le Livre de la Genèse. La première situation est celle de l’innocence originelle où l’être humain (homme et femme) se trouve pour ainsi dire au dehors de la connaissance du bien et du mal jusqu’au moment où, transgressant la défense du Créateur, ils mangèrent du fruit de l’arbre de la connaissance. La seconde situation est, par contre, celle dans laquelle, après avoir désobéi au commandement du Créateur, comme le suggérait l’esprit malin symbolisé par le serpent, l’homme se trouve d’une certaine manière à l’intérieur de la connaissance du bien et du mal. Cette seconde situation détermine l’état de péché de l’homme, par opposition à l’état d’innocence originelle.
Bien que dans son ensemble le texte yahviste soit très concis, il suffit à différencier et à opposer avec clarté les deux situations originaires. Nous parlons ici de situations, ayant sous les yeux le récit qui est une description d’événements. Ne transparaît pas moins, à travers cette description avec tous ses détails, la différence essentielle entre l’état de péché de l’homme et celui de son innocence originaire. La théologie systématique découvrira dans ces deux situations antithétiques deux états différents de la nature humaine : status naturae integrae (état de nature intègre) et status naturae lapsae (état de nature déchue) [3]. Tout ceci ressort du texte « yahviste » de Gn 2-3, qui contient la plus antique parole de la révélation et a, évidemment, une importance fondamentale pour la théologie de l’homme et pour la théologie du corps.
4. Lorsque, se référant à l’ « origine », le Christ renvoie ses interlocuteurs aux paroles écrites dans Gn 2,24, il leur ordonne, en un certain sens, d’aller au-delà des limites qui, dans le texte yahviste de la Genèse, règnent entre la première et la seconde situation de l’homme. Il n’approuve pas ce que, « par dureté… de cœur », Moïse a permis, et se réclame des paroles du premier commandement divin qui, dans ce texte, est expressément lié à l’état d’innocence originaire de l’homme. Ce qui signifie que cet ordre n’a rien perdu de sa vigueur bien que l’homme ait perdu son innocence primitive. La réponse du Christ est décisive, sans équivoque. Aussi devons-nous en tirer les conclusions normatives qui ont une signification essentielle non seulement pour l’éthique, mais aussi et surtout pour la théologie de l’homme et pour la théologie du corps qui, comme moment particulier de l’anthropologie théologique, se constitue sur la base de la parole de Dieu qui se révèle. Nous tâcherons d’en tirer de telles conclusions durant notre prochaine rencontre.
Notes
[1] Si dans le langage du rationalisme du XIXe siècle le terme mythe indiquait ce qui n’entrait pas dans la réalité, le produit de l’imagination (WUNDT) ou ce qui est irrationnel (LEVY-BRUHL), le XXe siècle a modifié la manière de concevoir le mythe. L. WALK voit dans le mythe la philosophie naturelle, primitive et a-religieuse ; R. OTTO le considère comme un instrument de connaissance religieuse ; pour C. G. JUNG, par contre, le mythe est une manifestation des archétypes et l’expression de l' »inconscient collectif », symbole des processus intérieurs. Mircea ELIADE découvre dans le mythe la structure de la réalité qui est inaccessible à l’enquête rationnelle, empirique : le mythe transforme, en effet, l’événement en catégorie et rend capable de percevoir la réalité transcendante ; il n’est pas seulement un symbole des processus intérieurs, comme l’affirme JUNG, mais un acte autonome de l’esprit humain au moyen duquel se réalise la révélation (cf. Traité d’histoire des religions, Paris 1949, p. 363 ; Images et Symboles, Paris 1952, p. 199-235). Selon P. TILLICH le mythe est un symbole, constitué par les éléments de la réalité, qui sert à représenter l’absolu et la transcendance de l’être auxquels tend l’acte religieux. H. SCHLIER souligne que le mythe ne connaît pas les facteurs historiques et n’en a pas besoin en ce sens qu’il décrit ce qui est destin cosmique de l’homme qui est toujours tel quel. Le mythe, enfin, tend à connaître ce qui est inconnaissable. Selon P. RICOEUR : « Le mythe est autre chose qu’une explication du monde, de l’histoire et de la destinée ; il exprime, en terme de monde, voire d’outre-monde ou de second monde, la compréhension que l’homme prend de lui-même par rapport au fondement et à la limite de son existence. […] Il exprime dans un langage objectif le sens que l’homme prend de sa dépendance à l’égard de cela qui se tient à la limite et à l’origine de son monde » (P. RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 383). « Le mythe adamique est par excellence le mythe anthropologique. Adam veut dire Homme ; mais tout mythe de l' »homme primordial » n’est pas « mythe adamique », qui … est seul proprement anthropologique ; par là trois traits sont désignés : – le mythe étiologique rapporte l’origine du mal à un ancêtre de l’humanité actuelle dont la condition est homogène à la nôtre […] ; – le mythe étiologique est la tentative la plus extrême pour dédoubler l’origine du mal et du bien. L’intention de ce mythe est de donner consistance à une origine radicale du mal distincte de l’origine plus originaire de l’être-bon des choses […]. Cette distinction du radical et de l’originaire est essentielle au caractère anthropologique du mythe adamique ; c’est elle qui fait de l’homme un commencement du mal au sein d’une création qui a déjà son commencement absolu dans l’acte créateur de Dieu ; – le mythe adamique subordonne à la figure centrale de l’homme primordial d’autres figures qui tendent à décentrer le récit, sans pourtant supprimer le primat de la figure adamique. […] Le mythe en nommant Adam, l’homme, explicite l’universalité concrète du mal humain ; l’esprit de pénitence se donne dans le mythe adamique le symbole de cette universalité. Nous retrouvons ainsi […] la fonction universalisante du mythe. Mais en même temps nous retrouvons les deux autres fonctions, également suscitées par l’expérience pénitentielle […]. Le mythe proto-historique servit ainsi non seulement à généraliser l’expérience d’Israël à l’humanité de tous les temps et de tous les lieux, mais à étendre à celle-ci la grande tension de la condamnation et de la miséricorde que les prophètes avaient enseigné à discerner dans le propre destin d’Israël. Enfin, dernière fonction du mythe, motivée dans la foi d’Israël : le mythe prépare la spéculation en explorant le point de rupture de l’ontologique et de l’historique » (P. RICOEUR. Finitude et culpabilité, II, Symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960, pp. 218-227).
[2] Quant à l’étymologie, il n’est pas exclu que le terme hébreu is’ dérive d’une racine qui signifie « force » (‘is’ ou ‘ws’) ; par contre ‘issâ est lié à une série de termes sémitiques dont le sens oscille entre « femelle » et « épouse ». L’étymologie proposée par le texte biblique est de caractère populaire et sert à souligner l’unité de provenance de l’homme et de la femme ; ceci semble confirmé par l’assonance des deux termes.
[3] « Le langage religieux lui-même requiert la transposition de ‘images’ ou plutôt ‘modalité symbolique’ à ‘modalité conceptuelle’ d’expression. A première vue cette transposition peut sembler n’être qu’un changement purement extrinsèque (…). Le langage symbolique semble inapte à prendre la voie du concept pour un motif qui est particulier à la culture occidentale. Dans cette culture le langage religieux a toujours été conditionné par un autre langage, le philosophique qui est le langage conceptuel par excellence (…). S’il est vrai que le vocabulaire religieux est compris seulement dans une communauté qui l’interprète et suivant une tradition d’interprétation, il est tout aussi vrai qu’il n’existe pas de tradition d’interprétation qui ne soit pas « médiate » à quelque conception philosophique. Ainsi le mot « Dieu », qui dans les textes bibliques reçoit sa signification de la convergence des divers modes du discours (récits et prophéties, textes de législation et livres sapientiaux. proverbes et hymnes) – cette convergence étant vue tant comme le point d’intersection que comme l’horizon fuyant à toute et n’importe quelle forme – doit nécessairement être absorbé dans l’espace conceptuel pour être réinterprété dans les termes de l’Absolu philosophique comme moteur premier, cause première, Actus Essendi, être parfait, etc. Notre concept de Dieu appartient donc à une ontothéologie, dans laquelle s’organise l’entière constellation de la parole-clé de la sémantique théologique, mais dans un cadre de significations dictées par la métaphysique » (Paul RICOEUR, Ermeneutica biblica, Brescia 1978. Titre original : Biblical Hermeneutics, Montana 1975). Quant à la question de savoir si la réduction métaphysique exprime réellement le contenu que cèle en soi le langage symbolique et métaphorique, il s’agit d’un thème à part.