Je voudrais parler aujourd’hui de saint Benoît, fondateur du monachisme en Occident et également saint patron de mon pontificat. Je commencerai par une parole de saint Grégoire le Grand, qui écrivit de saint Benoît :
L’homme de Dieu qui brilla sur cette terre par tant de miracles ne resplendit pas moins par l’éloquence avec laquelle il sut exposer sa doctrine » [1].
Lorsque le grand Pape écrivait ces mots en l’année 592, le saint moine n’était mort que depuis 50 ans à peine et était encore vivant dans la mémoire des gens, mais plus encore par l’ordre religieux florissant qu’il avait fondé. Saint Benoît de Nursie, par sa vie et par son œuvre, a exercé une influence fondamentale sur le développement de la civilisation et de la culture européenne. La source la plus importante concernant sa vie est le deuxième livre des Dialogues de saint Grégoire le Grand. Ce n’est pas une biographie au sens classique du terme : selon les habitudes du temps, il voulait illustrer concrètement, par l’exemple d’un homme, dans ce cas celui de saint Benoît, l’ascension des hauteurs de contemplation que peut réaliser celui qui s’abandonne à Dieu. Et il nous donne là un exemple de vie humaine considérée comme une montée vers les sommets de la perfection. Saint Grégoire le Grand, dans ce livre des Dialogues, rapporte aussi de nombreux miracles accomplis par le Saint mais, dans ce cas non plus, il ne veut pas simplement raconter quelque chose d’extraordinaire, mais bien plutôt démontrer comment Dieu conseille, aide, punit aussi, intervenant de multiples façons dans les situations concrètes de la vie de l’homme. Il s’agit de montrer que Dieu n’est pas une hypothèse lointaine, émise pour expliquer l’origine du monde, mais qu’il est présent dans la vie de l’homme, de tout homme.
Un « astre lumineux »
Cette perspective adoptée par le « biographe » s’explique également à la lumière du contexte général de son temps : au détour des Ve et VIe siècles, le monde était engagé dans les bouleversements d’une terrible crise des valeurs et des institutions causée par l’effondrement de l’Empire romain, l’invasion de nouveaux peuples et la décadence des mœurs. En présentant saint Benoît comme un « astre lumineux », Grégoire voulait indiquer, dans cette situation terrible, ici, dans cette même ville de Rome, l’issue de secours de cette « nuit obscure de l’histoire » [2]. Dans les faits, l’œuvre du Saint et, tout particulièrement sa Règle se révélèrent être porteuses d’un authentique ferment spirituel qui, au cours des siècles et bien au-delà des limites de sa Patrie et de son temps, allait changer le visage de l’Europe, y suscitant, après la fin de l’unité politique qu’avait créée l’Empire romain, une nouvelle unité, spirituelle et culturelle : celle de la foi chrétienne que se partageaient les peuples du continent. Ainsi naquit la réalité que nous appelons « Europe ».
La naissance de saint Benoît se situe aux environs de l’année 480. Il provenait, aux dires de saint Grégoire, « de la région de Nursie (ex provincia Nurciæ) ». Pour sa formation, ses riches parents l’envoyèrent aux études à Rome. Mais son séjour dans la Ville éternelle ne se prolongea pas ; Grégoire en donne une explication parfaitement crédible, par le fait que le jeune Benoît était dégoûté du style de vie de nombre de ses compagnons d’étude vivant de façon dissolue, et qu’il ne voulait pas tomber dans les mêmes errements. Il voulait plaire à Dieu seul (soli Deo placere desiderans [3]. Et donc, dès avant la fin de ses études, Benoît quitta Rome et se retira dans la solitude de la montagne à l’est de Rome. Après un premier séjour dans le village d’Effide (Affile, de nos jours) où, pendant un certain temps, il s’associa à une « communauté religieuse monastique », il se fit ermite non loin de là, à Subiaco. Il y vécut trois ans dans la solitude absolue, dans une grotte qui, depuis le Haut Moyen Âge, constitue le « cœur » d’un monastère bénédictin appelé « Sacro Speco » [sainte caverne]. La période de Subiaco, période de solitude en compagnie de Dieu, fut pour Benoît un temps de maturation. Il dut affronter, et vaincre, les trois tentations fondamentales de tout être humain : la tentation de l’auto-affirmation et du désir de se mettre au centre, la tentation de la sensualité, et enfin la tentation de la colère et de la vengeance. Benoît était en effet convaincu que ce ne serait qu’après avoir vaincu ces tentations qu’il pourrait dire aux autres une parole répondant aux besoins de leur situation. Et ainsi, l’âme revenue à la paix, il était en mesure de maîtriser les pulsions de l’ego, devenant de la sorte bâtisseur de paix autour de lui. Ce n’est qu’alors qu’il décida de fonder ses premiers monastères dans la vallée de l’Anio, près de Subiaco.
Une Règle et une famille
En 529, Benoît laissa Subiaco pour s’établir au Mont-Cassin. Certains ont expliqué ce transfert comme une fuite devant les intrigues jalouses d’un clerc local. Mais cet essai d’explication s’est avéré peu convaincant, la mort inattendue de la personne en question n’ayant pas induit Benoît à revenir [4]. En réalité, la décision s’était imposée à lui quand il était entré dans une phase nouvelle de sa maturation intérieure et de son expérience monastique. Selon Grégoire le Grand, l’exode de la vallée retirée de l’Anio pour rejoindre le Mont-Cassin – un plateau qui surplombe en son milieu une vaste plaine, et visible de loin – revêt un caractère symbolique : si la vie monastique dans la réclusion a sa raison d’être, un monastère poursuit également une finalité publique dans la vie de l’Église et de la société, celle de donner visibilité à la foi comme force de vie. De fait, quand, le 21 mars 547, Benoît arriva au terme de sa vie terrestre, il laissait, avec sa Règle et la famille bénédictine qu’il avait fondée, un patrimoine qui allait traverser les siècles et porter fruit jusqu’à nous dans le monde entier.
Tout le deuxième livre des Dialogues de Grégoire illustre comment la vie de saint Benoît a baigné dans une atmosphère de prière, pierre angulaire de son existence. Sans prière, il n’y a pas d’expérience de Dieu. Mais la spiritualité de Benoît n’était pas une intériorité coupée de la réalité. Dans l’inquiétude et dans la confusion de l’époque, parce qu’il vivait sous le regard de Dieu il ne perdit jamais de vue les devoirs de la vie quotidienne ni l’homme avec ses besoins concrets. Voir Dieu lui fit comprendre la réalité de l’homme et sa mission. Dans sa Règle, il qualifie la vie monastique de « école pour apprendre à servir le Seigneur » [5], et il demande à ses moines que, « à l’œuvre de Dieu », c’est-à-dire à l’Office divin ou à la Liturgie des heures, « on ne préfère rien » [6]. Il souligne cependant que la prière est avant tout un acte d’écoute [7], qui doit ensuite se traduire dans l’action concrète. « Le Seigneur attend de nous ceci : que jour après jour nous répondions par nos actes à ses bons conseils », affirme-t-il [8]. De cette façon la vie du moine réalise une symbiose féconde entre l’action et la contemplation « pour qu’en tout on rende gloire à Dieu » [9]. Contrastant avec une auto-réalisation facile et égocentrique, de nos jours souvent exaltée, l’engagement premier et indispensable du disciple de saint Benoît est la recherche sincère de Dieu [10] sur la voie tracée par le Christ humble et obéissant [11], à l’amour de qui « rien ne doit être préféré » [12], si bien que dans le service du prochain ce disciple devient homme de service et de paix. Dans l’exercice de l’obéissance mise en acte avec une foi animée par l’amour [13], le moine acquiert l’humilité [14] à laquelle la Règle consacre tout un chapitre [15]. De la sorte, l’homme devient toujours plus conforme au Christ et atteint sa véritable auto-réalisation de créature à l’image et ressemblance de Dieu.
Patron de l’Europe
À l’obéissance du disciple doit correspondre la sagesse de l’Abbé, qui dans le monastère tient « la place du Christ » [16]. Son portrait au profil d’une spirituelle beauté et d’un engagement exigeant, tel que tracé surtout le deuxième chapitre de la Règle, peut être considéré comme un auto-portrait de Benoît, puisque, comme l’écrit Grégoire le Grand, « le saint ne pouvait nullement enseigner différemment de ce qu’il vivait » [17]. L’Abbé doit être à la fois père affectueux et maître sévère [18], véritable éducateur. Inflexible contre les vices, il est pourtant appelé par-dessus tout à imiter la tendresse du Bon Pasteur [19], à « être serviteur plutôt que maître » [20], à « accentuer davantage par les actes que par les mots tout ce qui est bon et saint », et à « présenter les commandements du Seigneur par son exemple » [21]. Pour être en mesure de décider de manière responsable, l’Abbé doit aussi être quelqu’un qui écoute « les avis des frères » [22], parce que « souvent le Seigneur découvre à un frère plus jeune ce qui est le mieux » [23]. Cette disposition confère un caractère étonnamment moderne à une règle mise par écrit il y a presque quinze siècles ! Un homme aux responsabilités publiques, y compris en un cercle restreint, doit toujours aussi être un homme qui sait écouter, et sait apprendre de ce qu’il entend.
Benoît qualifie sa Règle de « petite règle écrite pour des débutants » [24] ; en réalité pourtant elle présente des indications utiles non seulement aux moines, mais aussi à tous ceux qui cherchent un guide pour leur route vers Dieu. Par sa mesure, son humanité, son sobre discernement entre ce qui dans la vie spirituelle est essentiel et ce qui est secondaire, elle a pu conserver son lumineux pouvoir jusqu’à aujourd’hui. Lorsque Paul VI, le 24 octobre 1964, proclama saint Benoît Patron de l’Europe, il entendait reconnaître l’œuvre merveilleuse accomplie par le saint au moyen de sa Règle, pour la formation de la civilisation et de la culture européenne. Aujourd’hui, à peine sortie d’un siècle profondément blessé par deux guerres mondiales et après l’effondrement des grandes idéologies qui se sont révélées être de tragiques utopies, l’Europe est à la recherche de son identité. Pour créer une unité nouvelle et durable, les instruments politiques, économiques et juridiques sont importants, certes, mais il faut également susciter un renouveau éthique et spirituel qui atteigne aux racines chrétiennes du Continent, sans quoi l’Europe ne pourra se reconstruire. Sans cette sève vitale, l’homme reste exposé au danger de succomber à l’ancienne tentation de vouloir se racheter tout seul : c’est là une utopie qui, de diverses façons, dans l’Europe du XXe siècle, a causé, comme l’a relevé le Pape Jean-Paul II « une régression sans précédent dans l’histoire tourmentée de l’humanité » [25]. Nous qui cherchons le véritable progrès, accueillons aujourd’hui encore la Règle de saint Benoît comme une lumière sur notre chemin. Le grand moine reste un maître authentique, et à son école, nous pouvons apprendre l’art de vivre l’humanisme véritable.
Notes
[1] Dialogue II, 36.
[2] Cf. Jean-Paul II, DC 1979, n. 1769, p. 510..
[3] II Dialogue, Prol. 1..
[4] II Dialogue, 8.
[5] Prol. 45.
[6] 43, 3.
[7] Prol. 9-11.
[8] Prol. 35.
[9] 57, 9.
[10] 58, 7.
[11] 5, 13.
[12] 4, 21.
[13] 5, 2.
[14] 5, 1.
[15] 7.
[16] 2, 2 ; 63, 13.
[17] Dialogue II, 36.
[18] 2, 24.
[19] 27, 8.
[20] 64, 8.
[21] 2, 12.
[22] 3, 2.
[23] 3, 3.
[24] 73, 8.
[25] Discours au Conseil pontifical de la Culture, 12 janvier 1990.