La célébration de la dédicace d’une église est peut-être la plus complète et la plus significative des cérémonies liturgiques. En vouant un édifice aux rencontres sacrées de l’Alliance, elle chante, dans l’exultation, tout le mystère des noces qui, nous unissant au Christ, dans l’Esprit, nous permettent de dire « Père ! » avec le Fils.
C’est par ces mots que commence l’article du Dictionnaire de liturgie qui traite de la Dédicace. Célébrer la dédicace ou la consécration d’un édifice, c’est donc le « vouer aux rencontres sacrées de l’Alliance » entre Dieu et les hommes ; c’est faire de lui le lieu et le témoin de ces moments privilégiés de nos vies humaines que Dieu vient marquer de son sceau : la naissance et la mort, mais surtout le « mystère des noces », dont le sommet est l’eucharistie, par rapport auquel tout le reste prend son sens. L’enjeu de la dédicace d’un lieu sacré est donc de signifier que chacun de ceux qui y pénètrent est invité à entrer en alliance. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire quelque chose d’inouï, que les religions de l’humanité n’ont fait que pressentir : le Dieu qui a créé les libertés humaines les a, par le fait même, appelées à marcher vers lui, à vivre avec lui leur propre histoire, de telle sorte que s’instaure entre Dieu et l’homme une véritable communauté de destin, dans laquelle l’histoire de l’homme devient l’histoire de Dieu.
Pour approfondir ce point et voir pourquoi il est inouï, je vous propose de faire un peu de théologie des religions. La grande diversité des religions de l’humanité a quelque chose de déroutant : elle les fait apparaître comme un kaléidoscope d’une extrême complexité dans une époque comme la nôtre, où elles ne sont pas séparées politiquement mais coexistent à l’intérieur d’un même pays. N’oublions pas toutefois que de nombreux pays sur la terre ne font pas et refusent délibérément de faire l’expérience de la coexistence des religions. Mais chez nous où cette coexistence est une réalité, la tentation est grande de poser entre elles une équivalence et de voir dans chacune d’entre elles un simple chemin particulier pour rejoindre le même Dieu. Cette tentation est connue sous le nom de relativisme : peu importe le chemin que vous empruntez pour faire l’ascension de la montagne, puisque de toute façon tout le monde se rejoindra au sommet.
Mais pour peu qu’on essaie de ne pas céder à cette paresse intellectuelle et qu’on y regarde de plus près, on se rend compte que cette extrême diversité apparente se laisse en fait ramener à deux grandes orientations : en schématisant beaucoup, il y a ce qu’on pourrait appeler des religions horizontales et des religions verticales.
- Les religions horizontales tendent à confondre Dieu et le monde : pour elles, tout est divin – le paganisme antique était de cette veine. On peut penser à l’image bouddhiste de la vague et de l’océan : la vague n’existe pas par elle-même, elle n’en finit pas de se composer et de se recomposer, mais la seule chose qui existe est l’océan divin. De même, la personne humaine n’a pas d’existence autonome, elle est appelée à se dissoudre dans ce même océan.
- À l’inverse, la religion verticale par excellence est l’islam. Pour lui, la séparation entre le monde et Dieu est radicale – si radicale qu’il n’y a aucune relation possible entre l’un et l’autre, et que la prière même que l’homme fait monter vers Dieu n’est pas l’expression d’une relation réciproque, mais l’accomplissement d’un précepte, l’obéissance à une loi. Dans ce monothéisme intransigeant, la personne humaine n’est sans doute pas sans valeur, mais elle ne peut pas être l’image de Dieu.
Il en va tout autrement dans la religion biblique. Comme le fera l’islam, elle affirme sans ambiguïté que Dieu est personnel et créateur : impossible de le confondre avec les réalités du monde, et pas davantage avec l’homme. Et cependant, cet homme dans sa fragilité est élevé au rang de partenaire de Dieu : à ce point partenaire qu’il n’hésite pas à interpeller Dieu, à lui poser des questions – être juif, c’est sans cesse poser des questions –, comme nous le voyons dans l’admirable prière des psaumes. Et Dieu, qui s’oblige dans l’alliance à remplir ses engagements envers l’homme, se laisse interpeller par les questions mais aussi atteindre, toucher, blesser, par les infidélités de son peuple. Si l’alliance est le mystère des noces, alors Dieu est l’Époux, parfois aimé en retour, mais souvent trompé, toujours fidèle et prêt au pardon, tellement sa bienaimée a du prix à ses yeux : « Mon cœur en moi se retourne, dit-il dans le livre d’Osée, et toutes mes entrailles frémissent : non, je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère, car je suis Dieu et non pas homme – au milieu de toi je suis le Saint, et je ne viendrai pas avec fureur » (Os 11, 8-9).
Mais si Dieu ne vient pas avec fureur, alors comment viendra-t-il ? Il viendra comme il est venu à Jéricho, traversant la ville comme il traverse le monde et comme il parcourt l’histoire – dans l’anonymat de son abaissement. Il traverse le monde comme le grand inconnu, en exil dans son propre royaume et reconnu seulement de quelques-uns : ces pauvres que la Bible nous donne en exemple, ou bien ce riche en qui, paradoxalement, nous découvrons un cœur de pauvre qui désire voir et savoir qui est Jésus.
Lorsque Dieu vient dans le monde, il vient toujours dans le cœur des humbles, et c’est pour cette raison que sa venue reste inaperçue de beaucoup. Il n’est jamais où on l’attend, et n’allons pas imaginer que sa venue sera plus manifeste dans l’édifice de l’église ou de la cathédrale : la DRAC y verra un monument historique à préserver, le touriste un lieu « à ne pas manquer » pour Chartres ou Bourges, « méritant un détour » pour Orléans ou Tours, « intéressant » pour Blois – le tout selon la hiérarchie du guide Michelin. Les jeunes des écoles y verront un lieu de fraîcheur pour manger leur goûter, tenir leurs conciliabules ou consulter leur smartphone, et les pratiquants eux-mêmes n’y verront pas tous les jours, ni tous les dimanches, le lieu de l’alliance entre Dieu et les hommes.
C’est ici qu’il nous faut entendre les paroles de la deuxième lecture : elles nous disent où nous venons en entrant dans l’église. « Vous n’êtes pas venus vers le feu ardent, les ténèbres, l’ouragan. Pas de son de trompettes, ni de clameur telle que ceux qui l’entendirent supplièrent pour qu’elle se taise. » Rien de tout cela ne dit qui est ce Dieu qui se plaît à se cacher. Et cependant, ce qui vous donne rendez-vous dans cette cathédrale, comme dans la plus modeste des églises de village, c’est bien la venue de Dieu lui-même vers les hommes : « Vous êtes venus, poursuit le texte, vers la montagne de Sion, vers la ville du Dieu vivant, la Jérusalem céleste, vers des myriades d’anges en fête et vers l’assemblée des premiers-nés dont les noms sont inscrits dans les cieux ». Ce qui nous est dit là n’est pas une description, c’est un dévoilement : dévoilement de la réalité divine cachée dans l’eucharistie, derrière les mêmes humbles apparences qui, au long de sa vie sur la terre, dissimulaient tout en la manifestant la divinité de Jésus. Le pauvre – et le riche Zachée est un pauvre – le pauvre voit ou du moins désire (ce qui est déjà une manière de voir) ce qui reste caché aux yeux de chair de l’homme centré sur lui-même.
Jusque dans les édifices de pierre que nous lui avons construits, notre Dieu est venu se montrer tout en demeurant caché. L’Église, d’une certaine manière, son nom d’humilité, sous lequel se cache sa splendeur.
S’il est venu habiter notre terre en y vivant comme un étranger, c’est parce qu’il est étranger aux comportements du monde. « Regardez donc où il est allé loger ! » murmure la foule quand Jésus s’invite chez Zachée. Mais parce que ce Dieu en exil, ce Dieu caché, ce Dieu ami des pauvres, ce Dieu étranger est le Dieu de l’alliance, il nous fait communier à son étrangeté et nous propose d’apprendre ses étranges comportements – car le cœur de l’alliance, c’est cette question posée par Dieu à l’homme : « veux-tu être comme moi ? » Et nous venons ici pour nous y imprégner de la logique divine.
Dans un psaume, le psaume 119, nous trouvons ces paroles du psalmiste « je suis un étranger sur la terre ». Mais il existe une tradition juive qui les attribue à Dieu lui-même.
Je cite :
Dieu qui a créé le monde, n’est pas chez lui dans le monde, dans les sombres allées de la misère, de l’insensibilité et de la méfiance.
Les mots : « Je suis un étranger sur la terre » (Psaume 119, 19) sont les mots mêmes de Dieu. Dieu est un étranger dans le monde. La Schekina, la Présence de Dieu est en exil. Notre devoir est, donc, en marchant en sa présence, de ramener Dieu dans le monde, dans nos vies. Rendre un culte à Dieu, c’est répandre Sa présence dans le monde. Avoir foi en Dieu, c’est révéler dans notre vie ce qui demeure caché.
Voilà bien ce que nous venons faire en franchissant le seuil de l’église pour y vivre « les rencontres sacrées de l’alliance ». Aujourd’hui, le salut arrive dans cette maison, aujourd’hui le Fils de l’homme vient chercher et sauver ce qui était perdu.
Lectures lues lors de la cérémonie
- Is 56, 1.6-7
- Psaume 121
- He 12, 18-19.22-24
- Lc 19, 1-10