Présentation de saint Grégoire de Nysse
Dans les dernières catéchèses, j’ai parlé des deux grands docteurs de l’Église du IVème siècle que sont Basile et Grégoire de Nazianze, ce dernier étant évêque en Cappadoce dans la Turquie actuelle. Aujourd’hui, nous en ajouterons un troisième, le frère de Basile, saint Grégoire de Nysse, qui s’est montré personnage au caractère méditatif, doté d’une grande capacité de réflexion et d’une vive intelligence ouverte sur la culture de son temps. Si bien qu’il s’est affirmé penseur profond et original dans l’histoire du christianisme.
Il est né aux environs de l’an 335 ; c’est principalement son frère Basile, qu’il définit comme « père et maître » [1], qui prit soin de sa formation chrétienne, de même que sa sœur Macrine. Au cours de ses études, il apprécia particulièrement la philosophie et la rhétorique. En un premier temps, il se dévoua totalement à l’enseignement et se maria. Puis lui aussi, comme son frère et sa sœur, se consacra entièrement à la vie ascétique. Il allait ensuite être élu évêque de Nysse, et là se montra pasteur zélé s’attirant l’estime de la communauté. Accusé de malversations financières par des ennemis hérétiques, il dut pour un temps abandonner son siège épiscopal, avant d’y revenir triomphalement [2], reprenant son engagement dans la lutte pour la défense de la vraie foi.
C’est surtout après la mort de Basile, et comme s’il en recueillait l’héritage spirituel, qu’il coopéra au triomphe de l’orthodoxie. Il participa à divers synodes ; il chercha à résoudre les oppositions entre les Églises ; il prit une part active à la réorganisation ecclésiastique et, comme « pilier de l’orthodoxie », fut en 381 un protagoniste du Concile de Constantinople qui définit la divinité du Saint-Esprit. Il reçut plusieurs charges officielles de la part de l’empereur Théodose, prononça d’importantes homélies et oraisons funèbres, s’attacha à rédiger diverses œuvres théologiques. En 394, il participait encore à un synode qui se tenait à Constantinople. On ne connaît pas la date de sa mort.
Le reflet du créateur
Grégoire explicite avec clarté la finalité de ses études, le but suprême auquel vise son travail de théologien : ne pas engager sa vie dans des choses vaines, mais trouver la lumière qui permette de discerner ce qui est véritablement utile [3]. Il trouva ce bien suprême dans le christianisme grâce auquel est possible « l’imitation de la nature divine » [4]. Avec son intelligence pénétrante et ses vastes connaissances philosophiques et théologiques, il défendit la foi chrétienne contre les hérétiques qui niaient la divinité du Fils et du Saint-Esprit (tels Eunome et les Macédoniens) et ceux qui doutaient de la perfection de l’humanité du Christ (tel Apollinaire). Il commenta la Sainte Écriture, s’arrêtant sur la création de l’homme. La création était pour lui un thème central. Il voyait dans la créature le reflet du Créateur et trouvait là la voie vers Dieu. Mais il écrivit également un important ouvrage sur la vie de Moïse qu’il présente comme un homme en chemin vers Dieu : cette montée vers le Sinaï devient pour lui une image de notre montée dans la vie humaine vers la vraie vie, vers la rencontre avec Dieu. Il interpréta également l’oraison dominicale, le Notre Père, et les béatitudes. Dans son « Grand discours catéchétique », il exposa les lignes fondamentales de la théologie, non pas une théologie académique fermée sur elle-même, mais offrant aux catéchistes un système de références auxquelles tenir dans leurs instructions, comme un cadre dans lequel se développe ensuite l’interprétation théologique de la foi.
Grégoire, en outre, est remarquable pour sa doctrine spirituelle. Rien dans sa théologie n’était une réflexion académique, mais tout y était l’expression d’une vie spirituelle, d’une vie de foi vécue. Comme un « père de la mystique » de premier plan, il étudia en divers traités, tels le De professione christiana et le De perfectione christiana, le chemin que doivent entreprendre les chrétiens pour rejoindre la vie véritable, la perfection. Il exalta la virginité consacrée (Sur la Virginité) et en proposa un modèle insigne dans la vie de sa sœur Macrine, qui est restée pour lui guide et exemple [5]. Il prononça divers discours et homélies et écrivit de nombreuses lettres. Commentant la création de l’homme, Grégoire met en évidence que Dieu…
… le meilleur des artistes, façonne notre nature de façon à ce qu’elle soit adaptée à l’exercice de la royauté. À travers la supériorité établie de l’âme et au moyen même de la conformation du corps, Il dispose les choses de manière à ce que l’homme soit réellement apte au pouvoir royal [6].
Mais nous voyons comment l’homme, pris dans le filet des péchés, abuse souvent de la création et n’exerce pas une véritable royauté. C’est pourquoi, pour réaliser en fait ce qui est une véritable responsabilité à l’égard des créatures, il doit être pénétré de Dieu et vivre dans sa lumière. L’homme, en effet, est un reflet de la beauté originelle qui est Dieu : « Tout ce que Dieu a créé était très bon », écrit le saint évêque. Et il ajoute :
Le récit de la création en porte témoignage » (cf. Gn 1, 31). Parmi les bonnes choses, il y avait l’homme, orné d’une beauté de très loin supérieure à celle de toutes les belles choses. Quoi d’autre, effectivement, pourrait être aussi beau que ce qui est semblable à la beauté pure et incorruptible ? Reflet et image de la vie éternelle, il était beau, vraiment, et même magnifique, avec le signe rayonnant de la vie sur son visage [7].
Éloge de l’homme
L’homme a été honoré par Dieu et mis au-dessus de toute autre créature :
Ce n’est pas le ciel qui fut fait à l’image de Dieu, ce n’est pas la lune, ce n’est pas le soleil, ce n’est pas la splendeur des étoiles, rien de toutes les choses qui apparaissent dans la création. Toi seule, [âme humaine], fus élevée au niveau d’image de la Nature qui surpasse toute intelligence, ressemblance de la beauté incorruptible, empreinte de la vraie divinité, réceptacle de la vie bienheureuse ; en la regardant telle qu’elle est, tu deviens ce qu’il est, parce que, par le rayon réfléchi issu de ta pureté, tu imites celui qui brille en toi. Rien de tout ce qui existe est assez grand pour être comparé à ta grandeur [8].
Méditons cet éloge de l’homme. Voyons aussi combien il a été dégradé par le péché, et cherchons à revenir à la grandeur originaire : ce n’est que si Dieu est présent que l’homme atteint à sa vraie grandeur.
L’homme, donc, reconnaît en soi le reflet de la lumière divine : en se purifiant le cœur, il revient à être, comme il était aux origines, une image limpide de Dieu, Beauté exemplaire (cf. Grande Catéchèse 6, SC 453, p. 174.). Ainsi, l’homme en se purifiant, peut voir Dieu comme le font ceux qui ont le cœur pur (cf. Mt 5, 8) : « Si, par une vie continue de travail et de veille, tu laves les impuretés qui se sont déposées en ton cœur, la beauté divine resplendira en toi […]. En te regardant, tu verras en toi-même celui qui est le désir de ton cœur, et tu seras bienheureux » [9]. Et donc, lavons les souillures qui se sont déposées sur notre cœur et retrouvons en nous la lumière de Dieu.
Ainsi, la fin de l’homme est la contemplation de Dieu. Ce n’est qu’en elle qu’il pourra trouver de quoi être assouvi. Pour anticiper dans une certaine mesure cet objectif dès cette vie, il lui faut progresser incessamment vers une vie spirituelle, une vie de dialogue avec Dieu. En d’autres termes (et telle est la leçon la plus importante que nous laisse saint Grégoire de Nysse), la pleine réalisation de l’homme consiste dans la sainteté, dans une vie qui, vécue dans la rencontre avec Dieu, devient, aussi pour les autres et aussi pour le monde, une vie lumineuse.
Saint Grégoire de Nysse, parler de Dieu et le porter en soi
Je me propose de vous présenter quelques aspects de la doctrine de saint Grégoire de Nysse, dont nous avons déjà parlé mercredi dernier. Avant toute chose, Grégoire de Nysse manifeste une conception très élevée de la dignité de l’homme. La fin de l’homme, nous dit ce saint évêque, est de se rendre semblable à Dieu, et cette fin il l’atteint d’abord et avant tout par l’amour, la connaissance et la pratique de la vertu, « rayons lumineux qui descendent de la nature divine » [10], en un perpétuel mouvement d’adhésion au bien, comme la tension d’un coureur vers l’avant. À ce propos, Grégoire utilise une image parlante qui était déjà présente dans la lettre de Paul aux Philippiens (3, 13) : épekteinómenos, c’est-à-dire « tendu vers l’avant », vers ce qui est plus grand, vers la vérité et l’amour. Cette expression frappante renvoie à une réalité profonde : la perfection que nous voulons trouver n’est pas chose acquise une fois pour toutes ; la perfection est le fait d’être en route, c’est une disposition continuelle à aller de l’avant, parce qu’on n’atteint jamais la totale ressemblance à Dieu, qu’on est toujours en chemin [11]. L’histoire de toute âme est celle d’un amour chaque fois comblé et en même temps ouvert sur de nouveaux horizons, parce que Dieu dilate continuellement les possibilités de l’âme afin de la rendre capable de biens toujours plus grands. Dieu lui-même, qui a déposé en nous les germes du bien, et de qui procède toute tentative de sainteté, « façonne le bloc brut […], polissant et nettoyant notre esprit, et il forme en nous le Christ » [12].
Semblable à la divinité
Grégoire prend bien soin de préciser :
Ce n’est, en effet, pas notre œuvre, pas plus que le résultat d’une entreprise humaine, que devenir semblable à la Divinité, mais c’est le fruit de la munificence de Dieu qui, depuis sa toute première origine, a fait à notre nature la grâce de la ressemblance avec lui [13]. (Pour l’âme donc,) il s’agit non pas de connaître quelque chose de Dieu mais d’avoir Dieu en soi [14]. (Et Grégoire note avec acuité :) La divinité est pureté, elle est affranchissement des passions et libération vis-à-vis de tout mal : si tout cela est en toi, Dieu est réellement en toi [15].
Quand nous avons Dieu en nous, quand l’homme aime Dieu, par cette réciprocité qui est proprement le loi de l’amour il veut ce que veut Dieu lui-même [16], et donc il coopère avec Dieu pour modeler en soi l’image divine, de sorte que « notre naissance spirituelle est le résultat d’un choix libre, et qu’en quelque sorte nous nous engendrons nous-mêmes, nous créant comme nous-mêmes nous désirons être, par notre volonté nous formant sur le modèle que nous choisissons » [17]. L’homme doit se purifier pour monter vers Dieu : « La route qui reconduit vers le ciel la nature humaine n’est rien d’autre que l’éloignement des maux de ce monde […]. Devenir semblable à Dieu signifie devenir juste, saint et bon […]. Si bien que, si Dieu est au ciel comme le dit l’Écclésiaste (5, 1), et si, comme le dit le prophète (Ps 72, 28), vous vous attachez à Dieu, il s’ensuit nécessairement que vous devez être là où se trouve Dieu, du moment que vous lui êtes unis. Lorsqu’il vous a commandé d’appeler Dieu Père quand vous priez, il ne vous a dit là rien de moins que de devenir semblable à votre Père céleste, menant une vie digne de Dieu, comme le Seigneur nous l’ordonne plus clairement encore ailleurs lorsqu’il dit Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt 5, 48) » [18].
L’échelle qui mène à Dieu
Sur cette voie d’ascension spirituelle, le Christ est le modèle et le maître, lui qui nous fait voir la belle image de Dieu [19]. Chacun de nous, en le regardant, aboutit à être « le peintre de sa propre vie », dont la volonté est l’exécuteur de l’œuvre et les vertus les couleurs à utiliser [20]. Mais alors, si l’on considère que l’homme est digne du nom du Christ, comment doit-il donc se comporter ? Grégoire répond ainsi : « Il doit toujours examiner l’intimité de ses pensées, de ses paroles et de ses actions, pour voir si elles sont tournées vers le Christ ou bien si elles s’éloignent de lui » [21]. Et ce point est important par la valeur qu’il accorde au mot « chrétien ». Un chrétien est quelqu’un qui porte le nom du Christ et donc doit s’assimiler à lui également dans sa vie. Nous autres, Chrétiens, avec le baptême nous endossons une grande responsabilité. Mais le Christ, nous rappelle Grégoire, est présent aussi dans les pauvres – c’est pourquoi il ne doivent jamais subir d’outrages : « Ne pas mépriser ceux qui gisent à terre, comme s’ils ne valaient plus rien. Réfléchis à ce qu’ils sont et tu découvriras quelle est leur dignité : ils représentent la Personne du Sauveur. Et il en est réellement ainsi : parce que le Seigneur dans sa bonté leur a donné sa propre Personne afin que, par elle, soient touchés de compassion ceux qui ayant le cœur endurci sont les ennemis de pauvres » [22]. Nous avons dit que Grégoire parle de montée : montée vers Dieu dans la prière grâce à la pureté de cœur ; mais montée vers Dieu également grâce à l’amour pour le prochain. L’amour est l’échelle qui mène à Dieu. C’est pourquoi Grégoire apostrophe vivement son auditeur : « Sois généreux avec ces frères qui sont victimes de l’infortune. Donne à l’affamé ce dont tu prives ton ventre » [23].
Avec beaucoup de clarté, Grégoire rappelle que tous nous dépendons de Dieu, ce qui le fait s’exclamer : « Ne pensez pas que tout soit à vous ! Il doit encore y avoir une partie pour les pauvres, les amis de Dieu. La vérité, en effet, est que tout vient de Dieu, le Père universel, et que nous sommes frères et appartenons à une même race » [24]. Puisqu’il en est ainsi, insiste Grégoire, le chrétien doit s’examiner : « Mais à quoi cela te sert-il de jeûner et de faire abstinence, si ensuite tu ne fais que mordre ton frère avec méchanceté ? Que gagnes-tu, que retires-tu, à ne pas manger ce qui est à toi si ensuite tu agis injustement et arraches des mains du pauvre ce qui est à lui ? [25]
L’importance de la prière
Nous conclurons ces catéchèses sur les trois grands Cappadociens Pères de l’Église, en rappelant encore une fois cet aspect important de la doctrine spirituelle de Grégoire de Nysse, qui est la prière. Pour progresser sur le chemin de la perfection et accueillir Dieu en soi, porter en soi l’Esprit de Dieu, l’amour de Dieu, l’homme doit, avec confiance, se tourner vers lui dans la prière : « Par la prière, nous réussissons à être avec Dieu. Mais qui est avec Dieu est loin de l’ennemi. La prière est soutien et défense de la chasteté, frein de la colère, apaisement et maîtrise de l’orgueil. La prière est gardien de la virginité, protection de la fidélité dans le mariage, espérance pour les veilleurs, abondance de fruits pour les agriculteurs, sécurité pour les navigateurs » [26]. Le chrétien prie en s’inspirant toujours de la prière du Seigneur : « Donc, si nous voulons prier pour que descende sur nous le Royaume de Dieu, nous le lui demanderons avec la puissance de la Parole : que je sois préservé de la corruption, que je sois libéré de la mort, que je sois affranchi des chaînes de l’erreur ; que jamais la mort ne règne sur moi, que la tyrannie du mal n’ait jamais aucun pouvoir sur moi, que l’adversaire ne l’emporte pas sur moi et ne me fasse pas prisonnier du péché, mais que vienne sur moi ton Règne afin que s’éloignent de moi, ou, mieux encore, que soient anéanties les passions qui, à l’heure actuelle, me dominent et me régissent » [27].
À la fin de sa vie terrestre, le chrétien pourra ainsi se tourner vers Dieu avec sérénité. À ce sujet, saint Grégoire pense à la mort de sa sœur Macrine et décrit comment à ce moment-là elle priait Dieu avec ces mots : « Toi qui as sur la terre le pouvoir de remettre les péchés, pardonne-moi pour que je puisse recevoir le réconfort (Ps 38, 14) et pour que je parvienne sans tache en ta présence au moment où je serai dépouillée de mon corps (cf. Col 2, 11), de sorte de mon esprit, saint et immaculé (cf. Eph 5, 27), soit reçu en tes mains “ comme l’encens qui monte vers toi ” (Ps 140, 2) » [28]. Cet enseignement de saint Grégoire garde toujours toute sa valeur : non seulement parler de Dieu, mais porter Dieu en soi. Nous le faisons avec l’engagement de la prière et en vivant dans un esprit d’amour pour tous nos frères.
Notes
[1] Lettres 13, 4, SC 363, p. 198.
[2] Cf. Lettres 6, SC 363, p. 164-170.
[3] Cf. Homélies sur l’Ecclésiaste 1, SC 416, p. 106-146.
[4] De professione christiana, PG 46, 244c.
[5] Cf. Vie de Macrine.
[6] Sur l’origine de l’homme 4, SC 44, 136b.
[7] Homélies sur le Cantique 12, PG 44, 1020c.
[8] Homélies sur le Cantique 2, PG 44, 805d.
[9] Homélies sur les béatitudes 6, PG 44, 1272ab.
[10] Homélies sur les Béatitudes 6 ; PG 44, 1272c.
[11] Cf. Homélies sur le Cantique 12 ; PG 44, 1025.
[12] In Psalmos 2, 11 ; PG 44, 544b.
[13] Sur la virginité 12, 2 ; SC 119, p. 408-410.
[14] Sur les Béatitudes ; PG 44, 1269c.
[15] Sur les Béatitudes ; PG 44, 1272c.
[16] Cf. Homélies sur le Cantique 9 ; PG 44, 956ac.
[17] Vie de Moïse 2, 3 ; SC 1 bis, 108.
[18] Sur l’oraison dominicale 2 ; PG 44, 1145ac.
[19] Cf. Sur la perfection chrétienne ; PG 46, 272a.
[20] Voir ibid ; PG 12, 272b.
[21] Voir ibid ; PG 46, 284c.
[22] Sur l’amour des pauvres ; PG 46, 460bc.
[23] Voir ibid ; PG 46, 457c.
[24] Voir ibid ; PG 46, 465b.
[25] Voir ibid ; PG 46, 456a.
[26] Sur l’oraison dominicale 1 ; PG 44, 1124ab.
[27] Voir ibid 3 ; PG 44, 1156d-1157a.
[28] Vie de sainte Macrine 24 ; SC 178, 224.