Peut-il encore exister une place pour la différence entre hommes et femmes ? Notre société, qui traverse une crise majeure de l’identité des genres, est-elle encore en mesure de reconnaître une identité distincte pour chaque sexe ?
Les réflexions actuelles sur la mixité prennent souvent comme point de départ l’égalité entre les sexes. Tout à fait légitime, cette égalité est cependant souvent synonyme d’un égalitarisme tendant à niveler une différence entre hommes et femmes. Mais pour le judéo-christianisme, le respect de l’altérité est un préalable pour une véritable relation à l’autre ; pour lui, une négation de cette différence empêche une vraie rencontre entre les sexes, tout au moins en compromet-elle sérieusement le succès.
La tradition chrétienne affirme que la différenciation sexuelle est un don de Dieu, parce qu’elle est la condition d’une reconnaissance réciproque et sans confusion de l’homme et de la femme.
Le propos de notre article n’est pas de remettre en question le statut de la femme dans la société telle qu’il est compris aujourd’hui, nous cherchons simplement à souligner l’importance de garder des repères identitaires pour les hommes comme pour les femmes car nous pensons que « la différence sexuelle est structurante » [2]. Paul Laurent Assoun exhortait à ne pas transformer l’évidence de la différence en énigme [3].
La volonté de ne plus dévaloriser la femme, ce qu’on ne peut qu’approuver sans réticence, conduit ainsi à l’aveu, au moins implicite, d’une nouvelle difficulté : comment dire la différence sans restaurer l’inégalité ?
Ce premier constat débouche sur un autre : la représentation des genres par la société serait d’ordre purement socioculturelle, l’idée de nature étant ici fortement contestée, ce relativisme issu de l’idéalisme connaît aujourd’hui un certain succès. La théorie du gender est caractéristique d’une détermination du soi par soi : on assiste au glissement d’une nature sexuelle reçue comme un don à une orientation sexuelle déterminée par le sujet. La notion de nature n’est cependant pas totalement perdue mais revisité par une biologie hérité de Darwin donnant naissance à une sociobiologie matérialiste : selon cette discipline tout acte humain est déterminé par l’hérédité ou le fonctionnement neuronal.
Étant donné qu’elle touche à ce qu’il y a de plus intime dans l’être, la distinction des sexes est non seulement une question sociale mais aussi, et avant tout, une question spirituelle. Les représentations de notre société sont issues de notre héritage judéo-chrétien, et même une culture réactionnaire – parce qu’elle est réactionnaire justement – ne s’oppose qu’à des valeurs existantes. Il sera donc profitable de comprendre comment la pensée juive, à abordé la question des genres. L’éthymologie nous donnes déjà une piste préalable : étymologiquement « sexe » proviens du latin sexus, dérivé du verbe secare qui signifie « divisé, séparé ». L’humanité est coupée en deux sexes – « genres » – et chacun est séparé de l’autre sexe : celui qu’il n’a pas et qu’il n’est pas (Xavier Lacroix). Nous allons voir comment le judaïsme a compris cette séparation et l’a assumée dans une pensée de l’altérité.
La différenciation dans le Pentateuque
Donnons d’emblé une clef de lecture fondamentale pour comprendre le contexte : le judaïsme n’aime pas le mélange, les prescriptions du Lévitique sont là pour nous le rappeler. Laissons de côté l’éventuel réflexe identitaire d’un peuple en situation d’exil (qui cherche à préserver ses valeurs face à la population qui l’environne) pour nous pencher sur le fond de la réflexion juive : accepter le mélange c’est retourner au chaos, au tohu bohu des origines (Gn 1, 2), Dieu au contraire crée en séparant (Gn 1). Toute la pensée juive est bâtie sur la conception d’un ordre du monde intégrant la différence et le refus du mélange. Dans la pensée juive seule la différence assumée permet l’altérité, on peu même dire que cette pensée est avant tout une pensée de l’altérité.
Parce qu’Il se révèle comme un Père qui transcende la maternité cosmique de la nature, le Dieu vivant de la Révélation crée par sa Parole en séparant. Par des séparations successives, Il donne aux êtres leur identité spécifique et Il ordonne ainsi l’univers en le tirant de la confusion originelle de la matière (cf. Gn 1, 1-10) […] Si la symbolique biblique reprend cette relation fondamentale de l’homme et de la femme dans le couple, on comprend qu’elle voie la femme du côté de l’Esprit qui donne la vie et l’homme du côté de la Parole qui donne l’identité autonome en séparant.
Prêtons tout d’abord attention sur le refus du mélange juifs/païens. L’organisation du Temple et l’utilisation de ses cours sont une bonne illustration du rejet de la confusion. Les cours – de formes carrées – étaient disposées de façon concentrique par rapport au Temple. La cour la plus extérieure, le « parvis des gentils », emboîtait toutes les autres, elle était assignée aux prosélytes. Pour entrer plus avant dans les cours intérieures du Temple il fallait disposer de l’état correspondant : le « parvis des femmes » était réservé aux femmes juives, un peu plus proche du Temple, le « parvis d’Israël » était réservé aux hommes juifs, la cour la plus intérieure n’était réservée qu’aux prêtres et aux lévites, et seul le grand prêtre pouvait accéder dans le saint des saints une fois par an pour invoquer le tétragramme au nom de tout Israël. Cette disposition des cours et du Temple pour l’organisation du culte est une représentation du cosmos : de même que le cosmos a été ordonné par Dieu, de même le Temple.
Le peuple juif est élu en vue du salut de tous, et non au détriment des autres nations. Après la chute, Dieu va conclure des alliances successives avec un peuple de plus en plus restreint, mais le principe reste toujours le même : c’est par le singulier que Dieu touche l’universel, un est élu pour que tous soient élus [29]. L’élection implique une responsabilité à l’égard de toute la création qui met à part. Dans la société juive on retrouve cette idée à tous les niveaux : ainsi les lévites sont mis à part pour le service de la communauté (Nb 3, 1-13). S’il y a bien une inégalité d’état due à l’élection celle-ci est seconde, ce qui compte c’est de préserver l’ordre du monde et cela passe par la distinction du rôle de chacun. Ainsi, la reconnaissance de la différence évite la confusion entre les genres. C’est dans ce souci de préserver l’ordre du monde que le Lévitique distinguera le pur de l’impur :
Tous les animaux qui ne sont pas conformes aux caractéristiques de l’ordre du monde, telles que l’Israélite se les représente, sont impurs, c’est-à-dire qu’ils comportent une menace pour ceux qui les touchent. Quelle menace ? Celle du désordre, ce surgissement toujours possible du chaos primitif (cf. Gn 1, 2) […] La femme qui vient d’accoucher (Lv 12) est impure parce qu’elle a été, un moment, lors de son accouchement, un être hybride, double en quelque sorte : elle est cet autre sorti d’elle. Un moment, elle a été une menace de désordre, comme un espace dangereux ouvert dans l’ordre des choses : un ne peut devenir deux sans qu’au moment même où cela se produit un désordre surgisse !
Le Lévitique passe ensuite en revue différents cas d’impureté sexuelle reconnus comme tels par l’auteur, les relations sexuelles en font partie :
Autre « impureté » très intéressante pour notre réflexion : « Quand une femme a eu des relations sexuelles avec un homme, ils doivent se laver à l’eau et ils sont impurs jusqu’au soir » (Lv 15, 18). L’acte sexuel fait donc lui aussi courir un risque, puisqu’il rend impur. Pourquoi ? A mon avis parce que l’acte sexuel est le moment où l’homme et la femme abolissent la limite qui les sépare et les différencie, et où ils risquent de former un instant un être hybride, sorte d’androgyne indifférencié. Là encore la crainte est de brouiller les frontières. En l’occurrence, l’homme et la femme ne doivent jamais oublier, même lorsqu’ils semblent l’abolir dans l’acte sexuel, le rôle ordonnateur de la différence sexuelle, dont le respect garantit l’ordre du monde.
Dans cette logique de préservation de l’ordre du monde, le Lévitique dénoncera touts les actes sexuels tendant à abolir la différence – sexuelle ou d’un autre ordre. Ainsi : l’inceste (Lv 18, 6-10), la zoophilie (Lv 18, 23), ou encore l’homosexualité (Lv 18, 22). C’est dans le cadre de cette représentation du monde qu’il nous faut considérer la manière juive de comprendre la différence sexuelle. Dans ce contexte la circoncision ne peut être lue comme une castration de l’individu, comme certaines lectures psychologiques ont pu le faire, mais au contraire comme un « acte de virilisation » [8] distinguant plus nettement les deux sexes [9] :
C’est un contresens d’assimiler la circoncision à la castration même si – ou surtout du fait que – à travers certaines influences culturelles occidentales la circoncision pouvait perdre plus ou moins totalement son sens véritable et être contaminée par le complexe de castration. Dans le thème original, il s’agit d’un dévoilement – le Zohar appelle le gland la « tête du juste ». Il s’agirait donc d’une virilisation. Le prépuce, d’autre part, en raison de certaines hypothèses embryologiques et du fait de sa forme de « fourreau » constitue un symbole femelle. La circoncision est donc une émergence de la virilité hors de l’animalité en même temps que sa différenciation plus décisive par rapport à la féminité.
Comme dans la plupart des autres cultures les auteurs des textes sacrés reconnurent d’abord la violence transparaissant dans la sexualité, ils cherchèrent à la canaliser en mettant en place des lois condamnant lourdement toutes pratiques sexuelles représentant un danger non seulement pour les personnes mais aussi pour l’ordre social en interférant dans son fonctionnement. La sexualité se trouva donc régulée par des rites et des interdits, en commençant par l’interdit le plus immédiat : l’interdit de l’inceste.
Une autre préoccupation, plus théologique, va retenir l’attention des auteurs de la bible : éviter la confusion entre sexualité et sacré. Le divin ne doit pas être représenté par une activité sexuelle, les prophètes dénonceront toutes pratiques liées à la prostitution sacrée [30] :
Je ne ferai pas le compte des prostitutions de vos filles, des adultères de vos belles-filles, puisqu’eux-mêmes – les prêtres – s’en vont à l’écart avec les prostituées et partagent les sacrifices avec les courtisanes sacrées : un peuple qui a si peu de discernement va à sa perte.
Si Dieu ne peut être sexué, c’est que, à l’inverse des divinités païennes, il échappe à l’ordre du monde créé : Dieu est Saint (Qôdèš), séparé ; Dieu n’est pas comme nous, et c’est parce qu’il est autre que nous pouvons entrer en relation avec lui. L’interdit prescrit à Adam et Eve de s’abstenir de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans le jardin d’Eden impose a ces derniers une limite qui les empêche d’entrer dans une relation fusionnelle avec Dieu (Gn 2, 17). L’interdit est encore limite d’un désir de puissance que l’on peut vouloir éprouver sur l’autre (Philippe Mercier). Après la chute, les chérubins postés à l’orient du jardin d’Eden ainsi que l’épée flamboyante (Gn 3, 24) évitent la tentation du retour à l’origine, et donc de la fusion.
Le concept d’altérité est en deçà de la fusion, la différence – bien loin d’être une limite – favorise l’altérité. Dieu cherche à entrer en relation avec son peuple, c’est lui qui prend l’initiative : il crée avec l’homme une alliance dont – en définitive – il est le seul garant, nous avons ici la conception de l’alliance unilatérale [13]. Mais cette alliance se double d’une alliance bilatérale : cette dernière permet d’ouvrir un espace pour une libre réponse de l’homme, en lui permettant de coopérer à son salut par l’exercice d’une liberté responsable. Il y a donc altérité dans la relation de l’homme avec Dieu. Alors que l’on aurait pu penser que l’initiative première de Dieu enlève toute liberté à l’homme, c’est au contraire cette initiative qui permet à l’homme une relation d’altérité, basée sur la différence. La lettre aux Éphésiens transposera la catégorie Dieu/peuple de l’alliance en celle de Christ/Église comme modèle [15] pour les époux (Ep 5, 21-32).
Comment la Genèse situe t’elle dans ce contexte la différence homme/femme ? Selon la lecture de Xavier Léon-Dufour [16] la Genèse comprend d’abord cette différence comme liée à la fécondité de Dieu qui transmet la vie et domine l’univers : « Dieu créa l’humain à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa. Dieu les bénit et Dieu leur dit : ‘Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la […]’ » (Gn 1, 27-28) [17]. Ce ne serait que dans un second temps que auteurs de la Genèse auraient ajouté un élément plus fondateur pour expliquer cette différence : La nécessité pour l’homme de vivre en société : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie » (Gn 2, 18). La fécondité et l’altérité sont les deux éléments bibliques introduisent l’homme et la femme dans un contexte social. Cependant, la lecture que Léon Dufour fait du premier texte de la Genèse est peut-être à tempérer : Éric Fuchs fait remarquer qu’en créant l’humain « homme et femme » à son image, Gn 1, 27-28 explique déjà que le sens même de la différence est la relation, [18] « il s’agit de recréer à partir de la dualité une relation » (Édouard Robberechts) [19].
Pour conclure sur ce point tentons un rapprochement en psychologie : cette intégration de la différence comme condition nécessaire de l’altérité n’est pas sans rappeler un détachement que doit accepter le petit enfant pour grandir. Dans la conscience de l’enfant, le monde (en particulier sa mère) est dans le prolongement de lui-même, pour qu’il prenne conscience de son existence individuée il lui faut se séparer de sa mère, et c’est le père de l’enfant qui joue le rôle séparateur, interdisant ainsi la fusion. Le sens de cette séparation peut bien être assimilé à un acte créateur : le père sépare l’enfant de sa mère pour qu’il puisse grandir.
La mixité chez saint Paul
Au regard de sa réputation de misogyne, on trouvera peut-être incongru de s’en référer à saint Paul pour aborder une pensée chrétienne sur la mixité. Cette réputation de l’apôtre est essentiellement due à une péricope de la première lettre au Corinthien portant sur le voile des femmes (1 Co 11, 2-16). Paradoxalement c’est sur cette péricope que nous allons maintenant nous appuyer pour exposer la doctrine paulinienne sur le sujet qui nous occupe ! Pour cela il nous faut dépasser les apparences et nous en référer au texte.
Je vous félicite de ce qu’en toutes choses vous vous souvenez de moi et gardez les traditions comme je vous les ai transmises. Je veux cependant que vous le sachiez : le chef de tout homme, c’est le Christ ; le chef de la femme, c’est l’homme ; et le chef du Christ, c’est Dieu. Tout homme qui prie ou prophétise le chef couvert fait affront à son chef. Toute femme qui prie ou prophétise le chef découvert fait affront à son chef ; c’est exactement comme si elle était tondue. Si donc une femme ne met pas de voile, alors, qu’elle se coupe les cheveux ! Mais si c’est une honte pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou tondus, qu’elle mette un voile. L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et le reflet de Dieu ; quant à la femme, elle est le reflet de l’homme. Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme ; et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion, à cause des anges. Aussi bien, dans le Seigneur, ni la femme ne va sans l’homme, ni l’homme sans la femme ; car, de même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît par la femme, et tout vient de Dieu. Jugez‐en par vous‐mêmes. Est‐il convenable que la femme prie Dieu la tête découverte ? La nature elle‐même ne vous enseigne‐t‐elle pas que c’est une honte pour l’homme de porter les cheveux longs, tandis que c’est une gloire pour la femme de les porter ainsi ? Car la chevelure lui a été donnée en guise de voile. Au reste, si quelqu’un se plaît à ergoter, tel n’est pas notre usage, ni celui des Églises de Dieu.
Certes, la construction de la péricope porte concrètement sur la coiffure des femmes, mais pour traiter la question Paul aura recours à huit reprises au binôme homme/femme : il se situe dans une problématique de relations entre les genres. L’apôtre parle à deux reprise de ce qui convient, quand il dit cela il ne se préoccupe pas simplement de conventions sociales soumises à la conjecture, l’important n’est pas le voile mais ce qu’il signifie : dans un contexte culturel donné Paul souhaite que la femme soit respectée dans sa réalité et son être profond, si dans un contexte culturel différent le voile ne portait pas cette signification il deviendrait inutile, voir même un obstacle. L’exhortation envers les hommes n’est pas oubliée bien qu’elle semble moins désavantageuse pour ces derniers. Cette différence de traitement peut nous sembler injuste mais à cette époque elle était comprise comme une marque même d’attention à la différence entre les sexes. En fait, Paul cherche à mettre en garde contre la confusion des rôles à partir des repères culturels de son époque, il cherche à souligner la différence en distinguant les fonctions respectives des sexes au sein de l’humanité, concluant son argumentation par une référence à la Genèse : « Car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme. Et l’homme n’a pas été créé pour la femme mais la femme pour l’homme » (1 Co 11, 8-9 ; cf. Gn 2, 22-24). Et c’est dans cette perspective qu’il comprendra la complémentarité et l’égalité entre les hommes et les femmes : « Pourtant, la femme est inséparable de l’homme et l’homme de la femme, devant le Seigneur. Car si la femme a été tirée de l’homme, l’homme naît de la femme et tout vient de Dieu » (1 Co 11, 11-12). Se faisant il rapproche l’homme et la femme, posant ainsi leur unité [20]. Il y a unité donc, posée sur une reconnaissance de l’identité de chaque sexe, tout le contraire d’une égalité basée sur une indifférenciation sexuelle.
« Je suis un mystère à moi-même » [21]
Nous avons vu plus haut deux points de vue anthropologiques entre nature et culture apparemment inconciliables, interrogeons la pensée chrétienne en nous plaçant respectivement sous ces deux points de vue. Commençons par le concept de nature, le christianisme tiens ce concept mais le place d’emblée sur un plan métaphysique : reprenant la formulation de Boèce, Thomas d’Aquin définira la personne comme « substance individuelle de nature raisonnable » [22]. La nature de l’homme est comprise comme spirituelle, c’est à dire supposant une volonté rendant apte à poser des actes libres, elle n’est donc pas complètement déterminée à son origine, « si la personne est donnée d’emblée elle est aussi ‘à faire’ » [23]. Par une approche anthropologique originale Édith Stein décrira de quelles manières une personne se qualifie elle-même grâce à sa dimension spirituelle [24].
Du côté plus subjectif de la liberté de la personne concédons que celle-ci ne se détermine pas complètement par elle-même, quelque chose de son être la précède et lui échappe et pas seulement l’histoire dans laquelle elle est immergée : elle ne s’est pas donnée elle-même la vie. Il lui faut se disposer à recevoir son être comme un don.
Bien loin d’opposer ces deux conceptions anthropologiques nature/culture l’apprentissage d’une identité sexuelle devrait les conjuguer : il s’agit pour nous de devenir ce que nous devons être. Le concept de nature tel que nous le comprenons implique une finalité qui nous précède et nous dépasse mais à laquelle nous coopérons. Nous ne déterminons pas totalement notre identité mais celle-ci se parachève par notre libre coopération. Édith Stein concevait l’être humain comme un sujet en « devenir » d’être une personne, c’est même sa « vocation », un appel à être qui trouve ultimement son achèvement dans le Christ.
Conclusion
En sortie de cet article posons une dernière fois notre paradigme : être égal ne signifie pas forcément être même, autrement dit « différence » n’est pas synonyme d’ « inégalité », alors osons la différence. L’importance pour le monde d’aujourd’hui de retrouver le sens de la différence se recoupe avec la signification profonde de chaque personne. Déjà, avec le récit de Babel, le peuple juif nous avait mis en garde contre une uniformisation de la diversité des genres où tous parleraient « de mêmes langues et de même mots » [27] risquant ainsi la confusion dans l’indifférenciation et menant au chaos [28]. Ce sera le propre de la Pentecôte que de toucher les hommes dans leur diversité même (Ac 2, 6-11), restant ainsi dans la continuité des écrits anciens. Peut-être au fond pouvons-nous voir notre situation contemporaine comme une chance nous permettant de redéfinir plus justement les rôles revenant à chacun ? Ce défit est toujours à relever, il le sera sans doute très longtemps… tant qu’il y aura des hommes et des femmes.
Notes
[1] Éric FUCHS, Le désir et la tendresse, Albin Michel/Labor et Fides, Mayenne, 1999, p. 190.
[2] Xavier LACROIX, Les mirages de l’amour, Bayard/Centurion, Paris, 1997, p. 35, n. 23.
[3] Cf Paul Laurent ASSOUN, cité par Éric FUCHS, « Difficiles paroles de la différence » in Lumière et vie n°194, Lyon, 1989, p. 85.
[4] Éric FUCHS, « Difficiles paroles de la différence », art. cit., p. 85.
[6] Éric FUCHS, Le désir et la tendresse, op. cit., pp. 56-57.
[7] Ibid., p. 58.
[8] Ibid., p. 60.
[9] Sans doute peut-on étendre cette logique de distinction des sexes à l’excision des femmes, pratiquée dans nombre de communautés africaines.
[10] Eliane AMANDO LEVI-VALENSI, Le grand Désarroi aux racines de l’énigme homosexuelle, Édition universitaires, Paris, 1973, cité par Éric FUCHS, Le désir et la tendresse, op. cit., p. 256.
[11] Éric FUCHS, Le désir et la tendresse, op. cit., pp. 26, 54-55.
[12] Alliance biblique universelle, Traduction Œcuménique de la Bible, Cerf, Paris, 2000.
[13] Cf. Gn 15, 17 où Dieu passe seul entre les carcasses partagées des animaux pour conclure l’alliance avec Abram, alors que dans un contrat d’alliance de ce type, chaque protagoniste devait passer entre les carcasses pour sceller l’accord.
[14] Jean Miguel GARRIGUES, Le dessein de Dieu à travers ses alliances, p. 84-85 ; p. 85 : « Tout spontanément la religion révélée s’est séparée sur ce point des religions païennes environnantes auxquelles elle empruntait par ailleurs beaucoup d’éléments. Alors même qu’elle reconnaît à la femme l’inspiration prophétique de l’Esprit (cf. Ex 15, 20 ss. ; Jg 4, 4-5, 31 ; 2 R 22, 14-20 ; Livres d’Esther et de Judith ; Ac 21, 9) et le droit de la manifester à l’Église (cf. 1 Co 11, 5), la Révélation de l’Ancien et du Nouveau Testament réserve le sacerdoce ministériel à l’homme. En effet l’homme, porteur de la Parole de Dieu, représente Celui-ci dans ses interventions sacrées ».
[15] Excursus sur Ep 5, 32 : « Ce mystère est grand : moi, je déclare qu’il concerne le Christ et l’Église ». Le mot « mystère » se rapporte t’il d’abord à l’union des époux, ou bien s’agit-il d’abord de l’union du Christ et de l’Église ? La tradition a insistée sur l’union de l’homme et de la femme, facilité en cela par la traduction de musth,rion par sacramentum. Aujourd’hui les exégètes insistent sur le Christ et l’Église : « C’est le mystère de la relation Christ/Église qui éclaire et structure la relation entre les époux chrétiens » (Jean-Noël ALETI, s.j., Saint Paul Épître aux Éphésiens, Gabalda, Paris, 2001, p. 289 ; cf. p. 287-291 où J.-N. ALETI passe en revu les différentes lectures de Ep 5, 32). Remarquons que les Pères commentaient la lettre aux éphésiens dans un cadre plutôt ecclésiologique que matrimonial.
[16] Cf. Xavier LÉON-DUFOUR, dir., « Sexualité » in Vocabulaire de Théologie Biblique, Cerf, Paris, 2005, p. 1224-1225.
[17] Traduction de la TOB légèrement retouchée.
[18] Éric FUCHS, Le désir et la tendresse, op. cit., pp. 60.
[19] Didier GONNEAUD et Édouard ROBBERECHTS : « Judaïsme et christianisme : unique vérité en deux religions ? », conférence de l’université catholique de Lyon du 31/05/07.
[20] Les idées de ce paragraphe proviennent en grande partie d’un cours de François Fraisy sur St Paul.
[21] Padre Pio de Pietrelcina.
[22] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 29, a. 1, obj. 1.
[23] Collectif de l’Arche, Essai d’anthropologie, document interne du 14/03/2007, p. 30 : « Les notions de croissance, de passages, d’étapes de la vie, d’éducation, de cheminement, ou d’accompagnement, sous-entendent que si la personne est donnée d’emblée elle est aussi ‘à faire’, que la personne doit émerger. Émerger des conditionnements liés aux peurs, aux compulsions, aux préjugés, pour dire ‘je’, faire des choix, devenir un sujet conscient, assumer sa vie avec ses fragilités, être responsable, s’engager avec d’autres, trouver sa terre, porter du fruit. C’est la question de la maturité de la personne, de la plénitude humaine (plus que de la perfection), que ce schéma dit assez bien : épanoui et portant du fruit parce que bien enraciné dans une terre ».
[24] Pour Thérèse Bénédicte de la Croix l’esprit personnel – intermédiaire entre la nature et la grâce – spécifie l’âme et en détermine sa profondeur intérieure par les actes libres qu’il pose. Cf. Édith STEIN, « La structure ontique de la personne et sa problématique épistémologique (1932) in De la personne, trad. fr. Philibert SECRETAN, Paris, Cerf, 1992.
[25] Cf. Philibert SECRETAN, « Le problème de la personne chez Édith Stein » in Édith Stein la quête de vérité, Saint-Maur, Ecole cathédrale – Parole et silence, 1999, p. 85.
[27] Gn 11, 1. Les traductions françaises existantes sont très insatisfaisantes dans leur rendu du sens de ce verset.
[28] Notons la manière dont sont frappés les constructeurs de la tour (Gn 11, 7-9) : YHWH sépare ce qui était mélangé, brouillé, du même acte de séparation qu’en Gn 1, se faisant il réordonne le monde.
[29] Le christianisme reprendra ces notions d’économies divines où l’universel est atteint par le particulier, ce particulier étant au final le Christ lui-même : « Cette succession d’élection restrictive serait scandaleuse si elles n’étaient en fait au service de l’avènement historique de l’élection universelle de tous les hommes dans l’Incarnation rédemptrice du Fils unique » (Jean-Miguel GARRIGUES, Le dessin de Dieu à travers ses alliances, 2003, Éditions de l’Emmanuel, p. 116).
[30] Cf. notre article : « La prostitution dans la Bible ».
Bibliographie
- Jean-Noël ALETI, s.j., Saint Paul Épître aux Éphésiens, Gabalda, Paris, 2001.
- Tony ANATRELLA, Le sexe oublié, Flammarion, Mesnil-sur-l’Estrée, 1990.
- Tony ANATRELLA, Le règne de Narcisse, Presses de la renaissance, Paris, 2005.
- Collectif de l’Arche, Essai d’anthropologie, document non édité du 14/03/2007.
- Albert CHAPELLE, s. j., Sexualité et Sainteté, Institut d’Études Théologiques, Bruxelles, 1977.
- Éric FUCHS, Le désir et la tendresse, Albin Michel/Labor et Fides, Mayenne, 1999.
- Éric FUCHS, « Difficiles paroles de la différence » in Lumière et vie n°194 (La différence des sexes), Lyon, 1989.
- Jean Miguel GARRIGUES, Le dessein de Dieu à travers ses alliances, Paris, Éditions de l’Emmanuel, 2003.
- Dorota KORNAS-BIELA, « Enfants, droits de l’enfant et violence sexuelle » in Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, Conseil Pontifical pour la famille, Téqui, Paris, 2005.
- Xavier LACROIX, Les mirages de l’amour, Bayard/Centurion, Paris, 1997.
- Marie-Louise MARTINEZ, L’Émergence de la personne, éduquer, accompagner, L’Harmattan, Paris, 2002.
- Philibert SECRETAN, « Le problème de la personne chez Édith Stein » in Edith Stein la quête de vérité, Saint-Maur, Ecole cathédrale – Parole et silence, 1999.
- Édith STEIN, « La structure ontique de la personne et sa problématique épistémologique (1932) », « Être fini et être éternel », « Le château de l’âme », in De la personne, trad. fr. Philibert SECRETAN, Paris, Cerf, 1992.