Dieu est le Père tout-puissant parce qu’il ne prévoit pas l’imprévisible, et l’imprévisible c’est la liberté de son enfant. Dieu est Père, non pas à la manière de ces parents qui, quand l’enfant est encore au berceau, disent déjà de lui : « celui-là sera polytechnicien », lui fixant à l’avance le parcours de sa liberté. Dieu ne veut pour nous que le trésor d’amour qu’il a dans le cœur. Il veut que nous trouvions notre bonheur dans le bien, mais le bien est comme une lumière pure qui, passant par le prisme d’une liberté humaine, peut prendre toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les initiatives sont infinies dans l’ordre du bien, beaucoup plus nombreuses et inventives que les initiatives de mal : l’imagination de notre liberté dans le bien a quelque chose d’extraordinaire. Dieu dont nous constatons quelle imagination il a déployé dans la création, veut pourtant que son dessein d’amour bienveillant passe par notre imagination, par l’instrument de notre liberté. Il veut que nous jouions avec notre instrument : il ne veut pas nous écrire une partition ou un scénario à l’avance et nous demander de le jouer. Il n’y a pas pour Dieu de scénario écrit à l’avance parce que la paternité divine a cela d’unique par rapport à nos paternités humaines qu’elle ne vit qu’au présent de la liberté de ses enfants.
Combien de fois les parents ne vivent-ils pas leur paternité au futur et au passé, tendus entre les projets et les déceptions concernant leurs enfants ; désirs qui ne sont souvent que la projection de ce qu’ils sont ou la compensation de ce qu’ils auraient voulu être ? Plus tard, quand ils sentent que les enfants leur échappent, ils restent tournés vers le passé, retenus par la nostalgie du temps où ceux-ci étaient petits et vivaient auprès d’eux. Il est bien difficile de vivre la paternité au présent. Or Dieu ne vit sa paternité qu’au présent. Le mystère de la paternité divine, de sa paternité toute-puissante, est quelque chose de beaucoup plus difficile à comprendre que la puissance qu’il a déployée dans la création ; et Dieu seul sait la sagesse et la puissance qu’il a mises dans la création ! Mais il est encore beaucoup plus difficile et d’une sagesse plus « multiforme » et plus imprévisible, de faire éclore au bien une liberté. C’est un mystère de naissance, ce n’est plus un mystère de création. Le Nouveau Testament parle volontiers de « naissance » pour notre entrée dans la grâce d’enfants de Dieu. Créer, c’est fabriquer, façonner ; on peut le faire sans trop s’impliquer soit-même ! Mais mettre au monde, donner naissance, surtout quand il s’agit d’une liberté, voilà une œuvre de toute-puissance infiniment plus grande que de créer des galaxies ou d’ordonner les entrailles de la matière. C’est quelque chose de beaucoup plus imprévisible et Saint Paul lui applique le terme de « sagesse bigarrée » dans l’épître aux Éphésiens (Ep 3, 10). Il faut une sagesse bigarrée pour épouser le caractère multicolore d’une liberté humaine ; ou plutôt de nos libertés humaines car c’est l’enchevêtrement de toutes nos libertés que Dieu épouse au présent, qu’il fait naître au bien par une grâce qui les anime de l’intérieur, mais qui ne leur trace pas le chemin sinon en les éveillant au goût du bien. C’est ainsi que « le Père travaille toujours » (Jn 5, 17) comme le dit Jésus ; il travaille au présent en nous faisant don de la grâce qui est le goût et le bonheur du bien. Dieu a pour nous l’ardent désir du bien ultime qu’il est lui-même : c’est le présent de sa grâce, présent au double sens du mot parce que c’est le présent, l’actualité, et parce que c’est un cadeau, un don, un présent. C’est en épousant la liberté de l’homme, en l’éveillant au bien jusque dans l’imprévisible tournure de ses actes que Dieu la fait naître et la nourrit par sa grâce.
Le trait le plus fondamental du Père Tout-Puissant, c’est qu’il ne nous voit qu’au présent, que pour lui tous nos actes ne sont connus que dans l’acte même où nous les posons. Dieu n’a pas d’autre projets pour nous que celui de la communion éternelle d’amour entre nous et lui dans son Royaume ; il n’a pas une idée a priori des chemins humains par lesquels nous devons marcher vers Lui. L’histoire de notre liberté, connue au présent de ses actes dans l’éternité divine, Dieu la reçoit comme notre réponse à son amour, dans un tressaillement de joie si elle culmine dans la communion définitive, ou comme un stupéfiant coup au cœur dans le cas contraire. La toute-puissance divine que nous comprendrions volontiers comme une mainmise qui nous téléguiderait selon un organisme pré-établit, se révèle au contraire comme la Providence de l’Éternel qui accompagne pas à pas notre liberté au présent de ses actes. Dieu nous laisse entièrement notre futur. Il ne nous connait qu’au présent. Quand au passé, il ne le voit qu’en nous, non pas dans sa mémoire, car Dieu n’a pas de mémoire, n’ayant pas de passé, mais tel qu’il est inscrit en nous, souvent comme une blessure dont il a à nous guérir. Notre futur, il ne le connaît que dans le moment réel où il devient le présent de notre liberté. Aujourd’hui il nous accueille là où nous sommes dans le présent de sa grâce. Et demain ? Eh bien demain n’existera réellement que comme un nouvel aujourd’hui pour nous ! C’est cet aujourd’hui que Dieu connaît au présent dans son éternité. Dieu ne fait pas de prospective, sa toute-puissance est toute différente de notre puissance qui s’essouffle à dominer un temps qui lui échappe. La toute-puissance de Dieu est l’innocence de son éternité qui n’épouse notre liberté qu’au présent ; innocence forte comme le roc parce que, n’étant pas affaiblie par les projections dans l’avenir ni par les souvenir du passé, elle peut ouvrir chaque acte de nos libertés à la nouveauté virginale du Bien.