Comment comprendre la liberté d’interprétation des Écritures chez des auteurs anciens, tel qu’Origène, parfois très éloignées du sens littéral du texte biblique ? Ces interprétations, parfois déroutantes pour un lecteur contemporain, peuvent inciter à stigmatiser la pensée d’un auteur ancien d’un soupçon de naïveté et à reléguer ses écrits au fond de la bibliothèque où on les a trouvés. Nous nous proposons ici de visiter quelques traits caractéristiques de l’exégèse des premiers chrétiens, ce bref aperçu ayant pour but de les restituer dans leur contexte historique, afin d’éviter de les juger selon notre manière contemporaine de lire l’Écriture, selon nos critères actuels d’exégèse : nous avons deux mille ans d’histoire chrétienne, la manière d’interpréter les textes – l’herméneutique – s’est affinée au fil du temps.
Dans cet exposé nous allons essayer de comprendre la façon dont les Pères de l’Église abordaient l’Écriture, nous ne ferons ici que survoler quelques éléments de leur exégèse pour tenter d’en comprendre le contexte et l’élaboration. Au cours de ce développement nous essaierons de dégager les forces et les faiblesses des différentes formes d’exégèses patristiques repérées. En effet, il n’y eut pas « une » mais « des » formes d’exégèse, avec des sensibilités d’écoles qui allèrent jusqu’à s’opposer à certains moments. Nous verrons aussi comment l’herméneutique des premiers siècles évolua au sein de son contexte historique.
Nous commencerons par une entrée en matière un peu développée sur l’exégèse de saint Justin, car ce fut l’une des premières exégèses systématiques dont nous ayons la trace [1]. Les autres approches seront abordées de façon thématique. Nous n’aborderons pas ici le problème du statut des Écritures chez les Pères de l’Église comme nous l’avons fait par ailleurs avec saint Irénée de Lyon ou par le témoignage d’Eusèbe de Césarée.
Typologies et allégories
L’interprétation typologique justinienne
L’une des premières approches interprétatives de l’Écriture par les Pères de l’Église fut la typologie. La typologie telle qu’elle était pratiquée par saint Justin était une méthode de lecture centrée sur la personne du Christ. Elle s’appuyait sur les testimonia, écrits recueillant des interprétations de l’Ancien Testament dans un but catéchétique [2]. Cette manière d’interpréter l’écriture s’est développée dans un contexte de controverse entre juifs et chrétiens au sujet de la divinité du Christ : il s’agissait de démontrer aux juifs que Jésus était bien le Messie attendu. Dans un contexte plus large il s’agissait de démontrer la continuité du christianisme avec la révélation du peuple juif.
Notons que saint Justin opérait une distinction entre deux concepts : prophétie et typologie. La prophétie met en lien une parole de l’Ancien Testament avec un événement reconnu par lui comme réalisé dans l’histoire. C’est ainsi qu’une lecture justinienne relira certaines scènes du Nouveau Testament, en commençant par celles faisant explicitement référence à l’Ancien Testament (ex : « prophétie » de Zacharie 9, 9 rapportée au Messie monté sur un âne). Quant à la typologie, Justin la définit comme une recherche de ce qui dans l’Ancien Testament est perçu comme relatif à la Trinité : les théophanies ne sont pas rapportées au Père mais au Christ, car Justin – à la suite de nombreux chrétiens à l’époque – ne peut concevoir que Dieu puisse transparaitre dans la création. Il s’agit donc, dans une lecture justinienne, d’une manifestation du Verbe. Ceci est très important car ces théophanies ainsi comprises étaient une preuve de la préexistence du Verbe incarné pour Justin. Irénée de Lyon reprendra ce principe d’interprétation de l’Écriture, faisant des scènes de l’Ancien Testament des pierres d’attente dont la réalisation trouvera son accomplissement dans le Christ [3].
Mais la défense de la divinité du Christ, comme on peut la voir chez Justin, n’est qu’un aspect d’une approche plus globale : par ces explications de l’Ancien Testament, le seul recueil de livres inspirés à être qualifié par Justin d’ « Écriture » [4], il s’agissait de démontrer une continuité entre l’Ancienne et la Nouvelle alliance, de tenir l’unité d’une même révélation.
Premiers constats
Qu’en est-il de la valeur de ces interprétations typologiques ? Que pouvons nous en garder aujourd’hui ? Il ne faut pas oublier que Justin est très proche du temps de la révélation et que s’il s’éloigne des textes quant à leur interprétation, sa relecture reste intéressante dans la mesure où elle souligne les préoccupations des premiers chrétiens pour la théologie trinitaire et, par contrecoup, de la christologie. Il ne s’agit pas avant tout de tirer une valeur d’exégèse de l’enseignement justinien mais d’en comprendre la valeur dogmatique au travers des insistances théologiques relevées.
D’autre part, l’interprétation étant subjective, ces interprétations peuvent prêter à l’exagération, voire à un contresens du texte. Enfin, ces interprétations font obstacle à l’herméneutique de la tradition juive : elles se coupent du même coup de la richesse de cette dernière et risquent d’établir une discontinuité dans la Tradition entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Paradoxalement la typologie cherchait à sauvegarder cette continuité en cherchant à retrouver des éléments de la Nouvelle Alliance dans l’Ancienne. Cette lecture souffre donc d’un défaut majeur : elle ne respecte pas l’herméneutique des textes tels qu’ils ont été élaborés. Mais peut-on en tenir rigueur à des pères de l’Église comme Justin dans le contexte qui était le leur ? Peut-être peut-on reprocher à Justin d’avoir hâtivement condamné la tradition juive, accusant ses interlocuteurs juifs de falsifier les Écritures quant à l’interprétation des théophanies [5]. Sans doute que l’apport de la richesse d’interprétation d’une tradition ayant porté les Écritures lui aurait été profitable…
Les problèmes liés à l’interprétation de certains textes
Plus tard, Origène cherchera à répondre de l’obscurité de certains passages de l’Écriture, avec en arrière fond une question cruciale : l’Écriture est-elle toute entière inspirée ? L’affirmation d’Origène sur la question est claire : en vertu de la création et de l’Incarnation [6] toute l’Écriture est inspirée. Dans une pédagogie divine la simplicité et la pauvreté des Écrits Inspirés est voulue par Dieu pour nous introduire au mystère en stimulant la recherche du croyant : la vérité est cachée dans les Écritures et fait appel à la foi. Mais comment interpréter l’obscurité de certains passages bibliques ? Pour l’Adamantios [12] les passages prêtant difficulté doivent être interprétés dans un sens moral et non littéral, en commençant par mettre en relation les textes entre eux : l’Écriture s’interprète par l’Écriture [7]. Plus tard, Augustin – après avoir eu recours à l’étymologie et au contexte – fera appel au sens conforme à la foi (à partir de passages plus évidents de l’Écriture ou de l’autorité de l’Église). Pour les passages scripturaires où l’on cherche à savoir si le texte se positionne au sens propre ou figuré, Augustin s’interrogera sur la dimension morale vérité de foi : les passages ne mentionnant pas de manière explicite ces contenus sont pris au sens figuré.
Au milieu des critiques qui seront adressées plus tard à sa méthode d’interprétation allégorique, il faut souligner le souci d’Origène de rendre compte des passages obscurs, les dédouanant d’une lecture approximative : Origène a le souci du détail puisqu’il cherche à rendre compte des difficultés du texte. On ne peut donc pas prétendre qu’Origène fasse l’économie du sens littéral. C’est d’ailleurs chez lui l’un des deux sens possibles, avec le sens spirituel ou allégorique (encore appelé « sens transfiguré »). Ces différentes manières d’interpréter l’Écriture sont même, pour Origène, l’indice que la réserve de sens d’un Écrit Inspiré est inépuisable. En effet, pour Origène l’Écriture ne s’étudie pas comme une science : la foi est une condition indispensable pour s’ouvrir réellement au mystère par les Écritures. L’intelligence ne peut rien sans la grâce de Dieu, c’est la parole de Dieu qui est performative. St Augustin tiendra cette ligne pour ce qui est de la manière du lecteur de se situer par rapport à l’Écriture : pour lui l’humilité est une condition indispensable.
Allégories alexandrines et typologies antiochiennes
Un autre type d’interprétation des Écritures chez les Pères de l’Église sera l’allégorie. Origène sera le fer de lance de ce type d’interprétation ; il donnera naissance à une tradition dite de « l’école d’Alexandrie ». L’allégorie ressemble à la typologie de Justin : un sens spirituel partant des Écritures mais sans être directement relié au sens littéral. Toutefois ce qui différencie l’allégorie de la typologie justinienne est que cette dernière se réfère toujours au Christ et à l’événement de sa venue. La typologie justinienne porte donc une considération historique. Et c’est bien ce point particulier de l’exégèse d’Origène que critiqueront vivement les détracteurs d’Origène : les Pères antiochiens, dits de « l’école antiochienne ». Leur critique principale est donc que l’allégorie – en faisant primer le sens spirituel sur le sens littéral – fait table rase de l’histoire, avec comme grave conséquence de réduire par le même coup l’histoire du salut à néant. Origène est ainsi accusé de réduire l’Écriture à la littérature grecque et sa mythologie. L’exégèse allégorique souffre d’être assujettie à une interprétation subjective aux yeux des antiochiens. Mais Origène avait le souci de garder une bonne interprétation des Écritures qui ne soit pas étrangère aux Écritures elles-mêmes, il justifiera l’allégorie par l’utilisation paulinienne de cette technique.
Mais si l’école d’Alexandrie s’en réfère à St Paul pour appuyer son interprétation, les Antiochiens vont corriger cette lecture par une typologie n’évacuant pas l’histoire mais percevant quelque chose de plus grand à travers les événements historiques (Diodore de Tarse). Leur interprétation partira à la fois d’une parenté et d’un dépassement du sens littéral du texte. C’est cette compréhension de la lecture typologique que retiendra la Tradition :
L’Église, déjà aux temps apostoliques (cf. 1 Co 10, 6. 11 ; He 10, 1 ; 1 P 3, 21), et puis constamment dans sa Tradition, a éclairé l’unité du plan divin dans les deux Testaments grâce à la typologie. Celle-ci discerne dans les œuvres de Dieu dans l’Ancienne Alliance des préfigurations de ce que Dieu a accompli dans la plénitude des temps, en la personne de son Fils incarné.
Retenons simplement la nécessité pour un lecteur de l’Écriture de tenir une herméneutique basée sur une certaine objectivité. Dei Verbum 12 soulignera la nécessité de ne pas s’écarter de l’intentionnalité de l’auteur inspiré, en ne dérivant pas du sens littéral des Écritures. Un document de la Commission Biblique pontificale de 1993 s’en fera l’écho :
Toutefois, le sens d’un texte ne peut être donné pleinement que s’il est actualisé dans le vécu de lecteurs qui se l’approprient. A partir de leur situation, ceux-ci sont appelés à dégager des significations nouvelles, dans la ligne du sens fondamental indiqué par le texte.
Le fond doctrinal de l’interprétation
Tertullien en son temps précisait déjà la manière opérationnelle dans l’exercice de l’allégorie :
Nous interprétons les paraboles d’après notre fond doctrinal.
Cette notion de référence à un fond doctrinal pour les allégories a une grande importance. Face à des ariens qui se servent de certains passages de l’Écriture à leur profit, en remettant en cause l’égalité du Christ avec Dieu (subordinatianisme), Athanase d’Alexandrie précisera des règles d’interprétations dont la plus importante d’entre elles s’aligne sur une intuition déjà avancée par St Irénée [8] : ce qui empêche la dérive d’interprétation est la conformité à une règle (skopos). Cette règle s’appuie comme un élément fondamental de la foi : le Verbe de Dieu fait homme. Elle est posée comme clef de lecture incontournable dans l’interprétation du texte.
De cette réflexion, le lecteur contemporain pourra méditer sur l’importance pour les Pères de ne pas lire l’Écriture sans clefs d’interprétation doctrinale. Dans une formulation contemporaine nous dirions que l’Écriture se lit « en Église ».
Motivation sotériologique de l’interprétation…
En fonction de cette règle, la méthode d’analyse athanasienne se décline en trois critères :
- la recherche du « moment » (à quel moment de l’économie divine le texte fait-il référence ?),
- la recherche de la « personne » (à qui le texte s’adresse t’il ?),
- la recherche de la chose (de quoi est-il question ?).
Cette méthode de recherche typologique met en relation des personnages et événements situés à différents moments de l’histoire [9]. De par sa référence au texte de Philippe et de l’eunuque dans les Actes des Apôtres (Ac 8), l’exégèse athanasienne se sépare de l’exégèse moderne : en effet, tandis que l’exégèse moderne se fonde sur une lecture historico-critique, l’annalyse athanasienne consiste en une approche économique. L’Écriture a pour finalité de rendre compte de notre salut. Son interprétation doit aller dans ce sens. Et c’est bien une « motivation sotériologique » [10] qui conduira aux définitions du concile de Nicée contre les ariens. En effet, les définitions christologiques issues des conciles ne sont pas de simples spéculations gratuites. Elles démontrent un souci de garder une rectitude de la foi dont l’incidence rejaillit sur le salut de l’humanité.
… et finalité sotériologique des Écritures
Cette intentionnalité sotériologique sera précisée par St Augustin. Pour lui le but de l’Écriture est de conduire à l’amour de Dieu et du prochain. Et, tout comme Origène pour qui la parole de Dieu transforme le lecteur, Augustin tient que les Écritures ne sont là que pour transformer le lecteur, pour le « transfigurer ». En cela Augustin complète le Skopos d’Athanase en le prolongeant dans sa conséquence : le Fils de Dieu recrée l’homme en le rendant capable d’aimer Dieu et notre prochain en vue de Dieu. Plus tard encore, Maxime le confesseur verra dans la volonté humaine de Jésus à Gethsémani, cette volonté du Verbe de Dieu de nous sauver : « le Christ veut nous recréer jusque dans notre volonté, dans notre liberté » (Fr. Elie Ayroulet). L’héritage théologique de St Maxime laissera pleine latitude au concile Constantinople III, au crépuscule des controverses Christologiques, pour poser les fondations d’une coopération de l’homme à son salut. [11]
Notes
[1] Les écrits des Pères apologètes, bien qu’imprégnés de références bibliques, ne sont pas des commentaires d’exégèse. Il faudra encore attendre jusqu’à Hippolyte de Rome (170-235) pour obtenir le premier commentaire d’un livre biblique (si l’on écarte le commentaire gnostique du valentinien Héracléon sur l’Évangile de St Jean).
[2] Les testimonia sont aujourd’hui perdus mais la critique textuelle travaille à les retrouver à travers les œuvres des Pères de l’Église.
[3] Bernard SESBOÜÉ, Tout récapituler dans le Christ, Christologie et sotériologie d’Irénée de Lyon, Desclée, Paris, 2000. Cf. notre article : Adversus Hæreses III La théologie de la Tradition et sa relation à l’Écriture chez St Irénée de Lyon.
[4] Saint Justin se situe tout juste après la rédaction du Nouveau Testament, il faudra attendre l’arrivée de pères comme saint Irénée de Lyon avant de voir ces écrits prendre un statut particulier, puis de s’organiser en canon.
[5] Là où les juifs voient par exemple une référence à Ézéchias (Dial. 33 ; 43) ou Salomon (Dial. 34 ; 36), Justin prendra systématiquement une interprétation christologique au nom du τiπος (Dial. 40 ; 42).
[6] Les Écritures sont considérées par Origène comme le « vêtement du Christ » parmi nous. Elles sont une présence du Christ voilée derrière les mots.
[7] De même pour Irénée de Lyon : Adversus Hæreses III La théologie de la Tradition et sa relation à l’Écriture chez St Irénée de Lyon.
[8] Nous faisons allusion ici à la règle de vérité établie par Irénée de Lyon quant à l’interprétation de l’Écriture : « Chacun d’eux est si foncièrement perverti que, corrompant la règle de vérité, il ne rougit pas de se prêcher lui-même ». AH III, 2, 1. Cette règle de vérité se rapporte aux premiers symboles trinitaires, ancêtres de nos credo.
[9] À contrario de l’exégèse prosologique d’Augustin qui se concentre sur la personne et la parole prononcée.
[10] Bernard SESBOÜÉ, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Église, p. 81-82.
[11] Xavier SKOF, « Cœur de Jésus et Mystère du Salut » in La Bible du Cœur de Jésus, dir. Édouard GLOTIN, s. j., Presses de la Renaissance, pp. 557-612.
[12] Adamantios : « l’homme de diamant », l’un des surnoms d’Origène.