Quand la force de la création devient force de rédemption
1. Depuis longtemps déjà, nos réflexions du mercredi sont désormais centrées sur l’énoncé suivant de Jésus Christ dans le Discours sur la Montagne :
Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère ; mais moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle (à son égard) dans son cœur.
Nous avons montré dernièrement que ces paroles ne peuvent être comprises ni interprétées dans le sens où le fait le manichéisme. Elles ne contiennent en aucune manière la condamnation du corps et de la sexualité. Elles contiennent seulement un appel à vaincre la triple concupiscence et, en particulier, la concupiscence de la chair : ce qui, précisément, naît de l’affirmation de la dignité personnelle du corps et de la sexualité et qui confirme cette affirmation.
Préciser cette formulation ou déterminer la signification précise des paroles du Discours sur la Montagne où le Christ fait appel au cœur humain (Mt 5, 27-28) est important non seulement en raison d’ « habitudes invétérées » issues du manichéisme, dans la manière de penser et d’évaluer les choses mais aussi en raison de certaines positions contemporaines qui interprètent le sens de l’homme et de la morale. Ricœur a qualifié Freud, Marx et Nietzsche de « maîtres du soupçon » [1], en ayant à l’esprit l’ensemble des systèmes que chacun d’eux représente et peut-être surtout la base cachée et l’orientation de chacun dans la compréhension et dans l’interprétation de l’homme lui-même.
Il semble nécessaire de faire allusion, au moins brièvement, à cette base et à cette orientation. Il faut le faire pour découvrir une convergence significative d’une part et, d’autre part, une divergence également fondamentale avec l’herméneutique qui a sa source dans la Bible et dont nous essayons de donner une expression dans nos analyses. En quoi consiste la convergence ? Elle consiste dans le fait que les penseurs mentionnés ci-dessus, qui ont exercé et qui exercent une grande influence sur la manière de penser et d’évaluer des hommes de notre époque, semblent aussi en définitive juger et accuser le « cœur » de l’homme. Bien plus, ils semblent le juger et l’accuser en raison de ce qui, dans le langage biblique, surtout dans le langage johannique, est appelé concupiscence, la triple concupiscence.
2. On pourrait ici faire une certaine distribution des parties. Dans l’herméneutique nietzschéenne, le jugement et l’accusation du cœur humain correspondent, d’une certaine manière, à ce qui est appelé dans le langage biblique « l’orgueil de la vie » ; dans l’herméneutique marxiste, à ce qui a été appelé « la concupiscence des yeux » ; dans l’herméneutique freudienne, au contraire, à ce qui est appelé « la concupiscence de la chair ». La convergence de ces conceptions avec l’herméneutique de l’homme fondée sur la Bible consiste dans le fait que, découvrant dans le cœur humain la triple concupiscence, nous aurions pu, nous aussi, nous limiter à mettre ce cœur en état de soupçon continuel. Cependant, la Bible ne nous permet pas de nous arrêter ici. Les paroles du Christ dans Mt 5, 27-28 sont telles que, même en manifestant toute la réalité du désir et de la concupiscence, elles ne permettent pas que l’on fasse de cette concupiscence le critère absolu de l’anthropologie et de l’éthique ou le noyau même de l’herméneutique de l’homme. Dans la Bible, la triple concupiscence ne constitue pas le critère fondamental ni surtout unique et absolu de l’anthropologie et de l’éthique bien qu’elle soit indubitablement un facteur important pour comprendre l’homme, ses actions et leur valeur morale. L’analyse que nous avons faîte le montre.
3. Bien que nous voulions arriver à une interprétation complète des paroles du Christ sur l’homme qui « regarde avec concupiscence » (cf. Mt 5, 27-28), nous ne pouvons pas nous contenter de n’importe quelle conception de la « concupiscence » même si elle arrivait à la plénitude de la vérité « psychologique » qui nous est accessible ; nous devons, au contraire, arriver à la Première lettre de saint Jean (1 Jn 2, 15-16) et à la « théologie de la concupiscence » qui y est contenue. L’homme qui « regarde pour désirer » est en effet l’homme de la triple concupiscence, il est l’homme de la concupiscence de la chair. C’est pour cela qu’il « peut » regarder de cette manière et qu’il doit même être conscient qu’en abandonnant cet acte intérieur à la merci des forces de la nature, il ne peut éviter l’influence de la concupiscence de la chair. Dans Matthieu 5, 27-28, le Christ traite aussi de cela et demande qu’on y prête attention. Ses paroles se réfèrent non seulement à l’acte concret de la « concupiscence » mais également, indirectement, à l’ « homme de la concupiscence ».
4. Pourquoi ces paroles du Discours sur la Montagne, malgré la convergence de ce qu’elles disent concernant le cœur humain (cf. Mt 5, 19-20) avec ce qui a été exprimé dans l’herméneutique des « maîtres du soupçon » ne peuvent- elles pas être considérées comme base de l’herméneutique en question ou d’une autre analogue ? Et pourquoi constituent- elles une expression, une configuration ayant un ethos totalement différent ? Pourquoi cet ethos est-il différent non seulement de l’ethos manichéen mais aussi de l’ethos freudien ? Je pense que l’ensemble des analyses et des réflexions qui ont été faites jusqu’ici, apporte une réponse à cette interrogation. En les reprenant, on peut dire brièvement que les paroles du Christ dans Mt 5, 27-28 ne permettent pas de nous arrêter à l’accusation du cœur humain et de le mettre dans un état de continuel soupçon mais qu’elles doivent être comprises et interprétées surtout comme un appel adressé au cœur. Cela découle de la nature même de l’ethos de la Rédemption. Sur le fondement de ce mystère que saint Paul Rm 8, 23 définit « Rédemption du corps », sur le fondement de la réalité appelée « Rédemption », sur le fondement de l’ethos de la Rédemption du corps, nous ne pouvons pas nous arrêter seulement à l’accusation du cœur humain sur la base du désir et de la concupiscence de la chair. L’homme ne peut pas s’arrêter à mettre le « cœur » en état de soupçon continuel et irréversible à cause des manifestations de la concupiscence de la chair et de la libido qu’entre autre, un psychanalyste fait ressortir par les analyses de l’inconscient [2]. La Rédemption est une vérité, une réalité au nom de laquelle l’homme doit se sentir appelé et « appelé avec vigueur ». Il doit aussi se rendre compte de cet appel à travers les paroles du Christ dans Matthieu 5, 27-28 lorsqu’elles sont relues dans tout le contexte de la révélation du corps. L’homme doit se sentir appelé a redécouvrir, même à réaliser la signification sponsale du corps et à exprimer de cette manière la liberté intérieure du don, c’est-à-dire de cet état et de cette force spirituels qui découlent de la domination de la concupiscence de la chair.
5. L’homme est appelé à cela par la parole de l’Évangile, donc de l’ « extérieur », mais en même temps il est appelé de l’ « intérieur ». Dans le Discours sur la Montagne, le Christ se réfère au « cœur » et ses paroles conduisent, dans un certain sens, l’auditeur à cet appel intérieur. S’il accepte qu’elles agissent en lui, il pourra entendre en même temps à l’intérieur de lui-même comme l’écho de cette « origine », de cette bonne « origine » à laquelle le Christ fait référence une autre fois pour rappeler à ses auditeurs qui est l’homme, qui est la femme et qui ils sont réciproquement l’un pour l’autre dans l’œuvre de la création. Les paroles prononcées par le Christ dans le Discours sur la Montagne ne sont pas un appel lancé dans le vide. Elles ne sont pas adressées à l’homme totalement engagé dans la concupiscence de la chair, incapable de chercher une autre forme de rapports réciproques dans le cadre de l’attirance éternelle qui accompagne l’histoire de l’homme et de la femme précisément depuis l’ « origine ». Les paroles du Christ témoignent que la force originelle (donc aussi la grâce) du mystère de la création devient pour chacun d’eux force (c’est-à-dire grâce) du mystère de la Rédemption. Cela concerne la même « nature », le même substrat de l’humanité de la personne, les impulsions les plus profondes du « cœur ». L’être humain n’éprouve-t-il pas, en même temps que la concupiscence, un profond besoin de conserver la dignité des rapports réciproques qui trouvent leur expression dans le corps grâce à sa masculinité et à sa féminité ? N’éprouve-t-il pas le besoin de leur conférer la suprême valeur qu’est l’amour?
6. Lorsqu’on le relit, cet appel contenu dans les paroles du Christ du Discours sur la Montagne ne peut être un acte détaché du contexte de l’existence concrète. Il signifie toujours – bien que seulement dans la dimension de l’acte auquel il se réfère – la redécouverte de la signification de toute l’existence, de la signification de la vie où se trouve également comprise cette signification du corps que nous appelons ici « sponsale ». Dans un certain sens, la signification du corps est l’antithèse de la libido freudienne. La signification de la vie est l’antithèse de l’herméneutique du « soupçon ». Cette herméneutique est très différente, elle est radicalement différente de celle que nous découvrons dans les paroles du Christ contenues dans le Discours sur la Montagne. Ces paroles dévoilent non seulement un autre ethos mais aussi une autre vision des possibilités de l’homme. Il est important que lui, précisément dans son « cœur », ne se sente pas seulement irrévocablement accusé et livré à la concupiscence de la chair mais que, dans le même cœur, il se sente appelé avec énergie, qu’il se sente appelé précisément à cette suprême valeur qu’est l’amour. Appelé comme personne dans la vérité de son humanité, donc aussi dans la vérité de sa masculinité et de sa féminité, dans la vérité de son corps. Appelé dans cette vérité qui est un patrimoine « de l’origine », un patrimoine de son cœur, plus profond que le péché héréditaire, plus profond que la triple concupiscence. Situées dans la réalité tout entière de la création et de la Rédemption, les paroles du Christ réactualisent cette hérédité plus profonde et lui donne une force réelle dans la vie de l’homme.
Notes
[1] « Le philosophe formé à l’école de Descartes sait que les choses sont douteuses, qu’elles ne sont pas telles qu’elles apparaissent ; mais il ne doute pas que la conscience ne soit telle qu’elle apparaît à elle-même…, depuis Marx, Nietzsche et Freud nous en doutons. Après le doute sur la chose, nous sommes entrés dans le doute sur la conscience. Mais Ces trois maîtres du soupçon ne sont pas trois maîtres de scepticisme ; ce sont assurément trois grands ‘destructeurs’. À partir d’eux, la compréhension est une herméneutique : chercher le sens, désormais, ce n’est plus épeler la conscience du sens, mais en déchiffrer les expressions. Ce qu’il faudrait donc confronter, c’est non seulement un triple soupçon, mais une triple ruse. Du même coup se découvre une parenté plus profonde encore entre Marx, Freud et Nietzsche. Tous trois commencent par le soupçon concernant les illusions de la conscience et continuent par la ruse du déchiffrage »… (Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations, Paris, 1969, Seuil, pp. 149-150).
[2] Cf. par exemple, l’affirmation caractéristique du dernier ouvrage de Freud : « Le noyau de notre être est donc formé par le ‘çà’ obscur qui n’entretient pas de relation directe avec le monde extérieur, et n’est accessible à notre connaissance que par l’intermédiaire d’une autre instance. Dans le ‘çà’ agissent les pulsions organiques, elles-mêmes constituées, selon des dosages différents, par le mélange de deux forces primordiales (Eros et Destruction), et se différenciant l’une de l’autre par leur rapport avec les organisations ou les systèmes d’organisation. L’unique effort de ces pulsions se porte vers la satisfaction que l’on attend de certaines modifications effectuées dans les organes, à l’aide des objets du monde extérieur » (s. Freud, Abriss der Psychoanalyse. Das Unbehagen der Kultur, Francfort-sur-le-Main, Hambourg, Fisher, 1955, p. 74-75). Ce « noyau » ou « cœur » de l’homme serait alors dominé par l’union entre l’instinct érotique et l’instinct destructeur, et la vie consisterait à les satisfaire.