Un génie liturgique en perpétuel mouvement
L’apparition des textes de base
Dans la nuit de la Cène, au soir du Jeudi Saint, au cours du repas pascal juif célébré en action de grâce solennelle commémorant la libération de l’esclavage d’Égypte, le Seigneur Jésus-Christ institua le rite sacré du Pain et du Vin eucharistique et prononça les paroles « Faites cela en mémoire de moi » qui associaient spécifiquement ses apôtres à son unique et souverain Sacerdoce. Prolongeant dans son Église, alors naissante, son incarnation, respectueux des possibilités psychologiques et religieuses des hommes auxquels il était venu annoncer la Bonne Nouvelle, il a confié à ses disciples, à tous ceux qui au cours des âges, seraient fidèles à sa Parole et vivifiés par son Esprit, le soin de mettre une musique humaine sous le thème divin qui constituait son Testament, c’est-à-dire son Alliance. Le Maître avait donné un joyau sublime, mais nu, et il appartenait aux chrétiens des âges ultérieurs de l’entourer d’un somptueux bijou, afin de le mettre parfaitement en valeur. On aimerait connaître ou au moins entrevoir la manière dont s’y prirent les apôtres et leurs successeurs, promus au rang d’orfèvres mystiques. Cela nous est malheureusement interdit, une épaisse obscurité entourant, comme toujours, les origines de toutes choses. Laissant de côté les questions très complexes que pose la diversité des liturgies grecques et orientales, je m’attacherai spécifiquement ici à la diversité non moins complexe des liturgies latines et occidentales, qui ont existé et coéxisté dans toute l’Europe du Vème au XXème siècle, c’est-à-dire pendant plus de 1600 ans.
L’initiative de saint Damase… du grec au latin
Le plus ancien texte liturgique parvenu jusqu’à nous émane du prêtre Hippolyte de Rome, aux alentours de l’année 215. Dans son ouvrage écrit en grec et intitulé La tradition apostolique, Hippolyte nous permet de connaître la liturgie pratiquée dans la Ville éternelle à cette lointaine époque, où le grec était la langue internationale de tout le bassin méditerranéen. Ce n’est qu’à la fin du IVème siècle que le pape saint Damase, qui était espagnol, prenant conscience que les fidèles ne comprenaient plus le grec, décida que la liturgie serait désormais célébrée en latin.
Il n’y avait alors aucun missel organisé, pas plus que de centralisme liturgique. Les prières et les formules étaient laissées à l’inspiration littéraire et poétique de chaque célébrant. Et comme la plupart d’entre eux manquaient de culture et de souffle pour improviser, on en vint très rapidement à rédiger des petits papiers, les libelli missae, que l’on plaçait opportunément sous les yeux du prêtre au moment voulu. Un moine anonyme du VIème siècle eut l’heureuse idée de recopier les uns à la suite des autres tous les petits papiers qu’il put trouver aux archives de Saint-Jean-de-Latran, la cathédrale de Rome, et son recueil, malheureusement mutilé, est parvenu jusqu’à nous : c’est le Sacramentaire Léonien ainsi appelé parce qu’on l’a attribué à tort au pape saint Léon le Grand (+ 461).
La naissance des missels
Le caractère parfaitement incommode de cette multitude de feuilles volantes amena les liturgistes de Rome à composer des missels pratiques, organisés logiquement en un volume maniable, que les célébrants n’auraient qu’à ouvrir pour y trouver la messe désirée. Et c’est ici qu’éclate le génie liturgique romain. L’évêque de Rome, le pape, ne célébrait la messe en public et avec convocation du peuple, – les « stations » romaines, – qu’une vingtaine de dimanches par an, chiffre auquel il faut ajouter les jours de Carême et certaines très grandes fêtes. Pour la commodité du pontife, les liturgistes romains eurent l’idée de rédiger à son usage personnel un missel pratique, comportant uniquement les formulaires des messes « stationnales ». Ce missel strictement papal vit le jour vers l’année 625, et il fut appelé ultérieurement le « Sacramentaire Grégorien » car on l’attribua à tort au pape saint Grégoire le Grand (+ 604). Il constitue le « Grégorien de type I » des liturgistes modernes. D’autre part, à l’usage des paroisses de Rome, les « titres », où l’on célébrait la messe pratiquement tous les jours de l’année, on rédigea semblablement et à la même époque un missel « paroissial » beaucoup plus complet et bâti sur des bases toutes différentes. Ce fut le « Sacramentaire Gélasien », ainsi nommé parce qu’attribué à tort au pape Gélase Ier (+ 496). Ainsi donc, et pour extraordinaire que cela puisse paraître, il y avait au VIIème siècle deux « liturgies romaines », celle à l’usage stationnal du Pape et celle à l’usage journalier des paroisses.
Vers l’année 680 se produisit un événement parfaitement mineur, mais qui eut des conséquences imprévisibles. Un des moines desservant la basilique de Saint-Pierre eut à sa disposition le missel papal, le Grégorien « stationnal ». Désireux de s’en servir à l’autel, et constatant qu’il était fort incomplet pour un usage courant, il prit l’initiative de combler ses lacunes en lui ajoutant ce qui lui manquait, à commencer par les trente deux dimanches « non-stationnaux », dont il emprunta les formulaires, ainsi que beaucoup d’autres, au vieux Gélasien « paroissial » qu’il avait sous les yeux. Ce fut le « Grégorien de Saint-Pierre » ou « Grégorien de type II », compilé pour l’usage de la basilique.
On sait le succès inouï qui se manifesta très tôt pour les pèlerinages à Rome, sur les tombes des « coryphées » de l’Église, les apôtres saint Pierre et saint Paul. Évêques, prêtres et fidèles voulaient voir de leur yeux et toucher de leur lèvres les vénérables « trophées » du christianisme naissant dans la capitale prestigieuse de l’Empire. Certains prélats de la Gaule mérovingienne eurent l’idée de faire prendre copie du Gélasien « paroissial » et du Grégorien de type II (Saint-Pierre) et de les emporter dans leur pays à titre de souvenir, et c’est grâce à ces initiatives que ces deux missels sont parvenus jusqu’à nous. Je dis bien : à titre de souvenir, car à cette époque, et depuis trois siècles déjà, les liturgistes gaulois avaient élaboré avec le plus grand soin une liturgie autochtone, totalement différente et indépendante de la liturgie romaine, que l’on appelle la « liturgie galicane », et qui révèle une étonnante spiritualité. Parallèlement, et dans le même temps, les liturgistes de l’Espagne wisigothique avait fait de même et à leur manière, et comme cette dernière liturgie fut en usage pendant la domination sarrasine sur la péninsule ibérique, on l’appela « mozarabe », ce qui veut dire : pratiquée par les chrétiens vivant sous l’occupation arabe. Cette splendide liturgie wisigothique, qui était la sœur jumelle de la liturgie gallicane, revendiquait hautement le patronage créateur de quatre illustres évêques espagnols du VIIème siècle, à savoir saint Ildephonse, saint Eugène et saint Julien de Tolède, ainsi que le célèbre saint Isidore de Séville, auteur en particulier d’un admirable texte pour la bénédiction du cierge pascal.
En ce qui concerne la France, on sait que la dynastie mérovingienne, après des hauts et des bas, déclina progressivement et irrémédiablement, minée intérieurement par les rivalités et les faiblesses des princes régnants et minée extérieurement par les invasions successives qui déferlaient sur l’Europe. Le VIIIème siècle vit s’accumuler sur le territoire de l’ancienne Gaule des monceaux de ruines, dont l’État aussi bien que l’Église firent les frais. Cette dernière en subissait de redoutables conséquences : abbayes détruites les unes après les autres, diocèses bouleversés, demeurant un, deux et trois siècle sans évêque, disparition de tous les foyers de culture, essentiellement monastiques, où les copistes transcrivaient les manuscrits. Au moment où Charles Martel, « maire du palais », se substitua au dernier roi parfaitement inconsistant et opéra un spectaculaire redressement politique, la vieille liturgie gallicane était moribonde. En fondant la dynastie carolingienne, son fils, Pépin le Bref, refit l’unité du pays, et, voulant l’appuyer sur la force morale de l’Église, ne pouvant ressusciter l’antique liturgie gallicane, il eut l’idée de réunifier le culte sur la base de la liturgie romaine, d’autant plus qu’il venait de se faire sacrer roi des Francs à Soissons par le pape Étienne II en personne (754).
Pour ce faire, ses liturgistes n’avaient pas à chercher très loin des livres romains, puisqu’on possédait sur place, comme je viens de le dire, des copies du Gélasien ancien et du Grégorien de type II. Un moine anonyme de l’abbaye de Flavigny, près de Dijon, se chargea, vers l’année 765, de la curieuse opération suivante, à savoir de fusionner ensemble, pour n’en rien laisser perdre les deux sacramentaires en question. Il en résulta une volumineuse compilation, désignée par les spécialistes sous le nom de « Gélasiens du VIIIème siècle », et qui fut pratiquement imposé par Pépin à son nouveau royaume. Les copies s’en multiplièrent rapidement, mais en se diversifiant et en s’augmentant encore de formules empruntées à la défunte liturgie gallicane, en sorte que ce gros missel hybride, destiné à faire l’unité, était plutôt la cause d’une surprenante diversité.
S’apercevant de la chose, Charlemagne, qui avait succédé à son père Pépin, voulut y porter remède, et il demanda au pape Hadrien Ier de lui envoyer copie de son missel papal, le Grégorien de type I, purement romain sans aucune interpolation ni modification, transcrit sur l’exemplaire « authentique » conservé au palais du Latran. Peu avant 791, cette copie parvint à Aix-la-Chapelle, et les liturgistes carolingiens s’aperçurent immédiatement, tout comme leur lointain prédécesseur de Saint-Pierre de Rome, qu’il lui manquait les trente deux dimanches et beaucoup d’autres célébrations dont j’ai parlé plus haut. C’est alors que Charlemagne chargea un de ses familiers, le comte Wisigoth Witiza, qui avait pris l’habit bénédictin sous le nom de Benoît, de rédiger un supplément pour en combler les lacunes. Ce personnage, très connu sous le nom de saint Benoît d’Aniane, du nom de l’Abbaye qu’il avait fondée en 780 près de Montpellier, s’attela à la tâche. Puisant à pleine main dans les Gélasiens du VIIIème siècle, sans s’interdire de reproduire certaines formules gallicanes et de nombreuses pièces wisigothiques, il compila de main de maître un volumineux supplément qu’il adossa au Grégorien d’Hadrien, auquel il infligea un certain nombre de retouches mineures. Ce fut le « Grégorien de type III » qui, vers l’an 800, fut promu au rang de missel officiel de l’empire carolingien. Ce nouvel arrivant était donc, bien sûr, le romain papal, mais revu, corrigé, considérablement augmenté et mâtiné d’un grand nombre d’éléments non romains. C’est la raison pour laquelle les spécialistes le désignent sous le nom de « rit romano-franc ». C’est lui le « tronc commun » de tous les missels postérieurs, qui tous en dériveront automatiquement.
C’est ici qu’éclate à nouveau le génie de l’Église à cette lointaine époque. Il est bien évident que ce nouveau missel, répandu dans tous les diocèses de l’immense empire carolingien, ne tarda pas à s’y acclimater et à y bourgeonner. Il ne contenait en effet que les fêtes romaines, et il ignorait bien entendu tous les bons vieux saints du terroir franc, tel, par exemple, saint Denis de Paris, saint Irénée de Lyon, saint Léonard de Limoges ou saint Léger d’Autun. Les liturgistes diocésains s’empressèrent de remédier à cette déficience, et ils truffèrent littéralement le vieux tronc commun romano-franc de très nombreuse célébration des saints locaux, pour ne rien dire des cérémonies inconnues à Rome telle que celles de la Chandeleur, des Cendres, des Rameaux et des Rogations. Les ordres religieux, apparus depuis le XIème siècle, ne demeurèrent évidemment pas en reste ; Camaldules, Carmes, Célestins, Chartreux, Cisterciens, Dominicains, Prémontrés, etc., en sorte que la liturgie latine médiévale offrait finalement en Europe une variété et une diversité presque incroyable. C’était vraiment, dans la possession tranquille la plus magnifique qui soit, la diversité dans l’unité. C’est alors qu’apparurent, dans les titres des livres liturgiques, l’indication des diocèses ou des ordres pour lesquels ils avaient été compilés. Les rits particuliers étaient nés : rit parisien, rit lyonnais, rit dominicain, etc.
L’apparition du « pontifical »
Il convient d’ajouter que, vers la fin du IXème siècle, était apparu en pays franc un nouveau livre liturgique, inconnu à Rome, et parfaitement distinct du missel. Il s’agit du « pontifical », c’est à dire du rituel à l’usage des évêques pour les cérémonies solennelles autres que la messe, comme par exemple la confirmation, les ordinations, le sacre des rois, la dédicace des églises, etc. Rudimentaire à l’origine, le pontifical prit soudain un développement extraordinaire le jour où, vers l’année 960, un bénédictin anonyme de l’abbaye de Saint-Alban de Mayence (Rhénanie) réunit sur sa table de travail tout ce qu’il avait pu trouver en fait de rituels, cérémoniaux et textes canoniques afférents, et il compila un énorme volume connu sous le nom de « Pontifical Romano-Germanique ». Cette œuvre maîtresse, infiniment précieuse parce qu’elle a conservé des textes qui, sans elle, auraient péri à jamais, connut immédiatement un succès absolument extraordinaire. Très rapidement, elle fut recopiée, diffusée et adoptée par la quasi-totalité des diocèses de la vieille Europe.
C’est ici qu’il faut savoir que la politique a parfois influé sur la liturgie : il s’agit de l’Italie, et très spécialement de Rome. En recevant la couronne impériale des mains du pape Léon III, le 25 décembre de l’an 800, Charlemagne avait été proclamé « patrice des Romains », c’est-à-dire ayant autorité politique sur la ville de Rome et les états pontificaux. En clair, c’était dire que lui et ses successeurs étaient chargés de maintenir l’ordre dans la remuante Italie, et tout d’abord dans la Ville éternelle, où s’agitaient singulièrement certaines familles de haute noblesse. Tant que dura l’empire carolingien, la péninsule italienne demeura à peu près calme, mais, en 887, le dernier empereur ayant été déposé sans être remplacé, ce fut l’explosion des appétits de puissance des leudes et des magnats jusqu’alors tenus en tutelle, avec, comme conséquence, l’instauration de la féodalité et des luttes consécutives pour le pouvoir. Bien entendu, Rome la première subit les conséquences désastreuses de cette anarchie, et la chaire de saint Pierre en essuya les plus tragiques conséquences.
En l’année 962, Otton, roi de Germanie, se fit proclamer empereur et fut couronné par le Pape, rétablissant partiellement à son profit l’empire carolingien sous le nom de « Saint Empire Romain Germanique ». Dans les trois expéditions armées qu’il mena en Italie, et très spécialement à Rome pour y rétablir l’ordre, il était entouré d’un cortège impressionnant d’évêques et d’archevêques, qui apportaient avec eux les missels romano-francs et le pontifical romano-germanique. Tous ces livres furent immédiatement adoptés à Rome même, d’autant plus facilement que la Ville éternelle était en proie à une anarchie politique et religieuse totale. La vieille liturgie romaine, qui brillait d’un si vif éclat cent ans plus tôt, sombra dans la tourmente, remplacée sans coup férir par les productions françaises et germaniques importées d’outre-mont, et qui y furent immédiatement mises en service. Par rapport à l’ancien rit romain, « romain de Rome », ces livres étaient des livres bâtards, qui ne devenaient « romains » que parce que Rome les avait adoptés par la force des choses.
Bien entendu, ces nouveaux livres ne tardèrent pas à évoluer sur place et à se « romaniser », exactement comme naguère les livres romains, importés en Gaule, s’y étaient « francisés » et « germanisés ». La vie est dans le mouvement, et si, pour le pontifical, le texte de base était évidemment celui du Pontifical romano-germanique, celui-ci fut revu, adapté et modifié en fonction des besoins locaux. Quant aux missels romano-francs, multipliés dans toutes les paroisses de Rome et dans touts les diocèses italiens, eux aussi furent semblablement adaptés et infiltrés à leur tour de célébrations inconnues en Gaule ou en Germanie, d’où ils venaient, en sorte que, au XIIIème siècle, à Rome, la diversité des missels utilisés journellement dans la Ville éternelle était totale. Elle était d’autant plus totale que, à cette époque, il n’y avait aucun centralisme liturgique. On faisait feu de tout bois.
C’est ici que se place une intéressante initiative du pape Innocent III. Vers l’année 1210, il fit compiler par ses liturgistes des livres nouveaux, par lui destinés à l’usage de la cour pontificale, et c’est ainsi que, presque simultanément, parurent un nouveau missel (un de plus !), un nouveau bréviaire et un nouveau pontifical, tous les trois « selon l’usage de la curie romaine », c’est-à-dire l’entourage immédiat du Pape. Comme précédemment, les ancêtres de ces ouvrages étaient les livres francs et germaniques, mais chacun fut repensé, refondu et remodelé en fonction de l’évolution locale. Ces mêmes ouvrages ne tardèrent pas à être connus, appréciés et adoptés dans toute l’Italie, et ils furent apportés en France au moment où la papauté, désertant les rives du Tibre, vint se fixer pour près de 75 ans sur les rives du Rhône, en Avignon. Ces même livres avaient été adoptés dès 1223 par saint François d’Assise pour tout son ordre naissant, ce qui contribua à les faire connaître dans toute l’Europe, où les franciscains avaient très rapidement essaimés.
Les textes précédents le concile
Le « pontifical romain » de Guillaume Durand
Vers l’année 1295, l’illustre canoniste et liturgiste qu’était Guillaume Durand, évêque de Mende (Lozère), constata que le pontifical de la curie romaine était nettement insuffisant pour son diocèse, et qu’un grand nombre de cérémonie épiscopal qu’il y pratiquait était inconnue de Rome. Qu’à cela ne tienne : s’entourant d’une impressionnante documentation liturgique, il compila pour son usage personnel un nouveau et volumineux pontifical, dont le caractère très complet et éminemment pratique saute aux yeux. Rapidement, un grand nombre d’évêques l’adoptèrent, et il parvint ainsi en Avignon, où, très pacifiquement, il fut utilisé parallèlement avec le pontifical de la curie. Le retour des papes à Rome, en 1378, l’amena dans la Ville éternelle, où il finit par évincer son concurrent, à telle enseigne que, lorsqu’en 1485, le pape Innocent VIII décida de donner la première édition du pontifical, il fit imprimer sous le titre de « Pontifical Romain » celui de Guillaume Durand ! C’est lui qui demeura substantiellement en usage dans toute l’Église latine jusqu’au concile Vatican II.
Le Missel et le Bréviaire de saint Pie V
Mais voici que, au XVIème siècle, éclate comme un coup de tonnerre l’apparition de la Réforme protestante, qui ébranla très profondément toute la chrétienté occidentale. En réaction contre ces nouveautés radicalisantes, qui bouleversaient toutes les idées reçues, les papes convoquèrent le concile de Trente, dont l’un des derniers décrets (1563) émettait l’idée d’unifier l’extrême variété des bréviaires et des missels alors en usage, et en confiait le soin au pontife romain. Dès son élection (1566), le pape saint Pie V nomma une commission pour établir le texte des deux nouveaux livres, à savoir le missel et le bréviaire. Les consulteurs de cette commission n’avaient pas besoin de travailler beaucoup pour trouver les éléments des ouvrages qui leur étaient demandés. Ils étaient là, sous leurs yeux, tout prêts depuis plus de trois siècles, à savoir le bréviaire et le missel de la curie romaine, compilés par Innocent III. Ils se contentèrent donc de les démarquer, en leur infligeant quelques minimes retouches, et, sous le nom de « Bréviaire Romain » (1568) et de « Missel Romain » (1570), ils furent solennellement promulgués par le Pape, avec interdiction absolue, sous peine de sanctions canoniques, d’y changer une virgule ! Cependant, se rappelant qu’il était dominicain et que son ordre possédait une liturgie propre, romano-franque, dont il avait scrupule à les priver, le même saint Pie V dévréta que les diocèses et les ordres religieux jouissant de livres liturgiques particuliers depuis au moins 200 ans avaient la faculté de les conserver.
La rédaction des « Propres diocésains »
C’était le cas de tous les diocèses et de tous les ordres religieux de la Vieille Europe, mais, dans la tumultueuse fermentation et effervescence des esprits de cette époque troublée, consécutives au choc de la Réforme, le nouveau bréviaire et le nouveau missel, revêtus du label papal, apparurent comme l’étendard liturgique de la catholicité et la planche de salut devant désormais régler de façon sécurisante, par la voix du magistère et non plus des coutumes locales, le culte et la piété de l’Église. Dès avant la fin du XVIème siècle, la très grande majorité des diocèses européens s’étaient ralliée à ce panache liturgique, qui était alors dans tout l’éclat de sa nouveauté. Ces livres romains ne comportant évidemment aucun saint local, chaque diocèse fit rédiger son « Propre des Saints », que l’on y ajouta en appendice à la fin des volumes. On sait par ailleurs que toutes choses comportent des exceptions, lesquelles, dit-on, confirment la règle, et il est notable de constater que les ordres religieux d’une part, et les diocèses français de l’autre, tinrent à conserver intégralement leurs vieux rits, comme c’était parfaitement leur droit.
Les liturgies néo-gallicanes
Cependant, la roue de l’Histoire continuait de tourner, et, à cette même époque naissait en France un merveilleux courant du renouveau religieux, connu sous le nom d’ « École française de spiritualité », qui, sous l’impulsion d’hommes d’Église profondément spirituels, tels que Bérulle, Condren, Olier et Eudes illustra brillamment le siècle de Louis XIV. Dans le même temps naissait également une science nouvelle, jusqu’alors inexistante, à savoir la science liturgique, qui était animée par des esprits aussi lucides et aussi savants que Mabillon, Martène et Lebrun. L’intelligentsia française découvrait l’incroyable richesse euchologique des temps passés, et c’est ainsi que ce double mouvement de rénovation et de ressourcement aboutit en France à l’élaboration de nouveaux livres liturgiques, qu’on désigne communément sous le vocable, imparfait mais pratique, de « liturgies néogallicanes ». Bien entendu, Paris fut la tête de ce feu sacré, et il faut avouer que les bréviaires et les missels parisiens ainsi élaborés furent conçus et réalisés avec une perfection enviable et un soin tout particulier, qui consacra immédiatement leur succès. Quelques diocèses, qui avaient sous la main des liturgistes de grande classe, firent de même et à leur manière, mais la majorité des diocèses français, ne pouvant se payer ce luxe, adoptèrent purement et simplement « le Parisien », quitte, bien entendu, à y inclure les célébrations des saints qui leur étaient propres.
Mais voici que la révolution arrivait, qui allait apporter avec elle un bouleversement total dans l’organisation de l’Église de France. Les cent quarante diocèses de l’Ancien Régime furent réduits à quatre vingt trois, chacun épousant les limites territoriales des « départements » nouvellement créés (1790), selon l’adage révolutionnaire « un département, un préfet, un évêque, un diocèse », sans parler de l’apparition de l’ « Église constitutionnelle », qui apporta en plus de nouvelles difficultés. Tous ces changements n’avaient pas favorisé la liturgie, car chaque nouveau diocèse ainsi défini englobait par la force des choses des parties plus ou moins notables des anciens diocèses disparus, chacun ayant ses livres particuliers, en sorte que régnait une sorte de confusion préjudiciable à la manifestation de l’unité ecclésiale.
« Le retour au romain »
C’est ici que se place l’intervention d’un brillant bénédictin, Dom Prosper Guéranger, qui était le second fondateur de l’illustre abbaye de Solesmes (Sarthe). À l’exemple de Charlemagne, qui avait fait l’unité liturgique de son empire en adoptant le rit romain de l’époque, Guéranger entra fougueusement en campagne (1840) en préconisant l’abandon pur et simple de toutes les liturgies néogallicanes et l’adoption consécutive du missel et du bréviaire romain de saint Pie V. C’est ce qu’on a appelé « le retour au romain ». D’abord réticents, les évêques français finirent par se rallier successivement à ces vues, en sorte que, finalement, la France unifia une seconde fois sa prière officielle et son culte. Bien entendu, et comme précédemment, chaque diocèse rédigea son « Propre des Saints » locaux, et c’est cet état de choses qui dure toujours, jusque et à travers les changements liturgiques consécutifs aux décisions des 2500 évêques du concile Vatican II.
Épilogue
Les historiens savent que tous les conciles ont curieusement suscités des clans de mécontents et d’opposants, et, depuis le début, l’histoire de l’Église est jalonnée de multiples schismes postconciliaires. L’époque moderne n’a pas échappé à cette règle, et, du point de vue liturgique, on a plus ou moins violement contesté l’abandon par Vatican II d’une part de la langue latine (oubliant l’exemple du pape saint Damase), et, de l’autre, du missel et du bréviaire de saint Pie V. Pour justifier cette opposition, qui n’était que le paravent d’oppositions beaucoup plus graves et plus fondamentales, a été lancée dans le public l’idée que, je cite « le missel de saint Pie V est le missel traditionnel de l’Église depuis 2000 ans » ! J’affirme que ceux qui ont émis cette proposition insensée sont des menteurs et des faussaires de l’Histoire, et les pages qui précèdent réduisent à néant une pareille affirmation, volontairement destinée à abuser les ignorants. Selon la parole du Christ, rapportée dans l’évangile selon saint Jean, « la vérité vous libérera (Jn 8, 32) ».