1. Nous poursuivons les réflexions sur les paroles du Christ au sujet de la continence pour le Royaume des Cieux.
Il n’est pas possible de comprendre pleinement la signification et le caractère de la continence si la dernière expression de l’énoncé du Christ « pour le Royaume des Cieux » (Mt 19, 12) n’est pas remplie de son contenu adéquat, concret et objectif. Précédemment nous avons dit que cette expression signifie la raison, c’est-à-dire met pour ainsi dire en relief la finalité subjective, de l’appel du Christ à la continence. L’expression a toutefois en soi un sens objectif ; elle indique en fait une réalité objective pour laquelle les différentes personnes, hommes ou femmes, peuvent, comme l’a dit le Christ, se faire eunuques. Dans l’énoncé du Christ selon Mt 19, 11-12, la réalité du « Royaume » est définie de façon précise et en même temps »générale », c’est-à-dire de telle sorte qu’elle peut comprendre toutes les déterminations et significations particulières qui lui sont propres.
2. Le Royaume des Cieux signifie le Royaume de Dieu que le Christ a prêché dans son accomplissement final, c’est-à-dire « eschatologique ». Le Christ prêchait ce Royaume dans sa réalisation ou instauration temporelle et, en même temps, il l’annonçait dans son accomplissement eschatologique. L’instauration temporelle du Royaume de Dieu est en même temps son inauguration et sa préparation à l’accomplissement définitif. Le Christ appelle à ce Royaume, et en un certain sens il nous y invite tous (cf. la parabole du banquet de noces : Mt 22, 1-14). S’il appelle certains à la continence pour le Royaume des Cieux, il résulte du contenu de cette expression qu’il les y appelle pour prendre part de manière toute spéciale à l’instauration du Royaume de Dieu sur la terre grâce auquel commence et se prépare la phase définitive du Royaume des Cieux.
3. C’est en ce sens que nous avons dit que cet appel comporte le signe particulier du propre dynamisme du mystère de la Rédemption du corps. Ainsi donc, comme nous l’avons déjà mentionné, dans la continence pour le Royaume de Dieu se trouve mis en évidence le « se renier soi-même, se charger de sa croix chaque jour, et suivre le Christ » (Lc 9, 23), ce qui peut même aller jusqu’à renoncer au mariage et à une famille. Tout ceci découle de la conviction qu’il est possible ainsi de mieux contribuer à la réalisation du Royaume de Dieu dans sa dimension terrestre, avec la perspective de son accomplissement eschatologique. Dans son énoncé selon Mt 19, 11-12 le Christ dit, d’une manière générale, que le renoncement volontaire a cette finalité, mais il ne spécifie pas cette affirmation. Dans son premier énoncé au sujet de ce thème, il ne précise pas encore pour quelles tâches concrètes cette continence volontaire est nécessaire ou indispensable dans la réalisation du Royaume de Dieu sur la terre et dans la préparation de son accomplissement futur. Saint Paul de Tarse nous dira quelque chose de plus à ce propos (1 Co) et le reste sera complété par la vie de l’Église dans son cours historique dans le courant de l’authentique tradition.
4. Dans l’énoncé du Christ sur la continence pour le Royaume des Cieux, nous ne trouvons aucune indication plus détaillée sur la façon de comprendre ce Royaume lui-même – tant en ce qui concerne sa réalisation terrestre que son accomplissement définitif – dans sa relation spécifique et exceptionnelle avec ceux qui, volontairement, se font eunuques pour ledit Royaume.
Et, de même, rien n’indique par quel aspect particulier de la réalité constituant le Royaume lui sont associés ceux qui librement se sont faits eunuques. On sait en effet que le Royaume des Cieux est pour tous : sont également en relation avec lui sur la terre (et au ciel) ceux qui prennent femme et prennent mari. Il est pour tous la vigne du Seigneur où, sur la terre, ils doivent travailler et il est ensuite, la maison du Père, où ils doivent se trouver dans l’éternité. Qu’est donc ce Royaume pour ceux qui choisissent la continence volontaire pour lui ?
5. Dans l’énoncé du Christ rapporté par Mt 19, 11-12, nous ne trouvons aucune réponse à ces interrogations. Le Christ répond à ses disciples de manière à ne pas rester dans la ligne de leurs pensées et de leurs estimations qui cachent, au moins indirectement, une attitude utilitariste à l’égard du mariage : « Si telle est la condition… il ne convient pas de se marier » (Mt 19, 10). Le Maître se détache ouvertement de cette manière de concevoir le problème et, pour ce motif, il parle de la continence pour le Royaume des Cieux sans spécifier pourquoi il vaut la peine de renoncer de cette manière au mariage afin qu’aux oreilles de ses disciples ce ‘convient’ ne fasse résonner quelque note utilitariste. Il dit seulement que cette continence est parfois requise, sinon indispensable, pour le Royaume de Dieu. Et par cela il indique que dans le Royaume que le Christ prêche et auquel il appelle, elle constitue en elle- même une valeur particulière. Ceux qui la choisissent volontairement doivent la choisir par égard pour cette valeur qu’elle possède et non à la suite de quelque autre calcul.
6. Ce ton essentiel de la réponse du Christ qui se réfère directement à la continence pour le Royaume des Cieux elle-même, peut aussi se référer, de manière indirecte, aux précédents problèmes du mariage (cf. Mt 19, 3-9). Si l’on prend en considération l’ensemble de l’énoncé (Mt 19, 3-11), la réponse devrait, selon l’intention fondamentale du Christ, être la suivante : si quelqu’un choisit le mariage, il doit le choisir tel que le Créateur l’a institué à l’origine ; et il doit chercher en lui les valeurs qui correspondent au plan de Dieu ; par contre, si quelqu’un décide de pratiquer la continence pour le Royaume des Cieux, il doit y chercher les valeurs propres de cette vocation. En d’autres termes : chacun doit agir conformément à la vocation choisie.
7. Le Royaume des Cieux est certainement l’accomplissement définitif des aspirations de tous les hommes : il est la plénitude du bien que dans son cœur l’homme désire au-delà des limites de tout ce qui peut être son apanage dans la vie terrestre ; il est pour l’homme la plénitude absolue du don de Dieu. Dans son entretien avec les sadducéens (Mt 22, 24-30 ; Mc 12, 18-27 ; Lc 20, 27-40) que nous avons analysé précédemment, nous trouvons d’autres détails sur ce Royaume, à savoir sur l’autre monde. Et il y a encore plus de détails dans tout le Nouveau Testament. Il semble toutefois que, pour éclairer ce que représente le Royaume des Cieux pour ceux qui en font le motif de leur continence volontaire, la révélation du rapport conjugal du Christ avec l’Église a une signification particulière : parmi les autres textes, c’est donc celui de l’épître aux Éphésiens 5, 25 et sq. qui est décisif ; et il convient que nous nous basions sur celui-ci quand nous prendrons en considération le problème du caractère sacramentel du mariage.
Ce texte est également valable soit pour la théologie du mariage, soit pour la théologie de la continence pour le Royaume, c’est-à-dire la théologie de la virginité et du célibat. Il semble que, précisément dans ce texte, nous trouvons concrétisé ce que le Christ a dit à ses disciples en les invitant à la continence volontaire pour le Royaume des Cieux.
8. Dans cette analyse, il a été déjà suffisamment souligné que les paroles du Christ – extrêmement concises – sont fondamentale, denses de contenu essentiel et, de plus, caractérisées par une certaine sévérité. Il est incontestable que le Christ fait cet appel à la continence en perspective de l’autre monde, mais il y met l’accent sur tout ce qui exprime le réalisme temporel de la décision à cette continence, décision liée à la volonté de participer à l’œuvre rédemptrice du Christ.
Ainsi donc, à la lumière des paroles du Christ à ce sujet rapportées par Mt 19, 11-12, émergent surtout la profondeur et le sérieux de la décision de vivre dans la continence pour le Royaume ; et se trouve exprimée l’importance du renoncement que cette décision implique.
Indubitablement, à travers tout cela, à travers le sérieux et la profondeur de la décision, à travers la sévérité et la responsabilité que celle-ci comporte, transparaît lumineusement l’amour : l’amour comme disponibilité du don exclusif de soi pour le « Royaume de Dieu ». Toutefois, dans les paroles du Christ, il semble que cet amour soit voilé par ce qui est, au contraire, mis au premier plan.
Le Christ ne cache pas à ses disciples le fait que le choix de la continence pour le Royaume des Cieux est – vu dans les catégories du temporel – un renoncement. Cette manière de parler aux disciples, qui formule clairement la vérité de son enseignement et des exigences qu’il contient, est significative pour tout l’Évangile ; et c’est elle notamment qui lui confère précisément un cachet et une vigueur si convaincants.
9. C’est le propre du cœur humain d’accepter des exigences même difficiles, au nom de l’amour pour un idéal et surtout .au nom de l’amour pour la personne (l’amour est en effet, par essence, orienté vers la personne). C’est pourquoi dans cette invitation à la continence pour le Royaume des Cieux, ce sont d’abord les disciples eux-mêmes, puis toute la tradition vivante de l’Église qui, bien vite, ont découvert l’amour qui se réfère au Christ lui-même comme Epoux de l’Église, Epoux des âmes auxquelles il s’est donné lui-même jusqu’à la fin, dans le mystère de sa Pâque et de l’Eucharistie. De cette façon la continence pour le Royaume des Cieux, le choix de la virginité ou du célibat pour toute la vie, sont devenus dans l’expérience des disciples et des fidèles du Christ, l’acte d’une réponse particulière à l’amour de l’Epoux divin et, de ce fait, ont acquis la signification d’un acte d’amour conjugal : c’est-à-dire d’un don conjugal de soi, dans le but de répondre de manière particulière à l’amour conjugal du Rédempteur : une donation de soi entendue comme renoncement, mais surtout faite par amour.