Le Christ assumant les résistances de la liberté humaine
Il est frappant que ce soit à propos de la mort de Gethsémani que l’Évangile parle d’agonie et non à propos de la mort sur la Croix. « Agonie » en grec veut dire « combat », et c’est bien d’un combat qu’il s’agit : le combat de l’Amour divin qui se porte au devant de la contradiction radicale du péché pour s’en emparer totalement, au point que St Paul dit que le Christ est devenu « péché » et « malédiction » pour nous. Il veut le saisir par la force de son innocence dans sa fidélité entêtée, sans jamais le concevoir comme mal. Il n’en sera que plus frappé, plus meurtri, plus contredit.
Nous sommes ici à l’opposé du dolorisme. Le dolorisme tente de nous faire vivre l’événement divin de Gethsémani ou de la Croix, par une exacerbation de l’élément humain, la souffrance, par l’aspect quantifiable de la douleur du Christ. De là découle une spiritualité qui va vouloir le « consoler » dans son manque humain. Ici, au contraire, nous entrons dans cette nuit de Gethsémani comme dans la cellule de la miséricorde divine qui est le lieu de notre consolation. Cela peut sembler scandaleux. C’est bien pourtant la révélation ultime de l’Amour dont nous avons été aimés. Une Catherine de Sienne y puisera l’espérance du salut des âmes contre tout espoir humain, quand elle se heurtera à la contradiction du mal dans le péché. Elle sait que dans le cœur de Dieu révélé par l’agonie de Géthsémani, la liberté de l’homme a été acceptée mais non dans la résignation.
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Sainte Catherine priait beaucoup la nuit. À la suite de son père S. Dominique, elle se sentait appelée à passer la plus grande partie de la nuit en prière. Dans sa cellule, au cœur de ces nuits, sainte Catherine conduit notre regard vers Jésus dans la nuit de Gethsémani. Voici comment elle explique, d’après les révélations qu’elle a reçues du Christ lui-même, le mystère de cette nuit. Sans avoir les connaissances bibliques qui sont les nôtres, elle a, par intuition surnaturelle, touché au cœur de ce mystère et elle l’a dit beaucoup mieux peut-être que nous n’arrivons à l’exprimer.
Elle donnait, écrit son biographe, le Bienheureux Raymond de Capoue, qui avait été son père spirituel, sur les paroles de Notre Seigneur au Jardin des Oliviers, une explication que je ne me rappelle pas avoir lue ou entendue autre part. Elle disait que par ces mots : « Mon Père, éloigne ce calice de moi » (Mt 26, 39), les personnes que la grâce éclaire et fortifie ne doivent pas croire, comme les âmes faibles qui craignent la mort, que le Sauveur demandait l’éloignement de sa Passion. Il avait bu depuis sa naissance, et à mesure que le temps approchait, il buvait d’avantage ce calice du désir qu’il avait de sauver les hommes. Il demandait plutôt l’accomplissement de ce qu’il souhaitait si ardemment, l’achèvement de ce calice dont il supportait l’amertume depuis si longtemps… Mais quoique ce calice du désir fût le plus pénible à boire, il ajoutait dans son obéissance filiale : « Cependant que ce ne soit pas ma volonté mais la vôtre qui s’accomplisse » (Lc 22, 42). Il s’offrait ainsi à souffrir tous les retards qu’il plairait au Père d’apporter à sa Passion.
L’agonie de Gethsémani, est la contradiction du désir divin de salut par les retards et les échecs que lui impose la contradiciton des volontés rebelles.
Le désir du Fils de Dieu, écrit sainte Catherine, était la faim de notre salut, pour accomplir la volonté de son Père ; c’est ce qui le fit souffrir jusqu’à ce qu’il l’eut accomplie. Et comme il est la sagesse du Père, il voyait ceux qui profiteraient de son sang et ceux qui n’en profiterait pas par leur fautes, et il pleurait l’aveuglement de ceux qui n’en voulaient pas profiter. Ce tourment de désir, il le souffrit depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Lorsqu’il eut donné sa vie, son désir ne cessa pas, mais seulement la croix du désir. »
Ce qui frappe de prime abord, c’est que sainte Catherine parle d’une vision du Christ qui le rend contemporain des libertés qui profitent ou ne profitent pas de son sang rédempteur. Il ne s’agit pas d’une pré-vision qui impliquerait une prédestination dans l’ordre du mal. Le Christ porte notre liberté dans le présent de ses actes qui coïncide avec le présent de l’éternité de Dieu.
En la coupe de Gehsémani toutes nos libertés, du début jusqu’à la fin des temps, sont rassemblées dans le présent de Dieu. L’Agneau est égorgé depuis les origines du monde et le Christ, dit Pascal, demeure en agonie jusqu’à la fin des temps.
Elle dit, continue son biographe, au cours de l’une de ses extases que ce qui avait causé la tristesse et la sueur de sang du Sauveur au Jardin des Oliviers, c’était de voir combien d’âmes ne participaient pas aux fruits de la Passion.
L’agonie est, à l’heure des ténèbres, l’expression, à travers l’humanité du Christ, de la contradiction de l’éternel Amour divin par les actes mauvais posés au présent par nos libertés.
Le précieux Sang de mon Fils Unique, dit Dieu à sainte Catherine dans Le Dialogue, a détruit la mort, dissipé les ténèbres, répandu la lumière ; ce sang opère toujours pour le salut et la perfection de l’homme qui se dispose à le recevoir. Mais comme il donne la vie, il donne aussi la mort à celui qui le boit indignement dans les ténèbres du péché. Oui, le pécheur en a agi cruellement pour lui-même en foulant aux pieds, dans son cœur, le fruit de Sang.
Voilà l’agonie du Sauveur acceptant de la main du Père que son sang soit recueilli dans la coupes, à savoir la liberté de l’homme.
Nous sommes comme des coupes, (dit sainte Catherine), pour recevoir le Sang qui s’écoulait de la Croix. C’est nous qui sommes cette coupe qui reçoit le sang. Quand Jésus dit : « Père que cette coupe s’éloigne de moi ». Il ne faut pas comprendre, (dit-elle), que le Sauveur demande l’éloignement de sa Passion. Jésus demande, dans cet ultime prière au Père, l’éloignement de cette coupe qu’est la liberté mauvaise de l’homme qui peut faire du calice de son Sang vivifiant une coupe de colère donnant la mort éternelle.
Selon sainte Catherine cette coupe était, pour le Christ, d’accepter avec patience que son Sang ne porte pas fruit tout de suite, d’assumer toutes les lenteurs, toutes les résistances à la grâce. Et elle insiste beaucoup sur le fait que la Passion du Christ, sa vraie Passion, sa Passion divine, a été la Passion du désir et que ses souffrances n’ont été rien en comparaison du désir qu’il avait du salut du monde, et de la résistance qu’il rencontrerait dans la contradiction de nos cœurs.