La foi et la raison
Vénérés Frères dans l’épiscopat, salut et Bénédiction apostolique !
La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. C’est Dieu qui a mis au cœur de l’homme le désir de connaître la vérité et, au terme, de Le connaître lui-même afin que, Le connaissant et L’aimant, il puisse atteindre la pleine vérité sur lui-même (cf. Ex 33, 18 ; Ps 27 [26], 8-9 ; 63 [62], 2-3 ; Jn 14, 8 ; 1 Jn 3, 2).
Introduction – « Connais-toi toi-même »
1. En Orient comme en Occident, on peut discerner un parcours qui, au long des siècles, a amené l’humanité à s’approcher progressivement de la vérité et à s’y confronter. C’est un parcours qui s’est déroulé &mdash ; il ne pouvait en être autrement &mdash ; dans le champ de la conscience personnelle de soi : plus l’homme connaît la réalité et le monde, plus il se connaît lui-même dans son unicité, tandis que devient toujours plus pressante pour lui la question du sens des choses et de son existence même. Ce qui se présente comme objet de notre connaissance fait par là-même partie de notre vie. Le conseil Connais-toi toi-même était sculpté sur l’architrave du temple de Delphes, pour témoigner d’une vérité fondamentale qui doit être prise comme règle minimum par tout homme désireux de se distinguer, au sein de la création, en se qualifiant comme « homme » précisément parce qu’il « se connaît lui-même ».
Un simple regard sur l’histoire ancienne montre d’ailleurs clairement qu’en diverses parties de la terre, marquées par des cultures différentes, naissent en même temps les questions de fond qui caractérisent le parcours de l’existence humaine : Qui suis-je ? D’où viens-je et où vais-je ? Pourquoi la présence du mal ? Qu’y aura-t-il après cette vie ? Ces interrogations sont présentes dans les écrits sacrés d’Israël, mais elles apparaissent également dans les Védas ainsi que dans l’Avesta ; nous les trouvons dans les écrits de Confucius et de Lao Tseu, comme aussi dans la prédication des Tirthankaras et de Bouddha ; ce sont encore elles que l’on peut reconnaître dans les poèmes d’Homère et dans les tragédies d’Euripide et de Sophocle, de même que dans les traités philosophiques de Platon et d’Aristote. Ces questions ont une source commune : la quête de sens qui depuis toujours est pressante dans le cœur de l’homme, car de la réponse à ces questions dépend l’orientation à donner à l’existence.
2. L’Église n’est pas étrangère à ce parcours de recherche, et elle ne peut l’être. Depuis que, dans le Mystère pascal, elle a reçu le don de la vérité ultime sur la vie de l’homme, elle est partie en pèlerinage sur les routes du monde pour annoncer que Jésus Christ est « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). Parmi les divers services qu’elle doit offrir à l’humanité, il y en a un qui engage sa responsabilité d’une manière tout à fait particulière : c’est la diaconie de la vérité. [1] D’une part, cette mission fait participer la communauté des croyants à l’effort commun que l’humanité accomplit pour atteindre la vérité [2] et, d’autre part, elle l’oblige à prendre en charge l’annonce des certitudes acquises, tout en sachant que toute vérité atteinte n’est jamais qu’une étape vers la pleine vérité qui se manifestera dans la révélation ultime de Dieu : « Nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. à présent, je connais d’une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu » (1 Co 13, 12).
3. L’homme possède de multiples ressources pour stimuler le progrès dans la connaissance de la vérité, de façon à rendre son existence toujours plus humaine. Parmi elles ressort la philosophie, qui contribue directement à poser la question du sens de la vie et à en ébaucher la réponse ; elle apparaît donc comme l’une des tâches les plus nobles de l’humanité. Le mot philosophie, selon l’étymologie grecque, signifie « amour de la sagesse ». En effet, la philosophie est née et s’est développée au moment où l’homme a commencé à s’interroger sur le pourquoi des choses et sur leur fin. Sous des modes et des formes différentes, elle montre que le désir de vérité fait partie de la nature même de l’homme. C’est une propriété innée de sa raison que de s’interroger sur le pourquoi des choses, même si les réponses données peu à peu s’inscrivent dans une perspective qui met en évidence la complémentarité des différentes cultures dans lesquelles vit l’homme.
La forte incidence qu’a eue la philosophie dans la formation et dans le développement des cultures en Occident ne doit pas nous faire oublier l’influence qu’elle a exercée aussi dans les manières de concevoir l’existence dont vit l’Orient. Tout peuple possède en effet sa propre sagesse autochtone et originelle qui, en tant que richesse culturelle authentique, tend à s’exprimer et à mûrir également sous des formes typiquement philosophiques. Que cela soit vrai, on en a pour preuve le fait qu’une forme fondamentale de savoir philosophique, présente jusqu’à nos jours, peut être identifiée jusque dans les postulats dont s’inspirent les diverses législations nationales et internationales pour établir les règles de la vie sociale.
4. Il faut en tout cas observer que derrière un mot unique se cachent des sens différents. Une explicitation préliminaire est donc nécessaire. Poussé par le désir de découvrir la vérité dernière de l’existence, l’homme cherche à acquérir les connaissances universelles qui lui permettent de mieux se comprendre et de progresser dans la réalisation de lui-même. Les connaissances fondamentales découlent de l’émerveillement suscité en lui par la contemplation de la création : l’être humain est frappé d’admiration en découvrant qu’il est inséré dans le monde, en relation avec d’autres êtres semblables à lui dont il partage la destinée. Là commence le parcours qui le conduira ensuite à la découverte d’horizons toujours nouveaux de connaissance. Sans émerveillement, l’homme tomberait dans la répétitivité et, peu à peu, il deviendrait incapable d’une existence vraiment personnelle.
La capacité spéculative, qui est propre à l’intelligence humaine, conduit à élaborer, par l’activité philosophique, une forme de pensée rigoureuse et à construire ainsi, avec la cohérence logique des affirmations et le caractère organique du contenu, un savoir systématique. Grâce à ce processus, on a atteint, dans des contextes culturels différents et à des époques diverses, des résultats qui ont conduit à l’élaboration de vrais systèmes de pensée. Historiquement, cela a souvent exposé à la tentation de considérer un seul courant comme la totalité de la pensée philosophique. Il est cependant évident qu’entre en jeu, dans ces cas, une certaine « superbe philosophique » qui prétend ériger sa propre perspective imparfaite en lecture universelle. En réalité, tout système philosophique, même toujours respecté dans son intégralité sans aucune sorte d’instrumentalisation, doit reconnaître la priorité de la pensée philosophique d’où il tire son origine et qu’il doit servir d’une manière cohérente.
En ce sens, il est possible de reconnaître, malgré les changements au cours des temps et les progrès du savoir, un noyau de notions philosophiques dont la présence est constante dans l’histoire de la pensée. Que l’on songe, à seul titre d’exemple, aux principes de non-contradiction, de finalité, de causalité, et de même à la conception de la personne comme sujet libre et intelligent, et à sa capacité de connaître Dieu, la vérité, le bien ; que l’on songe également à certaines normes morales fondamentales qui s’avèrent communément partagées. Ces thèmes et d’autres encore montrent que, indépendamment des courants de pensée, il existe un ensemble de notions où l’on peut reconnaître une sorte de patrimoine spirituel de l’humanité. C’est comme si nous nous trouvions devant une philosophie implicite qui fait que chacun se sent possesseur de ces principes, fût-ce de façon générale et non réfléchie. Ces notions, précisément parce qu’elles sont partagées dans une certaine mesure par tous, devraient constituer des références pour les diverses écoles philosophiques. Quand la raison réussit à saisir et à formuler les principes premiers et universels de l’être et à faire correctement découler d’eux des conclusions cohérentes d’ordre logique et moral, on peut alors parler d’une raison droite ou, comme l’appelaient les anciens, de orthòs logos, recta ratio.
5. L’Église, pour sa part, ne peut qu’apprécier les efforts de la raison pour atteindre des objectifs qui rendent l’existence personnelle toujours plus digne. Elle voit en effet dans la philosophie le moyen de connaître des vérités fondamentales concernant l’existence de l’homme. En même temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir l’intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l’évangile à ceux qui ne la connaissent pas encore.
Faisant donc suite à des initiatives analogues de mes prédécesseurs, je désire moi aussi porter mon regard vers cette activité particulière de la raison. J’y suis incité par le fait que, de nos jours surtout, la recherche de la vérité ultime apparaît souvent occultée. Sans aucun doute, la philosophie moderne a le grand mérite d’avoir concentré son attention sur l’homme. A partir de là, une raison chargée d’interrogations a développé davantage son désir d’avoir une connaissance toujours plus étendue et toujours plus profonde. Ainsi ont été bâtis des systèmes de pensée complexes, qui ont donné des fruits dans les divers ordres du savoir, favorisant le développement de la culture et de l’histoire. L’anthropologie, la logique, les sciences de la nature, l’histoire, le langage…, d’une certaine manière, c’est l’univers entier du savoir qui a été embrassé. Les résultats positifs qui ont été atteints ne doivent toutefois pas amener à négliger le fait que cette même raison, occupée à enquêter d’une façon unilatérale sur l’homme comme sujet, semble avoir oublié que celui-ci est également toujours appelé à se tourner vers une vérité qui le transcende. Sans référence à cette dernière, chacun reste à la merci de l’arbitraire, et sa condition de personne finit par être évaluée selon des critères pragmatiques fondés essentiellement sur le donné expérimental, dans la conviction erronée que tout doit être dominé par la technique. Il est ainsi arrivé que, au lieu d’exprimer au mieux la tension vers la vérité, la raison, sous le poids de tant de savoir, s’est repliée sur elle-même, devenant, jour après jour, incapable d’élever son regard vers le haut pour oser atteindre la vérité de l’être. La philosophie moderne, oubliant d’orienter son enquête vers l’être, a concentré sa recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de s’appuyer sur la capacité de l’homme de connaître la vérité, elle a préféré souligner ses limites et ses conditionnements.
Il en est résulté diverses formes d’agnosticisme et de relativisme qui ont conduit la recherche philosophique à s’égarer dans les sables mouvants d’un scepticisme général. Puis, récemment, ont pris de l’importance certaines doctrines qui tendent à dévaloriser même les vérités que l’homme était certain d’avoir atteintes. La pluralité légitime des positions a cédé le pas à un pluralisme indifférencié, fondé sur l’affirmation que toutes les positions se valent : c’est là un des symptômes les plus répandus de la défiance à l’égard de la vérité que l’on peut observer dans le contexte actuel. Certaines conceptions de la vie qui viennent de l’Orient n’échappent pas, elles non plus, à cette réserve ; selon elles, en effet, on refuse à la vérité son caractère exclusif, en partant du présupposé qu’elle se manifeste d’une manière égale dans des doctrines différentes, voire contradictoires entre elles. Dans cette perspective, tout devient simple opinion. On a l’impression d’être devant un mouvement ondulatoire : tandis que, d’une part, la réflexion philosophique a réussi à s’engager sur la voie qui la rapproche toujours plus de l’existence humaine et de ses diverses expressions, elle tend d’autre part à développer des considérations existentielles, herméneutiques ou linguistiques qui passent sous silence la question radicale concernant la vérité de la vie personnelle, de l’être et de Dieu. En conséquence, on a vu apparaître chez l’homme contemporain, et pas seulement chez quelques philosophes, des attitudes de défiance assez répandues à l’égard des grandes ressources cognitives de l’être humain. Par fausse modestie, on se contente de vérités partielles et provisoires, sans plus chercher à poser des questions radicales sur le sens et sur le fondement ultime de la vie humaine, personnelle et sociale. En somme, on a perdu l’espérance de pouvoir recevoir de la philosophie des réponses définitives à ces questions.
6. Forte de la compétence qui lui vient du fait qu’elle est dépositaire de la Révélation de Jésus Christ, l’Église entend réaffirmer la nécessité de la réflexion sur la vérité. C’est pour cette raison que j’ai décidé de m’adresser à vous, vénérés Frères dans l’épiscopat avec lesquels je partage la mission de « manifester la vérité » (2 Co 4, 2), ainsi qu’aux théologiens et aux philosophes, auxquels revient le devoir de s’enquérir des différents aspects de la vérité, et aussi aux personnes qui sont en recherche, pour faire part de quelques réflexions sur la voie qui conduit à la vraie sagesse, afin que tous ceux qui ont au cœur l’amour de la sagesse puissent s’engager sur la bonne route qui permet de l’atteindre et trouver en elle la récompense de sa peine et la joie spirituelle.
Ce qui me porte à cette initiative, c’est tout d’abord la conscience de ce qu’exprime le Concile Vatican II, quand il affirme que les évêques sont des « témoins de la vérité divine et catholique ». [3] Témoigner de la vérité est donc une tâche qui nous a été confiée, à nous évêques ; nous ne pouvons y renoncer sans manquer au ministère que nous avons reçu. En réaffirmant la vérité de la foi, nous pouvons redonner à l’homme de notre époque une authentique confiance en ses capacités cognitives et lancer à la philosophie le défi de retrouver et de développer sa pleine dignité.
Un autre motif m’incite à écrire ces réflexions. Dans l’encyclique Veritatis splendor, j’ai attiré l’attention sur « quelques vérités fondamentales de la doctrine catholique, qui risquent d’être déformées ou rejetées dans le contexte actuel ». [4] Par la présente Encyclique, je voudrais continuer cette réflexion et concentrer l’attention sur le thème même de la vérité et sur son fondement par rapport à la foi. On ne peut nier en effet que cette période de changements rapides et complexes expose surtout les jeunes générations, auxquelles appartient l’avenir et dont il dépend, à éprouver le sentiment d’être privées d’authentiques points de repères. L’exigence d’un fondement pour y édifier l’existence personnelle et sociale se fait sentir de manière pressante, surtout quand on est contraint de constater le caractère fragmentaire de propositions qui élèvent l’éphémère au rang de valeur, dans l’illusion qu’il sera possible d’atteindre le vrai sens de l’existence. Il arrive ainsi que beaucoup traînent leur vie presque jusqu’au bord de l’abîme sans savoir vers quoi ils se dirigent. Cela dépend aussi du fait que ceux qui étaient appelés par vocation à exprimer dans des formes culturelles le fruit de leur spéculation ont parfois détourné leur regard de la vérité, préférant le succès immédiat à la peine d’une recherche patiente de ce qui mérite d’être vécu. La philosophie, qui a la grande responsabilité de former la pensée et la culture par l’appel permanent à la recherche du vrai, doit retrouver vigoureusement sa vocation originelle. C’est pourquoi j’ai ressenti non seulement l’exigence mais aussi le devoir d’intervenir sur ce thème, pour que l’humanité, au seuil du troisième millénaire de l’ère chrétienne, prenne plus clairement conscience des grandes ressources qui lui ont été accordées et s’engage avec un courage renouvelé dans la réalisation du plan de salut dans lequel s’inscrit son histoire.
Chapitre I – La Révélation de la sagesse de Dieu
Jésus révèle le Père
7. Au point de départ de toute réflexion que l’Église entreprend, il y a la conscience d’être dépositaire d’un message qui a son origine en Dieu même (cf. 2 Co 4, 1-2). La connaissance qu’elle propose à l’homme ne lui vient pas de sa propre spéculation, fût-ce la plus élevée, mais du fait d’avoir accueilli la parole de Dieu dans la foi (cf. 1 Th 2, 13). A l’origine de notre être de croyants se trouve une rencontre, unique en son genre, qui a fait s’entrouvrir un mystère caché depuis les siècles (cf. 1 Co 2, 7 ; Rm 16, 25-26), mais maintenant révélé : « Il a plu à Dieu, dans sa bonté et sa sagesse, de se révéler lui-même et de faire connaître le mystère de sa volonté (cf. Ep 1, 9), par lequel les hommes ont accès auprès du Père par le Christ, Verbe fait chair, dans l’Esprit Saint, et sont rendus participants de la nature divine ». [5] C’est là une initiative pleinement gratuite, qui part de Dieu pour rejoindre l’humanité et la sauver. En tant que source d’amour, Dieu désire se faire connaître, et la connaissance que l’homme a de Lui porte à son accomplissement toute autre vraie connaissance que son esprit est en mesure d’atteindre sur le sens de son existence.
8. Reprenant presque littéralement l’enseignement donné par la Constitution Dei Filius du Concile Vatican I et tenant compte des principes proposés par le Concile de Trente, la Constitution Dei Verbum de Vatican II a continué le processus séculaire d’intelligence de la foi et a réfléchi sur la Révélation à la lumière de l’enseignement biblique et de l’ensemble de la tradition patristique. Au premier Concile du Vatican, les Pères avaient souligné le caractère surnaturel de la révélation de Dieu. La critique rationaliste, qui s’attaquait alors à la foi en partant de thèses erronées et très répandues, portait sur la négation de toute connaissance qui ne serait pas le fruit des capacités naturelles de la raison. Ce fait avait obligé le Concile à réaffirmer avec force que, outre la connaissance propre de la raison humaine, capable par nature d’arriver jusqu’au Créateur, il existe une connaissance qui est propre à la foi. Cette connaissance exprime une vérité fondée sur le fait même que Dieu se révèle, et c’est une vérité très certaine car Dieu ne trompe pas et ne veut pas tromper. [6]
9. Le Concile Vatican I enseigne donc que la vérité atteinte par la voie de la réflexion philosophique et la vérité de la Révélation ne se confondent pas, et que l’une ne rend pas l’autre superflue : « Il existe deux ordres de connaissance, distincts non seulement par leur principe mais aussi par leur objet. Par leur principe, puisque dans l’un c’est par la raison naturelle et dans l’autre par la foi divine que nous connaissons. Par leur objet, parce que, outre les vérités que la raison naturelle peut atteindre, nous sont proposés à croire les mystères cachés en Dieu, qui ne peuvent être connus s’ils ne sont divinement révélés ». [7] La foi, qui est fondée sur le témoignage de Dieu et bénéficie de l’aide surnaturelle de la grâce, est effectivement d’un ordre différent de celui de la connaissance philosophique. Celle-ci, en effet, s’appuie sur la perception des sens, sur l’expérience, et elle se développe à la lumière de la seule intelligence. La philosophie et les sciences évoluent dans l’ordre de la raison naturelle, tandis que la foi, éclairée et guidée par l’Esprit, reconnaît dans le message du salut la « plénitude de grâce et de vérité » (cf. Jn 1, 14) que Dieu a voulu révéler dans l’histoire et de manière définitive par son Fils Jésus Christ (cf. 1 Jn 5, 9 ; Jn 5, 31-32).
10. Les Pères du Concile Vatican II, fixant leur regard sur Jésus qui révèle, ont mis en lumière le caractère salvifique de la révélation de Dieu dans l’histoire et ils en ont exprimé la nature dans les termes suivants : « Par cette révélation, le Dieu invisible (cf. Col 1, 15 ; 1 Tm 1, 17), dans son amour surabondant, s’adresse aux hommes comme à des amis (cf. Ex 33, 11 ; Jn 15, 14-15) et est en relation avec eux (cf. Ba 3, 38), pour les inviter à la vie en communion avec lui et les recevoir en cette communion. Cette économie de la Révélation se réalise par des actions et des paroles intrinsèquement liées entre elles, si bien que les œuvres, accomplies par Dieu dans l’histoire du salut, manifestent et corroborent la doctrine et les réalités signifiées par les paroles, et que les paroles, de leur côté, proclament les œuvres et élucident le mystère qui y est contenu. Par cette révélation, la vérité profonde sur Dieu aussi bien que sur le salut de l’homme se met à briller pour nous dans le Christ, qui est à la fois le Médiateur et la plénitude de toute la Révélation ». [8]
11. La révélation de Dieu s’inscrit donc dans le temps et dans l’histoire. Et même l’incarnation de Jésus Christ advient à la « plénitude du temps » (Ga 4, 4). Deux mille ans après cet événement, j’éprouve le besoin de réaffirmer avec force que, « dans le christianisme, le temps a une importance fondamentale ». [9] En lui, en effet, vient à la lumière toute l’œuvre de la création et du salut et surtout est manifesté le fait que, par l’incarnation du Fils de Dieu, nous vivons et nous anticipons dès maintenant ce qui sera l’accomplissement du temps (cf. He 1, 2).
La vérité que Dieu a confiée à l’homme sur lui-même et sur sa vie s’inscrit donc dans le temps et dans l’histoire. Il est certain qu’elle a été prononcée une fois pour toutes dans le mystère de Jésus de Nazareth. La Constitution Dei Verbum le dit clairement : « Après avoir, à maintes reprises et sous bien des formes, parlé par les prophètes, Dieu, "en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par son Fils" ; (He 1, 1-2). Il a, en effet, envoyé son Fils, à savoir le Verbe éternel qui éclaire tous les hommes, pour qu’il habitât parmi les hommes et leur fît connaître les profondeurs de Dieu (cf. Jn 1, 1-18). Jésus Christ donc, Verbe fait chair, envoyé "comme homme vers les hommes", "prononce les paroles de Dieu" ; (Jn 3, 34) et achève l’œuvre de salut que le Père lui a donnée à faire (cf. Jn 5, 36 ; 17, 4). C’est pourquoi lui-même &mdash ; qui le voit, voit aussi le Père (cf. Jn 14, 9) —, par toute sa présence et par toute la manifestation de lui-même, par ses paroles et ses œuvres, par ses signes et ses miracles, mais surtout par sa mort et sa glorieuse résurrection d’entre les morts, enfin par l’envoi de l’Esprit de vérité, achève la Révélation en l’accomplissant ». [10]
L’histoire constitue pour le peuple de Dieu un chemin à parcourir entièrement, de façon que la vérité révélée exprime en plénitude son contenu grâce à l’action constante de l’Esprit Saint (cf. Jn 16, 13). C’est encore une fois ce que dit la Constitution Dei Verbum quand elle affirme que « l’Église, tandis que les siècles s’écoulent, tend constamment vers la plénitude de la divine vérité, jusqu’à ce que soient accomplies en elle les paroles de Dieu ». [11]
12. L’histoire devient donc le lieu où nous pouvons constater l’action de Dieu en faveur de l’humanité. Il nous rejoint en ce qui pour nous est le plus familier et le plus facile à vérifier parce que cela constitue notre cadre quotidien, sans lequel nous ne pourrions nous comprendre.
L’incarnation du Fils de Dieu permet de voir se réaliser la synthèse définitive que l’esprit humain, à partir de lui-même, n’aurait même pas pu imaginer : l’Eternel entre dans le temps, le Tout se cache dans le fragment, Dieu prend le visage de l’homme. La vérité exprimée dans la révélation du Christ n’est donc plus enfermée dans un cadre territorial et culturel restreint, mais elle s’ouvre à quiconque, homme ou femme, veut bien l’accueillir comme parole de valeur définitive pour donner un sens à l’existence. Or tous ont dans le Christ accès au Père ; en effet, par sa mort et sa résurrection, le Christ a donné la vie divine que le premier Adam avait refusée (cf. Rm 5, 12-15). Par cette Révélation est offerte à l’homme la vérité ultime sur sa vie et sur le destin de l’histoire : « En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné », affirme la Constitution Gaudium et spes. [12] En dehors de cette perspective, le mystère de l’existence personnelle reste une énigme insoluble. Où l’homme pourrait-il chercher la réponse à des questions dramatiques comme celles de la souffrance, de la souffrance de l’innocent et de la mort, sinon dans la lumière qui vient du mystère de la passion, de la mort et de la résurrection du Christ ?
La raison devant le mystère
13. Il ne faudra pas oublier en tout cas que la Révélation demeure empreinte de mystère. Certes, par toute sa vie, Jésus révèle le visage du Père, puisqu’il est venu pour faire connaître les profondeurs de Dieu ; [13] et pourtant la connaissance que nous avons de ce visage est toujours marquée par un caractère fragmentaire et par les limites de notre intelligence. Seule la foi permet de pénétrer le mystère, dont elle favorise une compréhension cohérente.
Le Concile déclare qu' »à Dieu qui révèle il faut apporter l’obéissance de la foi ». [14] Par cette affirmation brève mais dense, est exprimée une vérité fondamentale du christianisme. On dit tout d’abord que la foi est une réponse d’obéissance à Dieu. Cela implique qu’Il soit reconnu dans sa divinité, dans sa transcendance et dans sa liberté suprême. Le Dieu qui se fait connaître dans l’autorité de sa transcendance absolue apporte aussi des motifs pour la crédibilité de ce qu’il révèle. Par la foi, l’homme donne son assentiment à ce témoignage divin. Cela signifie qu’il reconnaît pleinement et intégralement la vérité de ce qui est révélé parce que c’est Dieu lui-même qui s’en porte garant. Cette vérité, donnée à l’homme et que celui-ci ne pourrait exiger, s’inscrit dans le cadre de la communication interpersonnelle et incite la raison à s’ouvrir à elle et à en accueillir le sens profond. C’est pour cela que l’acte par lequel l’homme s’offre à Dieu a toujours été considéré par l’Église comme un moment de choix fondamental où toute la personne est impliquée. L’intelligence et la volonté s’exercent au maximum de leur nature spirituelle pour permettre au sujet d’accomplir un acte dans lequel la liberté personnelle est pleinement vécue. [15] Dans la foi, la liberté n’est donc pas seulement présente, elle est exigée. Et c’est même la foi qui permet à chacun d’exprimer au mieux sa liberté. Autrement dit, la liberté ne se réalise pas dans les choix qui sont contre Dieu. Comment, en effet, le refus de s’ouvrir vers ce qui permet la réalisation de soi-même pourrait-il être considéré comme un usage authentique de la liberté ? C’est lorsqu’elle croit que la personne pose l’acte le plus significatif de son existence ; car ici la liberté rejoint la certitude de la vérité et décide de vivre en elle.
Les signes présents dans la Révélation viennent aussi en aide à la raison qui cherche l’intelligence du mystère. Ils servent à effectuer plus profondément la recherche de la vérité et à permettre que l’esprit, de façon autonome, scrute l’intérieur même du mystère. En tout cas, si, d’un côté, ces signes donnent plus de force à la raison parce qu’ils lui permettent de mener sa recherche à l’intérieur du mystère par ses propres moyens, dont elle est jalouse à juste titre, d’un autre côté ils l’invitent à transcender leur réalité de signes pour en recevoir la signification ultérieure dont ils sont porteurs. En eux est donc déjà présente une vérité cachée à laquelle l’esprit est renvoyé et qu’il ne peut ignorer sans détruire le signe même qui lui est proposé.
On est renvoyé là, d’une certaine façon, à la perspective sacramentelle de la Révélation et, en particulier, au signe eucharistique dans lequel l’unité indivisible entre la réalité et sa signification permet de saisir la profondeur du mystère. Dans l’Eucharistie, le Christ est véritablement présent et vivant, il agit par son Esprit, mais, comme l’avait bien dit saint Thomas, « tu ne le comprends ni ne le vois ; mais la foi vive, elle, l’affirme, en dépassant la nature. Par-dessous la double apparence, signe elle-même d’autre chose, vit la réalité sainte ». [16] Le philosophe Pascal lui fait écho : « Comme Jésus Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes, sans différence à l’extérieur. Ainsi l’Eucharistie parmi le pain commun ». [17]
En somme, la connaissance de foi n’annule pas le mystère ; elle ne fait que le rendre plus évident et le manifester comme un fait essentiel pour la vie de l’homme : le Christ Seigneur, « dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui dévoile sa plus haute vocation », [18] qui est de participer au mystère de la vie trinitaire de Dieu. [19]
14. L’enseignement des deux Conciles du Vatican ouvre également une véritable perspective de nouveautés pour le savoir philosophique. La Révélation introduit dans l’histoire un point de repère que l’homme ne peut ignorer s’il veut arriver à comprendre le mystère de son existence ; mais, d’autre part, cette connaissance renvoie constamment au mystère de Dieu que l’esprit ne peut explorer à fond mais seulement recevoir et accueillir dans la foi. à l’intérieur de ces deux moments, la raison dispose d’un espace particulier qui lui permet de chercher et de comprendre, sans être limitée par rien d’autre que par sa finitude face au mystère infini de Dieu.
La Révélation fait donc entrer dans notre histoire une vérité universelle et ultime, qui incite l’esprit de l’homme à ne jamais s’arrêter ; et même elle le pousse à élargir continuellement les champs de son savoir tant qu’il n’a pas conscience d’avoir accompli tout ce qui était en son pouvoir, sans rien négliger. Pour cette réflexion, nous sommes aidés par l’une des intelligences les plus fécondes et les plus significatives de l’histoire de l’humanité, à laquelle la philosophie aussi bien que la théologie se font un devoir de se référer : saint Anselme. Dans son Proslogion, l’archevêque de Cantorbéry s’exprime ainsi : « Comme souvent, avec ardeur, je tournais ma pensée sur ce point, ce que je cherchais parfois me semblait pouvoir être déjà saisi, et parfois fuyait tout à fait le regard de mon esprit ; désespérant à la fin, je voulus cesser comme s’il s’agissait de rechercher chose impossible à trouver. Mais, alors que je voulais absolument exclure de moi cette pensée, de peur qu’en occupant vainement mon esprit elle n’empêchât d’autres occupations où je pusse progresser, voilà qu’elle commença, d’une importunité certaine, à s’imposer de plus en plus à moi, malgré mon refus et ma défense. […] Mais hélas, malheureux, un des autres malheureux fils d’ève éloignés de Dieu que je suis, qu’ai-je entrepris, qu’ai-je achevé ? Où tendais-je, où en suis-je venu ? A quoi aspirais-je, en quoi soupiré-je ? […] Par suite, Seigneur, tu n’es pas seulement tel que plus grand ne peut être pensé, (non solum es quo maius cogitari nequit), mais tu es quelque chose de plus grand qu’il ne se puisse penser (quiddam maius quam cogitari possit). […]. Si tu n’es pas cela même, il est possible de penser quelque chose de plus grand que toi, ce qui ne peut se faire ». [20]
15. La vérité de la Révélation chrétienne, que l’on trouve en Jésus de Nazareth, permet à quiconque de recevoir le « mystère » de sa vie. Comme vérité suprême, tout en respectant l’autonomie de la créature et sa liberté, elle l’engage à s’ouvrir à la transcendance. Ici, le rapport entre la liberté et la vérité devient suprême, et l’on comprend pleinement la parole du Seigneur : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera » (Jn 8, 32).
La Révélation chrétienne est la vraie étoile sur laquelle s’oriente l’homme qui avance parmi les conditionnements de la mentalité immanentiste et les impasses d’une logique technocratique ; elle est l’ultime possibilité offerte par Dieu pour retrouver en plénitude le projet originel d’amour commencé à la création. A l’homme qui désire connaître le vrai, s’il est encore capable de regarder au-delà de lui-même et de lever son regard au-delà de ses projets, est donnée la possibilité de retrouver un rapport authentique avec sa vie, en suivant la voie de la vérité. Les paroles du Deutéronome peuvent bien s’appliquer à cette situation : « Cette loi que je te prescris aujourd’hui n’est pas au-delà de tes moyens ni hors de ton atteinte. Elle n’est pas dans les cieux, qu’il te faille dire : "Qui montera pour nous aux cieux nous la chercher, que nous l’entendions pour la mettre en pratique ?" ; Elle n’est pas au-delà des mers, qu’il te faille dire : "Qui ira pour nous au-delà des mers nous la chercher, que nous l’entendions pour la mettre en pratique ?" ; Car la parole est tout près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur pour que tu la mettes en pratique » (30, 11-14). A ce texte fait écho la célèbre pensée du saint philosophe et théologien Augustin : « Noli foras ire, in te ipsum redi. In interiore homine habitat veritas » &mdash ; « Ne va pas au dehors, rentre en toi-même. C’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité ». [21]
A la lumière de ces considérations, une première conclusion s’impose : la vérité que la Révélation nous fait connaître n’est pas le fruit mûr ou le point culminant d’une pensée élaborée par la raison. Elle se présente au contraire avec la caractéristique de la gratuité, elle engendre une réflexion et elle demande à être accueillie comme expression d’amour. Cette vérité révélée est une anticipation, située dans notre histoire, de la vision dernière et définitive de Dieu qui est réservée à ceux qui croient en lui et qui le cherchent d’un cœur sincère. La fin ultime de l’existence personnelle est donc un objet d’étude aussi bien pour la philosophie que pour la théologie. Toutes les deux, bien qu’avec des moyens et des contenus différents, prospectent ce « chemin de la vie » (Ps 16 [15], 11) qui, comme nous le dit la foi, débouche finalement sur la joie pleine et durable de la contemplation de Dieu Un et Trine.
Chapitre II – Credo ut intellegam
« La Sagesse sait et comprend tout » (Sg 9, 11)
16. La profondeur du lien entre la connaissance par la foi et la connaissance par la raison est déjà exprimée dans la Sainte écriture en des termes d’une clarté étonnante. Le problème est abordé surtout dans les Livres sapientiaux. Ce qui frappe dans la lecture faite sans préjugés de ces pages de l’Écriture est le fait que dans ces textes se trouvent contenus non seulement la foi d’Israël, mais aussi le trésor de civilisations et de cultures maintenant disparues. Pour ainsi dire, dans un dessein déterminé, l’Égypte et la Mésopotamie font entendre de nouveau leur voix et font revivre certains traits communs des cultures de l’Orient ancien dans ces pages riches d’intuitions particulièrement profondes.
Ce n’est pas un hasard si, au moment où l’auteur sacré veut décrire l’homme sage, il le dépeint comme celui qui aime et recherche la vérité : « Heureux l’homme qui médite sur la sagesse et qui raisonne avec intelligence, qui réfléchit dans son cœur sur les voies de la sagesse et qui s’applique à ses secrets. Il la poursuit comme le chasseur, il est aux aguets sur sa piste ; il se penche à ses fenêtres et écoute à ses portes ; il se poste tout près de sa demeure et fixe un pieu dans ses murailles ; il dresse sa tente à proximité et s’établit dans une retraite de bonheur ; il place ses enfants sous sa protection et sous ses rameaux il trouve un abri ; sous son ombre il est protégé de la chaleur et il s’établit dans sa gloire » (Si 14, 20-27).
Pour l’auteur inspiré, comme on le voit, le désir de connaître est une caractéristique commune à tous les hommes. Grâce à l’intelligence, la possibilité de « puiser l’eau profonde » de la connaissance (cf. Pr 20, 5) est donnée à tous, croyants comme non-croyants. Dans l’ancien Israël, la connaissance du monde et de ses phénomènes ne se faisait certes pas abstraitement, comme pour le philosophe ionien ou le sage égyptien. Le bon israélite appréhendait encore moins la connaissance selon les paramètres de l’époque moderne, qui est davantage portée à la division du savoir. Malgré cela, le monde biblique a fait converger son apport original vers l’océan de la théorie de la connaissance.
Quel est cet apport ? La particularité qui distingue le texte biblique consiste dans la conviction qu’il existe une profonde et indissoluble unité entre la connaissance de la raison et celle de la foi. Le monde et ce qui s’y passe, de même que l’histoire et les vicissitudes du peuple, sont des réalités regardées, analysées et jugées par les moyens propres de la raison, mais sans que la foi demeure étrangère à ce processus. La foi n’intervient pas pour amoindrir l’autonomie de la raison ou pour réduire son domaine d’action, mais seulement pour faire comprendre à l’homme que le Dieu d’Israël se rend visible et agit dans ces événements. Par conséquent, connaître à fond le monde et les événements de l’histoire n’est pas possible sans professer en même temps la foi en Dieu qui y opère. La foi affine le regard intérieur et permet à l’esprit de découvrir, dans le déroulement des événements, la présence agissante de la Providence. Une expression du livre des Proverbes est significative à ce propos : « Le cœur de l’homme délibère sur sa voie, mais c’est le Seigneur qui affermit ses pas » (16, 9). Autrement dit, l’homme sait reconnaître sa route à la lumière de la raison, mais il peut la parcourir rapidement, sans obstacle et jusqu’à la fin, si, avec rectitude, il situe sa recherche dans la perspective de la foi. La raison et la foi ne peuvent donc être séparées sans que l’homme perde la possibilité de se connaître lui-même, de connaître le monde et Dieu de façon adéquate.
17. Il ne peut donc exister aucune compétitivité entre la raison et la foi : l’une s’intègre à l’autre, et chacune a son propre champ d’action. C’est encore le livre des Proverbes qui oriente dans cette direction quand il s’exclame : « C’est la gloire de Dieu de celer une chose, c’est la gloire des rois de la scruter » (25, 2). Dans leurs mondes respectifs, Dieu et l’homme sont placés dans une relation unique. En Dieu réside l’origine de toutes choses, en Lui se trouve la plénitude du mystère, et cela constitue sa gloire ; à l’homme revient le devoir de rechercher la vérité par sa raison, et en cela consiste sa noblesse. Un autre élément est ajouté à cette mosaïque par le Psalmiste quand il prie en disant : « Pour moi, que tes pensées sont difficiles, ô Dieu, que la somme en est imposante ! Je les compte, il en est plus que sable ; ai-je fini, je suis encore avec toi » (139 [138], 17-18). Le désir de connaître est si grand et comporte un tel dynamisme que le cœur de l’homme, même dans l’expérience de ses limites infranchissables, soupire vers l’infinie richesse qui est au-delà, parce qu’il a l’intuition qu’en elle se trouve la réponse satisfaisante à toutes les questions non encore résolues.
18. Nous pouvons donc dire que, par sa réflexion, Israël a su ouvrir à la raison la voie vers le mystère. Dans la révélation de Dieu, il a pu sonder en profondeur tout ce qu’il cherchait à atteindre par la raison, sans y réussir. A partir de cette forme plus profonde de connaissance, le peuple élu a compris que la raison doit respecter certaines règles fondamentales pour pouvoir exprimer au mieux sa nature. Une première règle consiste à tenir compte du fait que la connaissance de l’homme est un chemin qui n’a aucun répit ; la deuxième naît de la conscience que l’on ne peut s’engager sur une telle route avec l’orgueil de celui qui pense que tout est le fruit d’une conquête personnelle ; une troisième règle est fondée sur la « crainte de Dieu », dont la raison doit reconnaître la souveraine transcendance et en même temps l’amour prévoyant dans le gouvernement du monde.
Quand il s’éloigne de ces règles, l’homme s’expose au risque de l’échec et finit par se trouver dans la condition de l' »insensé ». Dans la Bible, cette stupidité comporte une menace pour la vie ; l’insensé en effet s’imagine connaître beaucoup de choses, mais en réalité il n’est pas capable de fixer son regard sur ce qui est essentiel. Cela l’empêche de mettre de l’ordre dans son esprit (cf. Pr 1, 7) et de prendre l’attitude qui convient face à lui-même et à son environnement. Et quand il en arrive à affirmer « Dieu n’existe pas » (cf. Ps 14 [13], 1), il montre en toute clarté que sa connaissance est déficiente et combien elle est loin de la pleine vérité sur les choses, sur leur origine et sur leur destinée.
19. Le Livre de la Sagesse comporte des textes importants qui projettent une autre lumière sur ce sujet. L’auteur sacré y parle de Dieu qui se fait connaître aussi à travers la nature. Pour les anciens, l’étude des sciences naturelles correspondait en grande partie au savoir philosophique. Après avoir affirmé que par son intelligence l’homme est en mesure de « connaître la structure du monde et l’activité des éléments […], les cycles de l’année et les positions des astres, la nature des animaux et les instincts des bêtes sauvages » (Sg 7, 17.19-20), en un mot, qu’il est capable de philosopher, le texte sacré accomplit un pas en avant de grande importance. Retrouvant la pensée de la philosophie grecque, à laquelle il semble se référer dans ce contexte, l’auteur affirme qu’en raisonnant sur la nature, on peut remonter au Créateur : « La grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur » (Sg 13, 5). Un premier stade de la Révélation divine, constitué du merveilleux « livre de la nature », est donc reconnu ; en le lisant avec les instruments de la raison humaine, on peut arriver à la connaissance du Créateur. Si l’homme ne parvient pas, par son intelligence, à reconnaître Dieu créateur de toute chose, cela est dû non pas tant au manque de moyen adéquat, qu’aux obstacles mis par sa libre volonté et par son péché.
20. De ce point de vue, la raison est valorisée, mais non surestimée. Tout ce qu’elle atteint, en effet, peut être vrai, mais elle n’acquiert une pleine signification que si son contenu est placé dans une perspective plus vaste, celle de la foi : « Le Seigneur dirige les pas de l’homme : comment l’homme comprendrait-il son chemin ? » (Pr 20, 24). Pour l’Ancien Testament la foi libère donc la raison en ce qu’elle lui permet d’atteindre d’une manière cohérente son objet de connaissance et de le situer dans l’ordre suprême où tout prend son sens. En un mot, l’homme atteint la vérité par la raison, parce que, éclairé par la foi, il découvre le sens profond de toute chose, en particulier de sa propre existence. L’auteur sacré met donc très justement le commencement de la vraie connaissance dans la crainte de Dieu : « La crainte du Seigneur est le principe du savoir » (Pr 1, 7 ; cf. Si 1, 14).
« Acquiers la sagesse, acquiers l’intelligence » (Pr 4,5)
21. La connaissance, pour l’Ancien Testament, ne se fonde pas seulement sur une observation attentive de l’homme, du monde et de l’histoire. Elle suppose nécessairement un rapport avec la foi et avec le contenu de la Révélation. On trouve ici les défis que le peuple élu a dû affronter et auxquels il a répondu. En réfléchissant sur sa condition, l’homme biblique a découvert qu’il ne pouvait pas se comprendre sinon comme un « être en relation » : avec lui-même, avec le peuple, avec le monde et avec Dieu. Cette ouverture au mystère, qui lui venait de la Révélation, a finalement été pour lui la source d’une vraie connaissance, qui a permis à sa raison de s’engager dans des domaines infinis, ce qui lui donnait une possibilité de compréhension jusqu’alors inespérée.
Pour l’auteur sacré, l’effort de la recherche n’était pas exempt de la peine due à l’affrontement aux limites de la raison. On le saisit, par exemple, dans les paroles par lesquelles le Livre des Proverbes révèle la fatigue que l’on éprouve lorsqu’on cherche à comprendre les desseins mystérieux de Dieu (cf. 30, 1-6). Cependant, malgré la peine, le croyant ne cède pas. La force pour continuer son chemin vers la vérité lui vient de la certitude que Dieu l’a créé comme un « explorateur » (cf. Qo 1, 13), dont la mission est de ne renoncer à aucune recherche, malgré la tentation continuelle du doute. En s’appuyant sur Dieu, il reste tourné, toujours et partout, vers ce qui est beau, bon et vrai.
22. Saint Paul, dans le premier Chapitre de sa Lettre aux Romains, nous aide à mieux apprécier à quel point la réflexion des Livres sapientiaux est pénétrante. Développant une argumentation philosophique dans un langage populaire, l’Apôtre exprime une vérité profonde : à travers le créé, les « yeux de l’esprit » peuvent arriver à connaître Dieu. Celui-ci en effet, par l’intermédiaire des créatures, laisse pressentir sa « puissance » et sa « divinité » à la raison (cf. Rm 1, 20). On reconnaît donc à la raison de l’homme une capacité qui semble presque dépasser ses propres limites naturelles : non seulement elle n’est pas confinée dans la connaissance sensorielle, puisqu’elle peut y réfléchir de manière critique, mais, en argumentant sur les donnés des sens, elle peut aussi atteindre la cause qui est à l’origine de toute réalité sensible. Dans une terminologie philosophique, on pourrait dire que cet important texte paulinien affirme la capacité métaphysique de l’homme.
Selon l’Apôtre, dans le projet originel de la création était prévue la capacité de la raison de dépasser facilement le donné sensible, de façon à atteindre l’origine même de toute chose, le Créateur. A la suite de la désobéissance par laquelle l’homme a choisi de se placer lui-même en pleine et absolue autonomie par rapport à Celui qui l’avait créé, la possibilité de remonter facilement à Dieu créateur a disparu.
Le Livre de la Genèse décrit de manière très expressive cette condition de l’homme, quand il relate que Dieu le plaça dans le jardin d’Eden, au centre duquel était situé « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (2, 17). Le symbole est clair : l’homme n’était pas en mesure de discerner et de décider par lui-même ce qui était bien et ce qui était mal, mais il devait se référer à un principe supérieur. L’aveuglement de l’orgueil donna à nos premiers parents l’illusion d’être souverains et autonomes, et de pouvoir faire abstraction de la connaissance qui vient de Dieu. Ils entraînèrent tout homme et toute femme dans leur désobéisssance originelle, infligeant à la raison des blessures qui allaient alors l’entraver sur le chemin vers la pleine vérité. Désormais, la capacité humaine de connaître la vérité était obscurcie par l’aversion envers Celui qui est la source et l’origine de la vérité. C’est encore l’Apôtre qui révèle combien les pensées des hommes, à cause du péché, devaient devenir « vaines » et les raisonnements déformés et orientés vers ce qui est faux (cf. Rm 1, 21-22). Les yeux de l’esprit n’étaient plus capables de voir avec clarté : progressivement la raison est demeurée prisonnière d’elle-même. La venue du Christ a été l’événement de salut qui a racheté la raison de sa faiblesse, la libérant des chaînes dans lesquelles elle s’était elle-même emprisonnée.
23. Par conséquent, le rapport du chrétien avec la philosophie demande un discernement radical. Dans le Nouveau Testament, surtout dans les Lettres de saint Paul, un point ressort avec une grande clarté : l’opposition entre « la sagesse de ce monde » et la sagesse de Dieu révélée en Jésus Christ. La profondeur de la sagesse révélée rompt le cercle de nos schémas habituels de réflexion, qui ne sont pas du tout en mesure de l’exprimer de façon appropriée.
Le commencement de la première Lettre aux Corinthiens pose radicalement ce dilemme. Le Fils de Dieu crucifié est l’événement historique contre lequel se brise toute tentative de l’esprit pour construire sur des argumentations seulement humaines une justification suffisante du sens de l’existence. Le vrai point central, qui défie toute philosophie, est la mort en croix de Jésus Christ. Ici, en effet, toute tentative de réduire le plan salvifique du Père à une pure logique humaine est vouée à l’échec. « Où est-il, le sage ? Où est-il, l’homme cultivé ? Où est-il, le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? » (1 Co 1, 20), se demande l’Apôtre avec emphase. Pour ce que Dieu veut réaliser, la seule sagesse de l’homme sage n’est plus suffisante ; c’est un passage décisif vers l’accueil d’une nouveauté radicale qui est demandé : « Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; […] ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est » (1 Co 1, 27-28). La sagesse de l’homme refuse de voir dans sa faiblesse la condition de sa force ; mais saint Paul n’hésite pas à affirmer : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12, 10). L’homme ne réussit pas à comprendre comment la mort peut être source de vie et d’amour, mais, pour révéler le mystère de son dessein de salut, Dieu a choisi justement ce que la raison considère comme « folie » et « scandale ». Paul, parlant le langage des philosophes ses contemporains, atteint le sommet de son enseignement ainsi que du paradoxe qu’il veut exprimer : Dieu a choisi dans le monde ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est (cf. 1 Co 1, 28). Pour exprimer la nature de la gratuité de l’amour révélé dans la Croix du Christ, l’Apôtre n’a pas peur d’utiliser le langage plus radical que les philosophes employaient dans leurs réflexions sur Dieu. La raison ne peut pas vider le mystère d’amour que la Croix représente, tandis que la Croix peut donner à la raison la réponse ultime qu’elle cherche. Ce n’est pas la sagesse des paroles, mais la Parole de la Sagesse que saint Paul donne comme critère de Vérité et, en même temps, de salut.
La sagesse de la Croix dépasse donc toutes les limites culturelles que l’on veut lui imposer et nous oblige à nous ouvrir à l’universalité de la vérité dont elle est porteuse. Quel défi est ainsi posé à notre raison et quel profit elle en retire si elle l’accepte ! La philosophie, qui déjà par elle-même est en mesure de reconnaître le continuel dépassement de l’homme vers la vérité, peut, avec l’aide de la foi, s’ouvrir pour accueillir dans la « folie » de la Croix la critique authentique faite à tous ceux qui croient posséder la vérité, alors qu’ils l’étouffent dans l’impasse de leur système. Le rapport entre la foi et la philosophie trouve dans la prédication du Christ crucifié et ressuscité l’écueil contre lequel il peut faire naufrage, mais au-delà duquel il peut se jeter dans l’océan infini de la vérité. Ici se manifeste avec évidence la frontière entre la raison et la foi, mais on voit bien aussi l’espace dans lequel les deux peuvent se rencontrer.
Chapitre III – Intellego ut credam
Avancer dans la recherche de la vérité
24. L’évangéliste Luc rapporte dans les Actes des Apôtres que, durant ses voyages missionnaires, Paul arriva à Athènes. La cité des philosophes était remplie de statues représentant différentes idoles. Un autel frappa son attention et, saisissant aussitôt cette occasion, il définit un point de départ commun pour lancer l’annonce du kérygme : « Athéniens &mdash ; dit-il —, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j’ai trouvé jusqu’à un autel avec l’inscription : "Au dieu inconnu". Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer » (Ac 17, 22-23). A partir de là, saint Paul parle de Dieu comme créateur, comme de Celui qui transcende toute chose et qui donne la vie à tout. Il continue ensuite son discours ainsi : « Si d’un principe unique il a fait tout le genre humain pour qu’il habite sur toute la face de la terre, s’il a fixé des temps déterminés et les limites de l’habitat des hommes, c’était afin qu’ils cherchent la divinité pour l’atteindre, si possible, comme à tâtons et la trouver ; aussi bien n’est-elle pas loin de chacun de nous » (Ac 17, 26-27).
L’Apôtre met en lumière une vérité dont l’Église a toujours fait son profit : au plus profond du cœur de l’homme sont semés le désir et la nostalgie de Dieu. La liturgie du Vendredi saint le rappelle aussi avec force quand, invitant à prier pour ceux qui ne croient pas, elle nous fait dire : « Dieu éternel et tout-puissant, toi qui as créé les hommes pour qu’ils te cherchent de tout leur cœur et que leur cœur s’apaise en te trouvant ». [22] Il y a donc un chemin que l’homme peut parcourir s’il le veut ; il part de la capacité de la raison de s’élever au-dessus de ce qui est contingent pour s’élancer vers l’infini.
De plusieurs façons et en des temps différents, l’homme a montré qu’il sait exprimer cet intime désir. La littérature, la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture et tous les autres produits de son intelligence créatrice sont devenus des canaux par lesquels il exprime les aspirations de sa recherche. La philosophie, de façon particulière, a épousé ce mouvement et a exprimé, avec ses moyens et selon les modalités scientifiques qui lui sont propres, ce désir universel de l’homme.
25. « Tous les hommes aspirent à la connaissance », [23] et l’objet de cette aspiration est la vérité. La vie quotidienne elle-même montre que chacun éprouve de l’intérêt pour découvrir, au-delà du simple ouï-dire, comment sont vraiment les choses. L’homme est l’unique être dans toute la création visible qui, non seulement est capable de savoir, mais qui sait aussi connaître et, pour cela, il s’intéresse à la vérité réelle de ce qui lui apparaît. Personne ne peut être sincèrement indifférent à la vérité de son savoir. S’il découvre qu’il est faux, il le rejette ; s’il peut, au contraire, en vérifier la vérité, il se sent satisfait. C’est la leçon de saint Augustin quand il écrit : « J’ai rencontré beaucoup de gens qui voulaient tromper, mais personne qui voulait se faire tromper ». [24] On pense à juste titre qu’une personne a atteint l’âge adulte quand elle peut discerner, par ses propres moyens, ce qui est vrai de ce qui est faux, en se formant un jugement sur la réalité objective des choses. C’est là l’objet de nombreuses recherches, en particulier dans le domaine des sciences, qui ont conduit au cours des derniers siècles à des résultats très significatifs, favorisant un authentique progrès de l’humanité tout entière.
La recherche réalisée dans le domaine pratique est aussi importante que celle qui est faite dans le domaine théorique : je veux parler de la recherche de la vérité sur le bien à accomplir. Par son agir éthique, en effet, la personne qui suit son libre et juste vouloir s’engage sur le chemin du bonheur et tend vers la perfection. Dans ce cas, il s’agit aussi de vérité. J’ai déjà exprimé cette conviction dans l’encyclique Veritatis splendor : « Il n’y a pas de morale sans liberté. […] S’il existe un droit à être respecté dans son propre itinéraire de recherche de la vérité, il existe encore antérieurement l’obligation morale grave pour tous de chercher la vérité et, une fois qu’elle est connue, d’y adhérer ». [25]
Il est donc nécessaire que les valeurs choisies et poursuivies dans la vie soient vraies, parce que seules des valeurs vraies peuvent perfectionner la personne en accomplissant sa nature. Cette vérité des valeurs, l’homme la trouve non pas en se renfermant sur lui-même mais en s’ouvrant pour l’accueillir également dans les dimensions qui le dépassent. C’est là une condition nécessaire pour que chacun devienne lui-même et grandisse comme personne adulte et mûre.
26. La vérité se présente initialement à l’homme sous une forme interrogative : la vie a-t-elle un sens ? quel est son but ? A première vue, l’existence personnelle pourrait se présenter comme radicalement privée de sens. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours aux philosophes de l’absurde ni aux questions provocatrices qui se trouvent dans le livre de Job pour douter du sens de la vie. L’expérience quotidienne de la souffrance, la sienne propre et celle d’autrui, la vue de tant de faits qui à la lumière de la raison apparaissent inexplicables, suffisent à rendre inéluctable une question aussi dramatique que celle du sens. [26] Il faut ajouter à cela que la première vérité absolument certaine de notre existence, outre le fait que nous existons, est l’inéluctabilité de notre mort. Face à cette donnée troublante s’impose la recherche d’une réponse complète. Chacun veut &mdash ; et doit &mdash ; connaître la vérité sur sa fin. Il veut savoir si la mort sera le terme définitif de son existence ou s’il y a quelque chose qui dépasse la mort ; s’il lui est permis d’espérer une vie ultérieure ou non. Il n’est pas sans signification que la pensée philosophique ait reçu de la mort de Socrate une orientation décisive et qu’elle en soit demeurée marquée depuis plus de deux millénaires. Il n’est donc pas du tout fortuit que, devant le fait de la mort, les philosophes se soient sans cesse reposé ce problème en même temps que celui du sens de la vie et de l’immortalité.
27. Personne ne peut échapper à ces questions, ni le philosophe ni l’homme ordinaire. De la réponse qui leur est donnée dépend une étape décisive de la recherche : est-il possible ou non d’atteindre une vérité universelle et absolue ? En soi, toute vérité, même partielle, si elle est réellement une vérité, se présente comme universelle. Ce qui est vrai doit être vrai pour tous et pour toujours. En plus de cette universalité, cependant, l’homme cherche un absolu qui soit capable de donner réponse et sens à toute sa recherche : quelque chose d’ultime, qui se place comme fondement de toute chose. En d’autres termes, il cherche une explication définitive, une valeur suprême, au-delà de laquelle il n’y a pas, et il ne peut y avoir, de questions ou de renvois ultérieurs. Les hypothèses peuvent fasciner, mais elles ne satisfont pas. Pour tous vient le moment où, qu’on l’admette ou non, il faut ancrer son existence à une vérité reconnue comme définitive, qui donne une certitude qui ne soit plus soumise au doute.
Au cours des siècles, les philosophes ont cherché à découvrir et à exprimer une vérité de cet ordre, en donnant naissance à un système ou à une école de pensée. Toutefois, au-delà des systèmes philosophiques, il y a d’autres expressions dans lesquelles l’homme cherche à donner forme à sa propre « philosophie » : il s’agit de convictions ou d’expériences personnelles, de traditions familiales et culturelles ou d’itinéraires existentiels dans lesquels on s’appuie sur l’autorité d’un maître. En chacune de ces manifestations, ce qui demeure toujours vif est le désir de rejoindre la certitude de la vérité et de sa valeur absolue.
Les différents visages de la vérité de l’homme
28. Il faut reconnaître que la recherche de la vérité ne se présente pas toujours avec une telle transparence et une telle cohérence. La nature limitée de la raison et l’inconstance du cœur obscurcissent et dévient souvent la recherche personnelle. D’autres intérêts d’ordres divers peuvent étouffer la vérité. Il arrive aussi que l’homme l’évite absolument, dès qu’il commence à l’entrevoir, parce qu’il en craint les exigences. Malgré cela, même quand il l’évite, c’est toujours la vérité qui influence son existence. Jamais, en effet, il ne pourrait fonder sa vie sur le doute, sur l’incertitude ou sur le mensonge ; une telle existence serait constamment menacée par la peur et par l’angoisse. On peut donc définir l’homme comme celui qui cherche la vérité.
29. Il n’est pas pensable qu’une recherche aussi profondément enracinée dans la nature humaine puisse être complètement inutile et vaine. La capacité même de chercher la vérité et de poser des questions implique déjà une première réponse. L’homme ne commencerait pas à chercher ce qu’il ignorerait complètement ou ce qu’il estimerait impossible à atteindre. Seule la perspective de pouvoir arriver à une réponse peut le pousser à faire le premier pas. De fait, c’est bien ce qui arrive normalement dans la recherche scientifique. Quand un savant, à la suite d’une intuition, se met à la recherche de l’explication logique et vérifiable d’un phénomène déterminé, il est convaincu dès le commencement qu’il trouvera une réponse et il ne cède pas devant les insuccès. Il ne juge pas inutile son intuition première seulement parce qu’il n’a pas atteint l’objectif ; avec raison il dira plutôt qu’il n’a pas encore trouvé la réponse adéquate.
La même chose doit valoir aussi pour la recherche de la vérité dans le domaine des questions ultimes. La soif de vérité est tellement enracinée dans le cœur de l’homme que la laisser de côté mettrait l’existence en crise. En somme, il suffit d’observer la vie de tous les jours pour constater que chacun de nous porte en lui la hantise de quelques questions essentielles et en même temps garde dans son esprit au moins l’ébauche de leurs réponses. Ce sont des réponses dont on est convaincu de la vérité, notamment parce que l’on constate qu’en substance elles ne diffèrent pas des réponses auxquelles sont arrivés beaucoup d’autres. Certes, toute vérité acquise ne possède pas la même valeur. Cependant, la capacité que l’être humain a de parvenir, en principe, à la vérité est confirmée par l’ensemble des résultats atteints.
30. Il peut être utile, maintenant, de faire une brève allusion aux diverses formes de vérité. Les plus nombreuses sont celles qui reposent sur des évidences immédiates ou qui sont confirmées par l’expérience. C’est là l’ordre de vérité de la vie quotidienne et de la recherche scientifique. à un autre niveau se trouvent les vérités de caractère philosophique, que l’homme atteint grâce à la capacité spéculative de son intelligence. Enfin, il y a les vérités religieuses, qui en quelque mesure s’enracinent aussi dans la philosophie. Elles sont contenues dans les réponses que les différentes religions offrent aux questions ultimes selon leurs traditions. [27]
Quant aux vérités philosophiques, il faut préciser qu’elles ne se limitent pas aux seules doctrines, parfois éphémères, des philosophes de profession. Tout homme, comme je l’ai déjà dit, est, d’une certaine manière, un philosophe et possède ses conceptions philosophiques avec les quelles il oriente sa vie. D’une façon ou d’une autre, il se constitue une vision globale et une réponse sur le sens de son existence : il interprète sa vie personnelle et règle son comportement à cette lumière. C’est là que devrait se poser la question du rapport entre la vérité philosophico-religieuse et la vérité révélée en Jésus Christ. Avant de répondre à ce problème, il est opportun de tenir compte d’un donné ultérieur de la philosophie.
31. L’homme n’est pas fait pour vivre seul. Il naît et grandit dans une famille, pour s’introduire plus tard par son travail dans la société. Dès la naissance, il se trouve donc intégré dans différentes traditions, dont il reçoit non seulement son langage et sa formation culturelle, mais aussi de multiples vérités auxquelles il croit presque instinctivement. En tout cas, la croissance et la maturation personnelles impliquent que ces vérités elles-mêmes puissent être mises en doute et soumises à l’activité critique de la pensée. Cela n’empêche pas que, après ce passage, ces mêmes vérités soient « retrouvées » sur la base de l’expérience qui en est faite ou, par la suite, en vertu du raisonnement. Malgré cela, dans la vie d’un homme, les vérités simplement crues demeurent beaucoup plus nombreuses que celles qu’il acquiert par sa vérification personnelle. Qui, en effet, serait en mesure de soumettre à la critique les innombrables résultats des sciences sur lesquels se fonde la vie moderne ? Qui pourrait contrôler pour son compte le flux des informations qui jour après jour parviennent de toutes les parties du monde et que l’on tient généralement pour vraies ? Qui, enfin, pourrait reparcourir les chemins d’expérience et de pensée par lesquels se sont accumulés les trésors de sagesse et de religiosité de l’humanité ? L’homme, être qui cherche la vérité, est donc aussi celui qui vit de croyance.
32. Dans son acte de croire, chacun se fie aux connaissances acquises par d’autres personnes. On peut observer là une tension significative : d’une part, la connaissance par croyance apparaît comme une forme imparfaite de connaissance, qui doit se perfectionner progressivement grâce à l’évidence atteinte personnellement ; d’autre part, la croyance se révèle souvent humainement plus riche que la simple évidence, car elle inclut un rapport interpersonnel et met en jeu non seulement les capacités cognitives personnelles, mais encore la capacité plus radicale de se fier à d’autres personnes, et d’entrer dans un rapport plus stable et plus intime avec elles.
Il est bon de souligner que les vérités recherchées dans cette relation interpersonnelle ne sont pas en premier lieu d’ordre factuel ou d’ordre philosophique. Ce qui est plutôt demandé, c’est la vérité même de la personne : ce qu’elle est et ce qu’elle exprime de son être profond. La perfection de l’homme, en effet, ne se trouve pas dans la seule acquisition de la connaissance abstraite de la vérité, mais elle consiste aussi dans un rapport vivant de donation et de fidélité envers l’autre. Dans cette fidélité qui sait se donner, l’homme trouve pleine certitude et pleine sécurité. En même temps, cependant, la connaissance par croyance, qui se fonde sur la confiance interpersonnelle, n’est pas sans référence à la vérité : en croyant, l’homme s’en remet à la vérité que l’autre lui manifeste.
Que d’exemples on pourrait apporter pour illustrer ces données ! Mais ma pensée se tourne d’emblée vers le témoignage des martyrs. Le martyr, en réalité, est le témoin le plus vrai de la vérité de l’existence. Il sait qu’il a trouvé dans la rencontre avec Jésus Christ la vérité sur sa vie, et rien ni personne ne pourra jamais lui arracher cette certitude. Ni la souffrance ni la mort violente ne pourront le faire revenir sur l’adhésion à la vérité qu’il a découverte dans la rencontre avec le Christ. Voilà pourquoi jusqu’à ce jour le témoignage des martyrs fascine, suscite l’approbation, rencontre l’écoute et est suivi. C’est la raison pour laquelle on se fie à leur parole ; on découvre en eux l’évidence d’un amour qui n’a pas besoin de longues argumentations pour être convaincant, du moment qu’il parle à chacun de ce que, au plus profond de lui-même, il perçoit déjà comme vrai et qu’il recherche depuis longtemps. En somme, le martyr suscite en nous une profonde confiance, parce qu’il dit ce que nous sentons déjà et qu’il rend évident ce que nous voudrions nous aussi trouver la force d’exprimer.
33. On peut voir ainsi que les termes de la question se complètent progressivement. L’homme, par nature, recherche la vérité. Cette recherche n’est pas destinée seulement à la conquête de vérités partielles, observables, ou scientifiques ; l’homme ne cherche pas seulement le vrai bien pour chacune de ses décisions. Sa recherche tend vers une vérité ultérieure qui soit susceptible d’expliquer le sens de la vie ; c’est donc une recherche qui ne peut aboutir que dans l’absolu. [28] Grâce aux capacités inhérentes à la pensée, l’homme est en mesure de rencontrer et de reconnaître une telle vérité. En tant que vitale et essentielle pour son existence, cette vérité est atteinte non seulement par une voie rationnelle, mais aussi par l’abandon confiant à d’autres personnes, qui peuvent garantir la certitude et l’authenticité de la vérité même. La capacité et le choix de se confier soi-même et sa vie à une autre personne constituent assurément un des actes anthropologiquement les plus significatifs et les plus expressifs.
Il ne faut pas oublier que la raison elle-même a besoin d’être soutenue dans sa recherche par un dialogue confiant et par une amitié sincère. Le climat de soupçon et de méfiance, qui parfois entoure la recherche spéculative, oublie l’enseignement des philosophes antiques, qui considéraient l’amitié comme l’un des contextes les plus adéquats pour bien philosopher.
De ce que j’ai dit jusqu’ici, il résulte que l’homme est engagé sur la voie d’une recherche humainement sans fin : recherche de vérité et recherche d’une personne à qui faire confiance. La foi chrétienne lui vient en aide en lui donnant la possibilité concrète de voir aboutir cette recherche. Dépassant le stade de la simple croyance, en effet, elle introduit l’homme dans l’ordre de la grâce qui lui permet de participer au mystère du Christ, dans lequel lui est offerte la connaissance vraie et cohérente du Dieu Un et Trine. Ainsi, en Jésus Christ, qui est la Vérité, la foi reconnaît l’ultime appel adressé à l’humanité, pour qu’elle puisse accomplir ce qu’elle éprouve comme désir et comme nostalgie.
34. Cette vérité que Dieu nous révèle en Jésus Christ n’est pas en contradiction avec les vérités que l’on atteint en philosophant. Les deux ordres de connaissance conduisent au contraire à la vérité dans sa plénitude. L’unité de la vérité est déjà un postulat fondamental de la raison humaine, exprimé dans le principe de non contradiction. La Révélation donne la certitude de cette unité, en montrant que le Dieu créateur est aussi le Dieu de l’histoire du salut. Le même et identique Dieu, qui fonde et garantit l’intelligibilité et la justesse de l’ordre naturel des choses sur lesquelles les savants s’appuient en toute confiance, [29] est celui-là même qui se révèle Père de notre Seigneur Jésus Christ. Cette unité de la vérité, naturelle et révélée, trouve son identification vivante et personnelle dans le Christ, ainsi que le rappelle l’Apôtre : « La vérité qui est en Jésus » (Ep 4, 21 ; cf. Col 1, 15-20). Il est la Parole éternelle en laquelle tout a été créé, et il est en même temps la Parole incarnée, que le Père révèle dans toute sa personne (cf. Jn 1, 14.18). [30] Ce que la raison humaine cherche « sans le connaître » (cf. Ac 17, 23) ne peut être trouvé qu’à travers le Christ : ce qui se révèle en lui est, en effet, la « pleine vérité » (cf. Jn 1, 14-16) de tout être qui a été créé en lui et par lui et qui ensuite trouve en lui son accomplissement (cf. Col 1, 17).
35. A partir de ces considérations générales, il faut maintenant examiner de façon plus directe le rapport entre la vérité révélée et la philosophie. Ce rapport impose une double considération, du fait que la vérité qui nous provient de la Révélation est en même temps une vérité comprise à la lumière de la raison. En effet, c’est seulement dans cette double acception qu’il est possible de préciser la juste relation de la vérité révélée avec le savoir philosophique. Nous considérerons donc en premier lieu les rapports entre la foi et la philosophie au cours de l’histoire. De là il sera possible de discerner quelques principes qui constituent les points de référence auxquels se rapporter pour établir la relation juste entre les deux ordres de connaissance.
Chapitre IV – Les rapports entre la foi et la raison
Les étapes significatives de la rencontre entre la foi et la raison
36. D’après le témoignage des Actes des Apôtres, le message du christianisme se heurta dès le début aux courants philosophiques de l’époque. Le même livre rapporte la discussion qu’eut saint Paul à Athènes avec « certains philosophes épicuriens et stoïciens » (17, 18). L’analyse exégétique de ce discours à l’Aréopage a mis en évidence de nombreuses allusions à des croyances populaires, d’origine stoïcienne pour la plupart. Ce n’était certainement pas un hasard. Pour se faire comprendre des païens, les premiers chrétiens ne pouvaient se borner à renvoyer dans leurs discours « à Moïse et aux prophètes » ; ils devaient aussi faire appel à la connaissance naturelle de Dieu et à la voix de la conscience morale de tout homme (cf. Rm 1, 19-21 ; 2, 14-15 ; Ac 14, 16-17). Mais comme, dans la religion païenne, cette connaissance naturelle avait basculé dans l’idolâtrie (cf. Rm 1, 21-32), l’Apôtre estima plus sage de mettre son discours en rapport avec la pensée des philosophes qui, depuis les débuts, avaient opposé aux mythes et aux cultes à mystères des conceptions plus respectueuses de la transcendance divine.
L’un des efforts majeurs opérés par les philosophes de la pensée classique fut, en effet, de purifier de ses formes mythologiques la conception que les hommes se faisaient de Dieu. Comme nous le savons, la religion grecque elle aussi, peu différente en cela de la majeure partie des religions cosmiques, était polythéiste, si bien qu’elle divinisait des choses et des phénomènes naturels. Les tentatives faites par l’homme pour comprendre l’origine des dieux et, en eux, celle de l’univers s’exprimèrent d’abord par la poésie. Les théogonies demeurent, aujourd’hui encore, le premier témoignage de cette recherche de l’homme. Il revint aux pères de la philosophie de mettre en évidence le lien qui existe entre la raison et la religion. Portant plus loin le regard, vers les principes universels, ils ne se contentèrent plus des mythes anciens, mais ils voulurent aller jusqu’à donner un fondement rationnel à leur croyance en la divinité. On s’engagea ainsi sur une voie qui, abandonnant les traditions antiques particulières, débouchait sur un développement qui correspondait aux exigences de la raison universelle. La fin vers laquelle tendait ce développement était de faire prendre une conscience critique de ce à quoi l’on croyait. La conception que l’on se faisait de la divinité fut la première à tirer avantage d’un tel itinéraire. Les superstitions furent reconnues comme telles et la religion fut, au moins en partie, purifiée par l’analyse rationnelle. C’est sur cette base que les Pères de l’Église entreprirent un dialogue fécond avec les philosophes de l’Antiquité, ouvrant la route à l’annonce et à la compréhension du Dieu de Jésus Christ.
37. Lorsqu’on évoque ce mouvement qui rapprocha les chrétiens de la philosophie, il faut également rappeler l’attitude de prudence que suscitaient en eux d’autres éléments du monde culturel païen, comme par exemple la gnose. La philosophie, en tant que sagesse pratique et école de vie, pouvait facilement être confondue avec une connaissance de type supérieur et ésotérique, réservée à un petit nombre d’hommes parfaits. C’est sans aucun doute à ce genre de spéculations ésotériques que pense saint Paul lorsqu’il met en garde les Colossiens : « Prenez garde qu’il ne se trouve quelqu’un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la "philosophie", selon une tradition toute humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ » (2, 8). Les paroles de l’Apôtre se révèlent particulièrement actuelles si nous les mettons en rapport avec les différentes formes d’ésotérisme qui aujourd’hui se répandent même chez certains croyants dépourvus du sens critique nécessaire. Sur les traces de saint Paul, d’autres écrivains des premiers siècles, notamment saint Irénée et Tertullien, émirent à leur tour des réserves à l’égard d’une attitude culturelle qui prétendait soumettre la vérité de la Révélation à l’interprétation des philosophes.
38. La rencontre du christianisme avec la philosophie ne fut donc ni immédiate ni facile. La pratique de la philosophie et la fréquentation des écoles furent considérées par les premiers chrétiens comme une source de trouble plus que comme une chance. Pour eux, le devoir premier et pressant était l’annonce du Christ ressuscité, à proposer dans une rencontre personnelle capable de conduire l’interlocuteur à la conversion du cœur et à la demande du Baptême. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils aient ignoré le devoir d’approfondir l’intelligence de la foi et de ses motivations, bien au contraire. La critique de Celse, qui accuse les chrétiens d’être une population « illettrée et fruste », [31] s’avère donc injuste et sans fondement. L’explication de leur désintérêt initial doit être recherchée ailleurs. En fait, la rencontre avec l’évangile offrait une réponse si satisfaisante à la question du sens de la vie, demeurée jusqu’alors sans réponse, que la fréquentation des philosophes leur apparaissait comme une chose lointaine et, dans une certaine mesure, dépassée.
Cela apparaît aujourd’hui encore plus clairement si l’on pense à l’apport du christianisme qui consiste à affirmer le droit universel d’accès à la vérité. Ayant abattu les barrières raciales, sociales ou sexuelles, le christianisme avait, depuis ses débuts, proclamé l’égalité de tous les hommes devant Dieu. La première conséquence de cette conception concernait le thème de la vérité. On dépassait définitivement le caractère élitiste que sa recherche avait pris chez les Anciens : dès lors que l’accès à la vérité est un bien qui permet de parvenir à Dieu, tous doivent être aptes à parcourir cette route. Les voies d’accès à la vérité restent multiples ; toutefois, la vérité chrétienne ayant une valeur salvifique, chacune de ces voies peut être empruntée, du moment qu’elle conduit au but final, la révélation de Jésus Christ.
Parmi les pionniers d’une rencontre fructueuse avec la pensée philosophique, même marquée par un discernement prudent, il faut mentionner saint Justin : tout en conservant, même après sa conversion, une grande estime pour la philosophie grecque, il affirmait avec force et clarté qu’il avait trouvé dans le christianisme « la seule philosophie sûre et profitable ». [32] De même, Clément d’Alexandrie appelait l’Évangile « la vraie philosophie », [33] et il comprenait la philosophie par analogie à la loi mosaïque comme un enseignement préparatoire à la foi chrétienne [34] et une propédeutique à l’Évangile. [35] Puisque « la philosophie désire la sagesse qui consiste dans la droiture de l’âme et de la parole et dans la pureté de la vie, elle a des dispositions d’amour et d’amitié pour la sagesse et elle fait tout pour l’atteindre. Chez nous, on appelle philosophes ceux qui sont épris de la Sagesse créatrice et éducatrice de l’univers, c’est-à-dire épris de la connaissance du Fils de Dieu ». [36] Pour l’Alexandrin, la philosophie grecque n’a pas pour but premier de compléter ou de renforcer la vérité chrétienne ; sa mission est plutôt la défense de la foi : « L’enseignement du Sauveur se suffit à lui-même et n’a besoin de rien d’autre, puisqu’il est "force et sagesse de Dieu". Lorsqu’elle survient, la philosophie grecque ne rend pas la vérité plus puissante, mais, rendant impuissante l’attaque de la sophistique contre elle et déjouant les pièges contre la vérité, elle est appelée à bon droit la haie et le mur de la vigne ». [37]
39. Dans l’histoire de ce développement, il est toujours possible de constater que les penseurs chrétiens ont repris la pensée philosophique de manière critique. Parmi les premiers exemples que l’on peut trouver, celui d’Origène est certainement significatif. Contre les attaques portées par le philosophe Celse, Origène prend la philosophie platonicienne pour argumenter et lui répondre. En se référant à un grand nombre d’éléments de la pensée platonicienne, il commence à élaborer une première forme de théologie chrétienne. Le mot même et le concept de théologie comme discours rationnel sur Dieu étaient liés jusqu’alors à leur origine grecque. Dans la philosophie aristotélicienne, par exemple, ce mot désignait la partie la plus noble et le véritable sommet du discours philosophique. A la lumière de la Révélation chrétienne, au contraire, ce qui indiquait d’abord une doctrine générale sur la divinité en vint à prendre un sens entièrement nouveau, dans la mesure où cela définissait la réflexion accomplie par le croyant pour exprimer la véritable doctrine sur Dieu. Cette nouvelle pensée chrétienne en développement se servait de la philosophie, mais elle tendait en même temps à s’en distinguer nettement. L’histoire montre que la pensée platonicienne elle-même, utilisée par la théologie, a subi de profondes transformations, en particulier dans le domaine de concepts comme l’immortalité de l’âme, la divinisation de l’homme et l’origine du mal.
40. Dans cette œuvre de christianisation de la pensée platonicienne et néo-platonicienne, il faut mentionner particulièrement les Pères Cappadociens, Denys dit l’Aréopagite et surtout saint Augustin. Le grand Docteur d’Occident était entré en contact avec différentes écoles philosophiques, mais toutes l’avaient déçu. Quand la vérité de la foi chrétienne se trouva devant lui, il eut alors la force d’accomplir la conversion radicale à laquelle les philosophes rencontrés auparavant n’avaient pas réussi à l’amener. Il en donne lui-même la raison : « Préférant désormais pour cela la doctrine catholique, je sentais que, chez elle, il était demandé avec plus de mesure et sans aucun désir de tromperie, de croire ce qui n’était pas démontré &mdash ; soit qu’il y ait eu démonstration, mais pour quelqu’un qui ne l’aurait pas comprise, soit qu’il n’y ait pas eu de démonstration —, alors que chez [les manichéens], tout en promettant la science de manière téméraire, on se moquait de la crédulité et qu’on imposait ensuite de croire une immensité de fables et d’absurdités, parce qu’on ne pouvait pas les démontrer ». [38] Aux platoniciens eux-mêmes, à qui il se référait de manière privilégiée, Augustin reprochait, à eux qui connaissaient la fin vers laquelle il fallait tendre, d’avoir ignoré la voie qui y conduisait, le Verbe incarné. [39] L’évêque d’Hippone réussit à produire la première grande synthèse de la pensée philosophique et théologique vers laquelle confluaient les courants de pensée grec et latin. Chez lui aussi, la grande unité du savoir, qui trouvait son fondement dans la pensée biblique, en vint à être confirmée et soutenue par la profondeur de la pensée spéculative. La synthèse opérée par saint Augustin restera pendant des siècles en Occident la forme la plus haute de spéculation philosophique et théologique. Fort de son histoire personnelle et soutenu par une admirable sainteté de vie, il fut aussi en mesure d’introduire dans ses œuvres de multiples éléments qui, faisant référence à l’expérience, préludaient aux futurs développements de certains courants philosophiques.
41. C’est donc de diverses manières que les Pères d’Orient et d’Occident sont entrés en rapport avec les écoles philosophiques. Cela ne signifie pas qu’ils aient identifié le contenu de leur message avec les systèmes auxquels se référaient ces écoles. La question de Tertullien : « Qu’ont de commun Athènes et Jérusalem ? L’Académie et l’Église ? »[40] est un signe clair de la conscience critique avec laquelle les penseurs chrétiens, depuis les origines, abordèrent le problème des rapports entre la foi et la philosophie, en le voyant globalement sous ses aspects positifs et avec ses limites. Ce n’étaient pas des penseurs naïfs. C’est bien parce qu’ils vivaient intensément le contenu de la foi qu’ils savaient atteindre les formes les plus profondes de la spéculation. Il est donc injuste et réducteur de ne voir dans leur œuvre que la transposition des vérités de la foi en catégories philosophiques. Ils firent beaucoup plus. Ils réussirent en effet à faire surgir en plénitude ce qui demeurait encore implicite et en germe dans la pensée des grands philosophes antiques. [41] Ces derniers, comme je l’ai dit, avaient eu la mission de montrer dans quelle mesure la raison, délivrée de ses liens extérieurs, pouvait sortir de l’impasse des mythes, pour s’ouvrir de manière plus adaptée à la transcendance. Une raison purifiée et droite était donc en mesure de monter jusqu’aux degrés les plus élevés de la réflexion, en donnant un fondement solide à la perception de l’être, du transcendant et de l’absolu.
C’est précisément ici que se situe la nouveauté des Pères. Ils accueillirent entièrement la raison ouverte à l’absolu et ils y greffèrent la richesse provenant de la Révélation. La rencontre ne se fit pas seulement au niveau des cultures, dont l’une succomba peut-être à la fascination de l’autre ; elle se fit au plus profond des âmes et ce fut la rencontre entre la créature et son Créateur. Dépassant la fin même vers laquelle elle tendait inconsciemment en vertu de sa nature, la raison put atteindre le bien suprême et la vérité suprême de la personne du Verbe incarné. Néanmoins, face aux philosophies, les Pères n’eurent pas peur de reconnaître les éléments communs aussi bien que les différences qu’elles présentaient par rapport à la Révélation. La conscience des convergences ne portait chez eux nulle atteinte à la reconnaissance des différences.
42. Dans la théologie scolastique, le rôle de la raison éduquée par la philosophie devient encore plus considérable, sous la poussée de l’interprétation anselmienne de l’intellectus fidei. Pour le saint archevêque de Cantorbéry, la priorité de la foi ne s’oppose pas à la recherche propre à la raison. Celle-ci, en effet, n’est pas appelée à exprimer un jugement sur le contenu de la foi ; elle en serait incapable, parce qu’elle n’est pas apte à cela. Sa tâche est plutôt de savoir trouver un sens, de découvrir des raisons qui permettent à tous de parvenir à une certaine intelligence du contenu de la foi. Saint Anselme souligne le fait que l’intellect doit se mettre à la recherche de ce qu’il aime : plus il aime, plus il désire connaître. Celui qui vit pour la vérité est tendu vers une forme de connaissance qui s’enflamme toujours davantage d’amour pour ce qu’il connaît, tout en devant admettre qu’il n’a pas encore fait tout ce qu’il désirerait : « J’ai été fait pour te voir et je n’ai pas encore fait ce pour quoi j’ai été fait » (Ad te videndum factus sum, et nondum feci propter quod factus sum). [42] Le désir de vérité pousse donc la raison à aller toujours au-delà ; mais elle est comme accablée de constater qu’elle a une capacité toujours plus grande que ce qu’elle appréhende. A ce point, toutefois, la raison est en mesure de découvrir l’accomplissement de son chemin : « Car j’estime qu’il doit suffire à qui recherche une chose incompréhensible de parvenir en raisonnant à connaître ce qu’elle est plus que certainement, même s’il ne peut, par son intelligence, pénétrer comment elle est de la sorte […]. Or qu’est-il d’aussi incompréhensible, d’aussi ineffable, que cela qui est au-dessus de toutes choses ? Si les points qui furent jusqu’ici discutés au sujet de l’essense suréminente sont assurés par des raisons nécessaires, la solidité de leur certitude ne vacille nullement, bien que l’intelligence ne puisse les pénétrer, ni les expliquer par des paroles. Et, si une considération précédente a compris rationnellement qu’est incompréhensible (rationabiliter comprehendit incomprehensibile esse) la manière dont la sagesse suréminente sait ce qu’elle a fait, […] qui expliquera comment elle se sait ou se dit elle-même, elle dont l’homme ne peut rien savoir ou presque ? ». [43]
L’harmonie fondamentale de la connaissance philosophique et de la connaissance de la foi est confirmée une fois encore : la foi demande que son objet soit compris avec l’aide de la raison ; la raison, au sommet de sa recherche, admet comme nécessaire ce que présente la foi.
La constante nouveauté de la pensée de saint Thomas d’Aquin
43. Sur ce long chemin, saint Thomas occupe une place toute particulière, non seulement pour le contenu de sa doctrine, mais aussi pour le dialogue qu’il sut instaurer avec la pensée arabe et la pensée juive de son temps. à une époque où les penseurs chrétiens redécouvraient les trésors de la philosophie antique, et plus directement aristotélicienne, il eut le grand mérite de mettre au premier plan l’harmonie qui existe entre la raison et la foi. La lumière de la raison et celle de la foi viennent toutes deux de Dieu, expliquait-il ; c’est pourquoi elles ne peuvent se contredire. [44]
Plus radicalement, Thomas reconnaît que la nature, objet propre de la philosophie, peut contribuer à la compréhension de la révélation divine. La foi ne craint donc pas la raison, mais elle la recherche et elle s’y fie. De même que la grâce suppose la nature et la porte à son accomplissement, [45] ainsi la foi suppose et perfectionne la raison. Cette dernière, éclairée par la foi, est libérée des fragilités et des limites qui proviennent de la désobéissance du péché, et elle trouve la force nécessaire pour s’élever jusqu’à la connaissance du mystère de Dieu Un et Trine. Tout en soulignant avec force le caractère surnaturel de la foi, le Docteur Angélique n’a pas oublié la valeur de sa rationalité ; il a su au contraire creuser plus profondément et préciser le sens de cette rationalité. En effet, la foi est en quelque sorte « un exercice de la pensée » ; la raison de l’homme n’est ni anéantie ni humiliée lorsqu’elle donne son assentiment au contenu de la foi ; celui-ci est toujours atteint par un choix libre et conscient. [46]
C’est pour ce motif que saint Thomas a toujours été proposé à juste titre par l’Église comme un maître de pensée et le modèle d’une façon correcte de faire de la théologie. Il me plaît de rappeler, dans ce contexte, ce qu’a écrit le Serviteur de Dieu Paul VI, mon prédécesseur, à l’occasion du septième centenaire de la mort du Docteur Angélique : « Sans aucun doute, Thomas avait au plus haut degré le courage de la vérité, la liberté d’esprit permettant d’affronter les nouveaux problèmes, l’honnêteté intellectuelle de celui qui n’admet pas la contamination du christianisme par la philosophie profane, sans pour autant refuser celle-ci a priori. C’est la raison pour laquelle il figure dans l’histoire de la pensée chrétienne comme un pionnier sur la voie nouvelle de la philosophie et de la culture universelle. Le point central, le noyau, pour ainsi dire, de la solution qu’avec son intuition prophétique et géniale il donna au problème de la confrontation nouvelle entre la raison et la foi, c’est qu’il faut concilier le caractère séculier du monde et le caractère radical de l’Évangile, échappant ainsi à cette tendance contre nature qui nie le monde et ses valeurs, sans pour autant manquer aux suprêmes et inflexibles exigences de l’ordre surnaturel ». [47]
44. Parmi les grandes intuitions de saint Thomas, il y a également celle qui concerne le rôle joué par l’Esprit Saint pour faire mûrir la connaissance humaine en vraie sagesse. Dès les premières pages de sa Somme théologique, [48] l’Aquinate voulut montrer le primat de la sagesse qui est don de l’Esprit Saint et qui introduit à la connaissance des réalités divines. Sa théologie permet de comprendre la particularité de la sagesse dans son lien étroit avec la foi et avec la connaissance divine. Elle connaît par connaturalité, présuppose la foi et arrive à formuler son jugement droit à partir de la vérité de la foi elle-même : « La sagesse comptée parmi les dons du Saint-Esprit est différente de celle qui est comptée comme une vertu intellectuelle acquise, car celle-ci s’acquiert par l’effort humain, et celle-là au contraire "vient d’en haut", comme le dit saint Jacques. Ainsi, elle est également distincte de la foi, car la foi donne son assentiment à la vérité divine considérée en elle-même, tandis que c’est le propre du don de sagesse de juger selon la vérité divine ». [49]
La priorité reconnue à cette sagesse ne fait pourtant pas oublier au Docteur Angélique la présence de deux formes complémentaires de sagesse : la sagesse philosophique, qui se fonde sur la capacité de l’intellect à rechercher la vérité à l’intérieur des limites qui lui sont connaturelles, et la sagesse théologique, qui se fonde sur la Révélation et qui examine le contenu de la foi, atteignant le mystère même de Dieu.
Intimement convaincu que « omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est » (« toute vérité dite par qui que ce soit vient de l’Esprit Saint »), [50] saint Thomas aima la vérité de manière désintéressée. Il la chercha partout où elle pouvait se manifester, en mettant le plus possible en évidence son universalité. En lui, le Magistère de l’Église a reconnu et apprécié la passion pour la vérité ; sa pensée, précisément parce qu’elle s’est toujours maintenue dans la perspective de la vérité universelle, objective et transcendante, a atteint « des sommets auxquels l’intelligence humaine n’aurait jamais pu penser ». [51] C’est donc avec raison qu’il peut être défini comme « apôtre de la vérité ». [52] Précisément parce qu’il cherchait la vérité sans réserve, il sut, dans son réalisme, en reconnaître l’objectivité. Sa philosophie est vraiment celle de l’être et non du simple apparaître.
Le drame de la séparation entre la foi et la raison
45. Avec la naissance des premières universités, la théologie allait se confronter plus directement avec d’autres formes de la recherche et du savoir scientifique. Saint Albert le Grand et saint Thomas, tout en maintenant un lien organique entre la théologie et la philosophie, furent les premiers à reconnaître l’autonomie dont la philosophie et la science avaient nécessairement besoin pour œuvrer efficacement dans leurs champs de recherche respectifs. A partir de la fin du Moyen âge, toutefois, la légitime distinction entre les deux savoirs se transforma progressivement en une séparation néfaste. A cause d’un esprit excessivement rationaliste, présent chez quelques penseurs, les positions se radicalisèrent, au point d’arriver en fait à une philosophie séparée et absolument autonome vis-à-vis du contenu de la foi. Parmi les conséquences de cette séparation, il y eut également une défiance toujours plus forte à l’égard de la raison elle-même. Certains commencèrent à professer une défiance générale, sceptique et agnostique, soit pour donner plus d’espace à la foi, soit pour jeter le discrédit sur toute référence possible de la foi à la raison.
En somme, ce que la pensée patristique et médiévale avait conçu et mis en œuvre comme formant une unité profonde, génératrice d’une connaissance capable d’arriver aux formes les plus hautes de la spéculation, fut détruit en fait par les systèmes épousant la cause d’une connaissance rationnelle qui était séparée de la foi et s’y substituait.
46. Les radicalisations les plus influentes sont connues et bien visibles, surtout dans l’histoire de l’Occident. Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’une bonne partie de la pensée philosophique moderne s’est développée en s’éloignant progressivement de la Révélation chrétienne, au point de s’y opposer explicitement. Ce mouvement a atteint son apogée au siècle dernier. Certains représentants de l’idéalisme ont cherché de diverses manières à transformer la foi et son contenu, y compris le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus Christ, en structures dialectiques rationnellement concevables. à cette pensée se sont opposées diverses formes d’humanisme athée, philosophiquement structurées, qui ont présenté la foi comme nocive et aliénante pour le développement de la pleine rationalité. Elles n’ont pas eu peur de se faire passer pour de nouvelles religions, constituant le fondement de projets qui, sur le plan politique et social, ont abouti à des systèmes totalitaires traumatisants pour l’humanité.
Dans le cadre de la recherche scientifique, on en est venu à imposer une mentalité positiviste qui s’est non seulement éloignée de toute référence à la vision chrétienne du monde, mais qui a aussi et surtout laissé de côté toute référence à une conception métaphysique et morale. En conséquence, certains hommes de science, privés de tout repère éthique, risquent de ne plus avoir comme centres d’intérêt la personne et l’ensemble de sa vie. De plus, certains d’entre eux, conscients des potentialités intérieures au progrès technologique, semblent céder, plus qu’à la logique du marché, à la tentation d’un pouvoir démiurgique sur la nature et sur l’être humain lui-même.
Enfin, le nihilisme a pris corps comme une conséquence de la crise du rationalisme. Philosophie du néant, il réussit à exercer sa fascination sur nos contemporains. Ses adeptes font la théorie de la recherche comme fin en soi, sans espérance ni possibilité aucune d’atteindre la vérité. Dans l’interprétation nihiliste, l’existence n’est qu’une occasion pour éprouver des sensations et faire des expériences dans lesquelles le primat revient à l’éphémère. Le nihilisme est à l’origine de la mentalité répandue selon laquelle on ne doit plus prendre d’engagement définitif, parce tout est fugace et provisoire.
47. D’autre part, il ne faut pas oublier que, dans la culture moderne, le rôle même de la philosophie a fini par changer. De sagesse et de savoir universel qu’elle était, elle a été progressivement réduite à n’être qu’un des nombreux domaines du savoir humain, bien plus, par certains aspects, elle a été cantonnée dans un rôle totalement marginal. Entre temps, d’autres formes de rationalité se sont affirmées avec toujours plus de vigueur, mettant en évidence la marginalité du savoir philosophique. Au lieu d’être tournées vers la contemplation de la vérité et la recherche de la fin dernière et du sens de la vie, ces formes de rationalité tendent &mdash ; ou au moins peuvent tendre &mdash ; à être « une raison fonctionnelle » au service de fins utilitaristes, de possession ou de pouvoir.
Dès ma première encyclique, j’ai fait remarquer combien il était dangereux de présenter cette voie comme un absolu et j’ai écrit : « L’homme d’aujourd’hui semble toujours menacé par ce qu’il fabrique, c’est-à-dire par le résultat du travail de ses mains, et plus encore du travail de son intelligence, des tendances de sa volonté. D’une manière trop rapide et souvent imprévisible, les fruits de cette activité multiforme de l’homme ne sont pas seulement et pas tant objet d’"aliénation", c’est-à-dire purement et simplement enlevés à celui qui les a produits ; mais, partiellement au moins, dans la ligne, même indirecte, de leurs effets, ces fruits se retournent contre l’homme lui-même ; ils sont dirigés ou peuvent être dirigés contre lui. C’est en cela que semble consister le Chapitre principal du drame de l’existence humaine aujourd’hui, dans sa dimension la plus large et la plus universelle. L’homme, par conséquent, vit toujours davantage dans la peur. Il craint que ses productions, pas toutes naturellement ni dans leur majeure partie, mais quelques-unes et précisément celles qui contiennent une part spéciale de son génie et de sa créativité, puissent être retournées radicalement contre lui-même ». [53]
A la suite de ces transformations culturelles, certains philosophes, abandonnant la recherche de la vérité pour elle-même, ont adopté comme but unique l’obtention d’une certitude subjective ou d’une utilité pratique. La conséquence en a été l’obscurcissement de la véritable dignité de la raison, qui n’était plus en état de connaître le vrai et de rechercher l’absolu.
48. Ce qui ressort de cette dernière période de l’histoire de la philosophie, c’est donc la constatation d’une séparation progressive entre la foi et la raison philosophique. Il est bien vrai que, pour un observateur attentif, même dans la réflexion philosophique de ceux qui contribuèrent à élargir le fossé entre la foi et la raison, on voit parfois se manifester des germes précieux de pensée qui, approfondis et développés avec droiture d’esprit et de cœur, peuvent faire découvrir le chemin de la vérité. On trouve ces germes de pensée, par exemple, dans des analyses approfondies sur la perception et l’expérience, sur l’imaginaire et l’inconscient, sur la personnalité et l’intersubjectivité, sur la liberté et les valeurs, sur le temps et l’histoire. Même le thème de la mort peut devenir pour tout penseur un appel pressant à chercher à l’intérieur de lui-même le sens authentique de son existence. Cela n’enlève rien au fait que le rapport actuel entre foi et raison demande un effort attentif de discernement, parce que la raison et la foi se sont toutes deux appauvries et se sont affaiblies l’une en face de l’autre. La raison, privée de l’apport de la Révélation, a pris des sentiers latéraux qui risquent de lui faire perdre de vue son but final. La foi, privée de la raison, a mis l’accent sur le sentiment et l’expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d’être réduite à un mythe ou à une superstition. De la même manière, une raison qui n’a plus une foi adulte en face d’elle n’est pas incitée à s’intéresser à la nouveauté et à la radicalité de l’être.
On ne doit donc pas considérer comme hors de propos que je lance un appel fort et pressant pour que la foi et la philosophie retrouvent l’unité profonde qui les rend capables d’être en harmonie avec leur nature dans le respect de leur autonomie réciproque. A la « parrhèsia » de la foi doit correspondre l’audace de la raison.
Chapitre V – Les interventions du magistère dans le domaine philosohique
Le discernement du Magistère comme diaconie de la vérité
49. L’Église ne propose pas sa propre philosophie ni ne canonise une quelconque philosophie particulière au détriment des autres. [54] La raison profonde de cette réserve réside dans le fait que la philosophie, même quand elle entre en relation avec la théologie, doit procéder selon ses méthodes et ses règles ; autrement, il n’y aurait pas de garantie qu’elle reste tournée vers la vérité et qu’elle y tende grâce à une démarche rationnellement vérifiable. Une philosophie qui ne procéderait pas à la lumière de la raison selon ses principes propres et ses méthodes spécifiques ne serait pas d’un grand secours. En définitive, la source de l’autonomie dont jouit la philosophie est à rechercher dans le fait que la raison est, de par sa nature, orientée vers la vérité et que, en outre, elle dispose en elle-même des moyens pour y parvenir. Une philosophie consciente de son « statut constitutif » ne peut pas ne pas respecter non plus les exigences et les évidences propres à la vérité révélée.
Cependant l’histoire a fait apparaître les déviations et les erreurs dans lesquelles la pensée philosophique, surtout la pensée moderne, est fréquemment tombée. Ce n’est ni la tâche ni la compétence du Magistère d’intervenir pour combler les lacunes d’un discours philosophique déficient. Il est de son devoir au contraire de réagir de manière claire et forte lorsque des thèses philosophiques discutables menacent la juste compréhension du donné révélé et quand on diffuse des théories fausses et partisanes qui répandent de graves erreurs, troublant la simplicité et la pureté de la foi du peuple de Dieu.
50. Le Magistère ecclésiastique peut donc et doit exercer avec autorité, à la lumière de la foi, son propre discernement critique sur les philosophies et sur les affirmations qui sont en opposition avec la doctrine chrétienne. [55] Il revient au Magistère d’indiquer avant tout quels présupposés et quelles conclusions philosophiques seraient incompatibles avec la vérité révélée, formulant par là-même les exigences qui s’imposent à la philosophie du point de vue de la foi. En outre, dans le développement du savoir philosophique, diverses écoles de pensée sont apparues. Ce pluralisme met aussi le Magistère devant sa responsabilité d’exprimer son jugement en ce qui concerne la compatibilité ou l’incompatibilité des conceptions fondamentales auxquelles ces écoles se réfèrent avec les exigences propres de la parole de Dieu et de la réflexion théologique.
L’Église a le devoir d’indiquer ce qui, dans un système philosophique, peut paraître incompatible avec sa foi. De nombreux thèmes philosophiques en effet, tels ceux de Dieu, de l’homme, de sa liberté et de son agir moral, la mettent directement en cause, parce qu’ils concernent la vérité révélée dont elle a la garde. Quand nous effectuons ce discernement, nous, évêques, avons le devoir d’être « témoins de la vérité » dans l’exercice d’un service humble mais ferme, que tout philosophe devrait apprécier, au profit de la recta ratio, c’est-à-dire de la raison qui réfléchit correctement sur le vrai.
51. Ce discernement ne doit donc pas être entendu premièrement dans un sens négatif, comme si l’intention du Magistère était d’éliminer ou de réduire toute médiation possible. Au contraire, ses interventions sont destinées en premier lieu à stimuler, à promouvoir et à encourager la pensée philosophique. D’autre part, les philosophes sont les premiers à comprendre l’exigence de l’autocritique et de la correction d’éventuelles erreurs, ainsi que la nécessité de dépasser les limites trop étroites dans lesquelles leur réflexion s’est forgée. De manière particulière, il faut considérer que la vérité est une, bien que ses expressions portent l’empreinte de l’histoire et, plus encore, qu’elles soient l’œuvre d’une raison humaine blessée et affaiblie par le péché. De là, il résulte qu’aucune forme historique de la philosophie ne peut légitimement prétendre embrasser la totalité de la vérité, ni être l’explication plénière de l’être humain, du monde et du rapport de l’homme avec Dieu.
Et aujourd’hui, à cause de la multiplication des systèmes, des méthodes, des concepts et des argumentations philosophiques souvent extrêmement détaillées, un discernement critique à la lumière de la foi s’impose avec une plus grande urgence. Ce discernement n’est pas aisé, car, s’il est déjà difficile de reconnaître les capacités natives et inaliénables de la raison, avec ses limites constitutives et historiques, il est parfois encore plus problématique de discerner ce que les propositions philosophiques particulières offrent de valable et de fécond, du point de vue de la foi, et ce que, à l’inverse, elles présentent de dangereux et d’erroné. L’Église sait de toute façon que les « trésors de la sagesse et de la connaissance » sont cachés dans le Christ (Col 2, 3) ; c’est pourquoi elle intervient en stimulant la réflexion philosophique, afin que ne se ferme pas la voie qui conduit à la reconnaissance du mystère.
52. Ce n’est pas seulement un fait récent que le Magistère intervienne pour exprimer sa pensée en ce qui concerne des doctrines philosophiques déterminées. A titre d’exemple, il suffit de rappeler, au cours des siècles, les déclarations à propos des théories qui soutenaient la préexistence des âmes, [56] ou encore à propos des diverses formes d’idolâtrie et d’ésotérisme superstitieux, contenues dans des thèses d’astrologie, [57] sans oublier les textes plus systématiques contre certaines thèses de l’averroïsme latin, incompatibles avec la foi chrétienne. [58]
Si la parole du Magistère s’est fait entendre plus souvent à partir du milieu du siècle dernier, c’est parce que, au cours de cette période, de nombreux catholiques se sont reconnu le devoir d’opposer leur propre philosophie aux courants variés de la pensée moderne. à ce point, il devenait nécessaire pour le Magistère de l’Église de veiller à ce que ces philosophies ne dévient pas, à leur tour, dans des formes erronées et négatives. Furent ainsi censurées parallèlement : d’une part, le fidéisme[59] et le traditionalisme radical, [60] pour leur défiance à l’égard des capacités naturelles de la raison ; d’autre part, le rationalisme[61] et l’ontologisme, [62] car ils attribuaient à la raison naturelle ce qui est connaissable uniquement à la lumière de la foi. Le contenu positif de ce débat fit l’objet d’un exposé organique dans la Constitution dogmatique Dei Filius, par laquelle, pour la première fois, un Concile œcuménique, Vatican I, intervenait solennellement sur les relations entre la raison et la foi. L’enseignement de ce texte donna une impulsion forte et positive à la recherche philosophique de nombreux croyants et il constitue encore aujourd’hui une référence et une norme pour une réflexion chrétienne correcte et cohérente dans ce domaine particulier.
53. Les déclarations du Magistère, plus que de thèses philosophiques particulières, se sont préoccupées de la nécessité de la connaissance rationnelle et donc en dernier ressort de l’approche philosophique pour l’intelligence de la foi. Le Concile Vatican I, faisant la synthèse et réaffirmant solennellement les enseignements que, de manière ordinaire et constante, le Magistère pontifical avait proposés aux fidèles, fit ressortir qu’étaient inséparables et en même temps irréductibles la connaissance naturelle de Dieu et la Révélation, ainsi que la raison et la foi. Le Concile partait de l’exigence fondamentale, présupposée par la Révélation elle-même, de la possibilité de la connaissance naturelle de l’existence de Dieu, principe et fin de toute chose, [63] et il concluait par l’assertion solennelle déjà citée : « Il existe deux ordres de connaissance, distincts non seulement par leur principe mais aussi par leur objet ». [64] Contre toute forme de rationalisme, il fallait donc affirmer la distinction entre les mystères de la foi et les découvertes philosophiques, ainsi que la transcendance et l’antériorité des premiers par rapport aux secondes ; d’autre part, contre les tentations fidéistes, il était nécessaire que soit réaffirmée l’unité de la vérité et donc aussi la contribution positive que la connaissance rationnelle peut et doit apporter à la connaissance de foi : « Mais, bien que la foi soit au-dessus de la raison, il ne peut jamais y avoir de vrai désaccord entre la foi et la raison, étant donné que c’est le même Dieu qui révèle les mystères et communique la foi, et qui fait descendre dans l’esprit humain la lumière de la raison : Dieu ne pourrait se nier lui-même ni le vrai contredire jamais le vrai ». [65]
54. Dans notre siècle aussi, le Magistère est revenu à plusieurs reprises sur ce sujet, mettant en garde contre la tentation rationaliste. C’est sur cet arrière-fond que l’on doit situer les interventions du Pape saint Pie X, qui mit en relief le fait que, à la base du modernisme, il y avait des assertions philosophiques d’orientation phénoméniste, agnostique et immanentiste. [66] On ne peut pas oublier non plus l’importance qu’eut le refus catholique de la philosophie marxiste et du communisme athée. [67]
Le Pape Pie XII à son tour fit entendre sa voix quand, dans l’encyclique Humani generis, il mit en garde contre des interprétations erronées, liées aux thèses de l’évolutionnisme, de l’existentialisme et de l’historicisme. Il précisait que ces thèses n’avaient pas été élaborées et n’étaient pas proposées par des théologiens, et qu’elles avaient leur origine « en dehors du bercail du Christ » ; [68] il ajoutait aussi que de telles déviations n’étaient pas simplement à rejeter, mais étaient à examiner de manière critique : « Les théologiens et les philosophes catholiques, qui ont la lourde charge de défendre la vérité humaine et divine, et de la faire pénétrer dans les esprits humains, ne peuvent ni ignorer ni négliger ces systèmes qui s’écartent plus ou moins de la voie droite. Bien plus, ils doivent bien les connaître, d’abord parce que les maux ne se soignent bien que s’ils sont préalablement bien connus, ensuite parce qu’il se cache parfois dans des affirmations fausses elles-mêmes un élément de vérité, enfin parce que ces mêmes affirmations invitent l’esprit à scruter et à considérer plus soigneusement certaines vérités philosophiques et théologiques ». [69]
Plus récemment, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, accomplissant sa tâche spécifique au service du Magistère universel du Pontife romain, [70] a dû intervenir aussi pour rappeler le danger que comporte l’acceptation non critique, de la part de certains théologiens de la libération, de thèses et de méthodologies issues du marxisme. [71]
Dans le passé, le Magistère a donc exercé à maintes reprises et sous diverses modalités son discernement dans le domaine philosophique. Tout ce qu’ont apporté mes vénérés Prédécesseurs constitue une contribution précieuse qui ne peut pas être oubliée.
55. Si nous considérons notre situation actuelle, nous voyons que les problèmes du passé reviennent, mais sous de nouvelles formes. Il ne s’agit plus seulement de questions qui intéressent des personnes particulières ou des groupes, mais de convictions diffuses dans le milieu ambiant, au point de devenir en quelque sorte une mentalité commune. Il en va ainsi, par exemple, de la défiance radicale envers la raison que révèlent les plus récents développements de nombreuses études philosophiques. De plusieurs côtés, on a entendu parler, à ce propos, de « fin de la métaphysique » : on veut que la philosophie se contente de tâches plus modestes, à savoir la seule interprétation des faits, la seule recherche sur des champs déterminés du savoir humain ou sur ses structures.
Dans la théologie elle-même, les tentations du passé refont surface. Dans certaines théologies contemporaines par exemple, se développe de nouveau une forme de rationalisme, surtout quand des assertions retenues philosophiquement fondées sont considérées comme des normes pour la recherche théologique. Cela arrive avant tout quand le théologien, par manque de compétence philosophique, se laisse conditionner de manière acritique par des affirmations qui font désormais partie du langage et de la culture courants, mais dépourvues de base rationnelle suffisante. [72]
On rencontre aussi des dangers de repliement sur le fidéisme, qui ne reconnaît pas l’importance de la connaissance rationnelle et du discours philosophique pour l’intelligence de la foi, plus encore pour la possibilité même de croire en Dieu. Une expression aujourd’hui répandue de cette tendance fidéiste est le « biblicisme », qui tend à faire de la lecture de l’Écriture Sainte ou de son exégèse l’unique point de référence véridique. Il arrive ainsi que la parole de Dieu s’identifie avec la seule Écriture Sainte, rendant vaine de cette manière la doctrine de l’Église que le Concile œcuménique Vatican II a confirmée expressément. Après avoir rappelé que la parole de Dieu est présente à la fois dans les textes sacrés et dans la Tradition, [73] la Constitution Dei Verbum affirme avec force : « La sainte Tradition et la sainte Écriture constituent un unique dépôt sacré de la parole de Dieu, confié à l’Église ; en y adhérant, le peuple saint tout entier uni à ses pasteurs ne cesse de rester fidèlement attaché à l’enseignement des Apôtres ». [74] Cependant, pour l’Église, la sainte écriture n’est pas la seule référence. En effet, la « règle suprême de sa foi » [75] lui vient de l’unité que l’Esprit a réalisée entre la sainte Tradition, la sainte écriture et le Magistère de l’Église, en une réciprocité telle que les trois ne peuvent pas subsister de manière indépendante. [76]
En outre, il ne faut pas sous-estimer le danger inhérent à la volonté de faire découler la vérité de l’Écriture Sainte de l’application d’une méthodologie unique, oubliant la nécessité d’une exégèse plus large qui permet d’accéder, avec toute l’Église, au sens plénier des textes. Ceux qui se consacrent à l’étude des saintes Écritures doivent toujours avoir présent à l’esprit que les diverses méthodologies herméneutiques ont, elles aussi, à leur base une conception philosophique : il convient de l’examiner avec discernement avant de l’appliquer aux textes sacrés.
D’autres formes de fidéisme latent se reconnaissent au peu de considération accordée à la théologie spéculative, comme aussi au mépris pour la philosophie classique, aux notions desquelles l’intelligence de la foi et les formulations dogmatiques elles-mêmes ont puisé leur terminologie. Le Pape Pie XII de vénérée mémoire a mis en garde contre un tel oubli de la tradition philosophique et contre l’abandon des terminologies traditionnelles. [77]
56. En définitive, on observe une défiance fréquente envers des assertions globales et absolues, surtout de la part de ceux qui considèrent que la vérité est le résultat du consensus et non de l’adéquation de l’intelligence à la réalité objective. Il est certes compréhensible que, dans un monde où coexistent de nombreuses spécialités, il devienne difficile de reconnaître ce sens plénier et ultime de la vie que la philosophie a traditionnellement recherché. Néanmoins, à la lumière de la foi qui reconnaît en Jésus Christ ce sens ultime, je ne peux pas ne pas encourager les philosophes, chrétiens ou non, à avoir confiance dans les capacités de la raison humaine et à ne pas se fixer des buts trop modestes dans leur réflexion philosophique. La leçon de l’histoire de ce millénaire, que nous sommes sur le point d’achever, témoigne que c’est la voie à suivre : il faut ne pas perdre la passion pour la vérité ultime et l’ardeur pour la recherche, unies à l’audace pour découvrir de nouvelles voies. C’est la foi qui incite la raison à sortir de son isolement et à prendre volontiers des risques pour tout ce qui est beau, bon et vrai. La foi se fait ainsi l’avocat convaincu et convaincant de la raison.
L’intérêt de l’Église pour la philosophie
57. En tout cas, le Magistère ne s’est pas limité seulement à relever les erreurs et les déviations des doctrines philosophiques. Avec une égale attention, il a voulu réaffirmer les principes fondamentaux pour un renouveau authentique de la pensée philosophique, indiquant aussi les voies concrètes à suivre. En ce sens, par son encyclique æterni Patris, le Pape Léon XIII a accompli un pas d’une réelle portée historique pour la vie de l’Église. Jusqu’à ce jour, ce texte a été l’unique document pontifical de ce niveau consacré entièrement à la philosophie. Ce grand Pontife a repris et développé l’enseignement du Concile Vatican I sur les rapports entre la foi et la raison, montrant que la pensée philosophique est une contribution fondamentale pour la foi et pour la science théologique. [78] A plus d’un siècle de distance, de nombreux éléments contenus dans ce texte n’ont rien perdu de leur intérêt du point de vue tant pratique que pédagogique ; le premier entre tous est relatif à l’incomparable valeur de la philosophie de saint Thomas. Proposer à nouveau la pensée du Docteur angélique apparaissait au Pape Léon XIII comme la meilleure voie pour retrouver un usage de la philosophie conforme aux exigences de la foi. Saint Thomas, écrivait-il, « au moment même où, comme il convient, il distingue parfaitement la foi de la raison, les unit toutes deux par des liens d’amitié réciproque : il conserve à chacune ses droits propres et en sauvegarde la dignité ». [79]
58. On sait que cet appel pontifical a eu beaucoup d’heureuses conséquences. Les études sur la pensée de saint Thomas et des autres auteurs scolastiques en reçurent un nouvel élan. Les études historiques furent vigoureusement stimulées, avec pour corollaire la redécouverte des richesses de la pensée médiévale, jusqu’alors largement méconnues, et la constitution de nouvelles écoles thomistes. Avec l’utilisation de la méthodologie historique, la connaissance de l’œuvre de saint Thomas fit de grands progrès et nombreux furent les chercheurs qui introduisirent avec courage la tradition thomiste dans les discussions sur les problèmes philosophiques et théologiques de cette époque. Les théologiens catholiques les plus influents de ce siècle, à la réflexion et à la recherche desquels le Concile Vatican II doit beaucoup, sont fils de ce renouveau de la philosophie thomiste. Au cours du XXe siècle, l’Église a pu disposer ainsi d’un bon nombre de penseurs vigoureux, formés à l’école du Docteur angélique.
59. Quoi qu’il en soit, le renouveau thomiste et néothomiste n’a pas été l’unique signe de reprise de la pensée philosophique dans la culture d’inspiration chrétienne. Antérieurement déjà et parallèlement à l’invitation de Léon XIII, étaient apparus de nombreux philosophes catholiques qui, se rattachant à des courants de pensée plus récents, avaient produit des œuvres philosophiques de grande influence et de valeur durable, selon une méthodologie propre. Certains conçurent des synthèses d’une qualité telle qu’elles n’ont rien à envier aux grands systèmes de l’idéalisme ; d’autres, en outre, posèrent les fondements épistémologiques pour une nouvelle approche de la foi à la lumière d’une compréhension renouvelée de la conscience morale ; d’autres encore élaborèrent une philosophie qui, partant de l’analyse de l’immanence, ouvrait le chemin vers le transcendant ; et d’autres, enfin, tentèrent de conjuguer les exigences de la foi dans la perspective de la méthodologie phénoménologique. En réalité, selon divers points de vue, on a continué à pratiquer des modèles de spéculation philosophique qui entendaient maintenir vivante la grande tradition de la pensée chrétienne dans l’unité de la foi et de la raison.
60. Pour sa part, le Concile œcuménique Vatican II présente un enseignement très riche et très fécond en ce qui concerne la philosophie. Je ne peux oublier, surtout dans le contexte de cette Encyclique, qu’un Chapitre entier de la Constitution Gaudium et spes donne en quelque sorte un condensé d’anthropologie biblique, source d’inspiration aussi pour la philosophie. Dans ces pages, il s’agit de la valeur de la personne humaine, créée à l’image de Dieu ; on y montre sa dignité et sa supériorité sur le reste de la création et on y fait apparaître la capacité transcendante de sa raison. [80] Le problème de l’athéisme est aussi abordé dans Gaudium et spes et les erreurs de cette vision philosophique sont bien cernées, surtout face à l’inaliénable dignité de la personne humaine et de sa liberté. [81] L’expression culminante de ces pages revêt assurément une profonde signification philosophique ; je l’ai reprise dans ma première encyclique Redemptor hominis ; elle constitue un des points de référence constants de mon enseignement : « En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. En effet, Adam, le premier homme, était la figure de l’homme à venir, c’est-à-dire du Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui dévoile sa plus haute vocation ». [82]
Le Concile s’est aussi préoccupé de l’enseignement de la philosophie, à l’étude de laquelle doivent se consacrer les candidats au sacerdoce ; ce sont des recommandations qui peuvent s’étendre plus généralement à l’enseignement chrétien dans son ensemble. Le Concile déclare : « Les disciplines philosophiques seront enseignées de telle façon que les séminaristes soient amenés en premier lieu à acquérir une connaissance solide et cohérente de l’homme, du monde et de Dieu, en s’appuyant sur le patrimoine philosophique toujours valable, en tenant compte également des recherches philosophiques plus récentes ». [83]
Ces directives ont été à plusieurs reprises réaffirmées et explicitées dans d’autres documents du Magistère, dans le but de garantir une solide formation philosophique, surtout à ceux qui se préparent aux études théologiques. Pour ma part, j’ai plusieurs fois souligné l’importance de cette formation philosophique pour ceux qui devront un jour, dans la vie pastorale, être affrontés aux réalités du monde contemporain et saisir les causes de certains comportements pour y répondre aisément. [84]
61. Si, en diverses circonstances, il a été nécessaire d’intervenir sur ce thème, en réaffirmant aussi la valeur des intuitions du Docteur Angélique et en insistant sur l’assimilation de sa pensée, cela a souvent été lié au fait que les directives du Magistère n’ont pas toujours été observées avec la disponibilité souhaitée. Dans beaucoup d’écoles catholiques, au cours des années qui suivirent le Concile Vatican II, on a pu remarquer à ce sujet un certain étiolement dû à une estime moindre, non seulement de la philosophie scolastique, mais plus généralement de l’étude même de la philosophie. Avec étonnement et à regret, je dois constater qu’un certain nombre de théologiens partagent ce désintérêt pour l’étude de la philosophie.
Les raisons qui sont à l’origine de cette désaffection sont diverses. En premier lieu, il faut prendre en compte la défiance à l’égard de la raison que manifeste une grande partie de la philosophie contemporaine, abandonnant largement la recherche métaphysique sur les questions ultimes de l’homme, pour concentrer son attention sur des problèmes particuliers et régionaux, parfois même purement formels. En outre, il faut ajouter le malentendu qui est intervenu surtout par rapport aux « sciences humaines ». Le Concile Vatican II a plus d’une fois rappelé la valeur positive de la recherche scientifique en vue d’une connaissance plus profonde du mystère de l’homme. [85] L’invitation faite aux théologiens, afin qu’ils connaissent ces sciences et, en l’occurrence, les appliquent correctement dans leurs recherches, ne doit pas, néanmoins, être interprétée comme une autorisation implicite à tenir la philosophie à l’écart ou à la remplacer dans la formation pastorale et dans la præparatio fidei. On ne peut oublier enfin l’intérêt retrouvé pour l’inculturation de la foi. De manière particulière, la vie des jeunes Églises a permis de découvrir non seulement des formes élaborées de pensée, mais encore l’existence d’expressions multiples de sagesse populaire. Cela constitue un réel patrimoine de cultures et de traditions. Cependant, l’étude des usages traditionnels doit aller de pair avec la recherche philosophique. Cette dernière permettra de faire ressortir les traits positifs de la sagesse populaire, créant les liens nécessaires entre eux et l’annonce de l’évangile. [86]
62. Je désire rappeler avec force que l’étude de la philosophie revêt un caractère fondamental et qu’on ne peut l’éliminer de la structure des études théologiques et de la formation des candidats au sacerdoce. Ce n’est pas un hasard si le curriculum des études théologiques est précédé par un temps au cours duquel il est prévu de se consacrer spécialement à l’étude de la philosophie. Ce choix, confirmé par le Concile du Latran V, [87] s’enracine dans l’expérience qui a mûri durant le Moyen-âge, lorsque a été mise en évidence l’importance d’une construction harmonieuse entre le savoir philosophique et le savoir théologique. Cette organisation des études a influencé, facilité et stimulé, même si c’est de manière indirecte, une bonne partie du développement de la philosophie moderne. On en a un exemple significatif dans l’influence exercée par les Disputationes metaphysicæ de Francisco Suárez, qui trouvaient leur place même dans les universités luthériennes allemandes. A l’inverse, l’absence de cette méthodologie fut la cause de graves carences dans la formation sacerdotale comme dans la recherche théologique. Il suffit de penser, par exemple, au manque d’attention envers la réflexion et la culture modernes, qui a conduit à se fermer à toute forme de dialogue ou à l’acceptation indifférenciée de toute philosophie.
J’espère vivement que ces difficultés seront dépassées par une formation philosophique et théologique intelligente, qui ne doit jamais être absente dans l’Église.
63. En vertu des motifs déjà exprimés, il m’a semblé urgent de rappeler par cette Encyclique le grand intérêt que l’Église accorde à la philosophie ; et plus encore le lien profond qui unit le travail théologique à la recherche philosophique de la vérité. De là découle le devoir qu’a le Magistère d’indiquer et de stimuler un mode de pensée philosophique qui ne soit pas en dissonance avec la foi. Il m’incombe de proposer certains principes et certains points de référence que je considère comme nécessaires pour pouvoir instaurer une relation harmonieuse et effective entre la théologie et la philosophie. A leur lumière, il sera possible de préciser plus clairement les relations que la théologie doit entretenir avec les divers systèmes ou assertions philosophiques proposés dans le monde actuel, et de quel type de relations il s’agit.
Chapitre VI – Interaction entre la philosohie et la théologie
La science de la foi et les exigences de la raison philosophique
64. La parole de Dieu s’adresse à tout homme, en tout temps et sur toute la terre ; et l’homme est naturellement philosophe. Pour sa part, la théologie, en tant qu’élaboration réflexive et scientifique de l’intelligence de cette parole à la lumière de la foi, ne peut pas s’abstenir d’entrer en relation avec les philosophies élaborées effectivement tout au long de l’histoire, pour certains de ses développements comme pour l’accomplissement de ses tâches spécifiques. Sans vouloir indiquer aux théologiens des méthodologies particulières, ce qui ne revient pas au Magistère, je désire plutôt évoquer certaines tâches propres à la théologie, dans lesquelles le recours à la pensée philosophique s’impose en vertu de la nature même de la Parole révélée.
65. La théologie s’organise comme la science de la foi, à la lumière d’un double principe méthodologique : l’auditus fidei et l’intellectus fidei. Selon le premier principe, elle s’approprie le contenu de la Révélation de la manière dont il s’est progressivement développé dans la sainte Tradition, dans les saintes Écritures et dans le Magistère vivant de l’Église. [88] Par le second, la théologie veut répondre aux exigences spécifiques de la pensée, en recourant à la réflexion spéculative.
En ce qui concerne la préparation à un auditus fidei correct, la philosophie apporte sa contribution originale à la théologie lorsqu’elle considère la structure de la connaissance et de la communication personnelle et, en particulier, les formes et les fonctions variées du langage. Pour une compréhension plus cohérente de la Tradition ecclésiale, des énoncés du Magistère et des sentences des grands maîtres de la théologie, l’apport de la philosophie est tout aussi important : ces différents éléments en effet s’expriment souvent avec des concepts et sous des formes de pensée empruntés à une tradition philosophique déterminée. Dans ce cas, le théologien doit non seulement exposer des concepts et des termes avec lesquels l’Église pense et élabore son enseignement, mais, pour parvenir à des interprétations correctes et cohérentes, il doit aussi connaître en profondeur les systèmes philosophiques qui ont éventuellement influencé les notions et la terminologie.
66. En ce qui concerne l’intellectus fidei, on doit considérer avant tout que la vérité divine, « qui nous est proposée dans les Écritures sainement comprises selon l’enseignement de l’Église », [89] jouit d’une intelligibilité propre, avec une cohérence logique telle qu’elle se propose comme un authentique savoir. L’intellectus fidei explicite cette vérité, non seulement en saisissant les structures logiques et conceptuelles des propositions sur lesquelles s’articule l’enseignement de l’Église, mais aussi, et avant tout, en faisant apparaître la signification salvifique que de telles propositions contiennent pour les personnes et pour l’humanité. A partir de l’ensemble de ces propositions, le croyant parvient à la connaissance de l’histoire du salut, qui culmine dans la personne de Jésus Christ et dans son mystère pascal. Il participe à ce mystère par son assentiment de foi.
Pour sa part, la théologie dogmatique doit être en mesure d’articuler le sens universel du mystère de Dieu, Un et Trine, et de l’économie du salut, soit de manière narrative, soit avant tout sous forme d’argumentation. Elle doit le faire à travers des développements conceptuels, formulés de manière critique et universellement communicables. Sans l’apport de la philosophie en effet, on ne pourrait illustrer des thèmes théologiques comme, par exemple, le langage sur Dieu, les relations personnelles à l’intérieur de la Trinité, l’action créatrice de Dieu dans le monde, le rapport entre Dieu et l’homme, l’identité du Christ, vrai Dieu et vrai homme. Les mêmes considérations valent pour divers thèmes de la théologie morale, pour laquelle est immédiat le recours à des concepts comme loi morale, conscience, liberté, responsabilité personnelle, faute, etc…, qui se définissent au niveau de l’éthique philosophique.
Il est donc nécessaire que la raison du croyant ait une connaissance naturelle, vraie et cohérente des choses créées, du monde et de l’homme, qui sont aussi l’objet de la révélation divine ; plus encore, la raison doit être en mesure d’articuler cette connaissance de manière conceptuelle et sous forme d’argumentation. Par conséquent, la théologie dogmatique spéculative présuppose et implique une philosophie de l’homme, du monde et plus radicalement de l’être, fondée sur la vérité objective.
67. En vertu de son caractère propre de discipline qui a pour tâche de rendre compte de la foi (cf. 1 P 3, 15), la théologie fondamentale devra s’employer à justifier et à expliciter la relation entre la foi et la réflexion philosophique. Reprenant l’enseignement de saint Paul (cf. Rm 1, 19-20), le Concile Vatican I avait déjà attiré l’attention sur le fait qu’il existe des vérités naturellement et donc philosophiquement connaissables. Leur connaissance constitue un présupposé nécessaire pour accueillir la révélation de Dieu. En étudiant la Révélation et sa crédibilité conjointement à l’acte de foi correspondant, la théologie fondamentale devra montrer comment, à la lumière de la connaissance par la foi, apparaissent certaines vérités que la raison saisit déjà dans sa démarche autonome de recherche. La Révélation confère à ces vérités une plénitude de sens, en les orientant vers la richesse du mystère révélé, dans lequel elles trouvent leur fin ultime. Il suffit de penser par exemple à la connaissance naturelle de Dieu, à la possibilité de distinguer la révélation divine d’autres phénomènes ou à la reconnaissance de sa crédibilité, à l’aptitude du langage humain à exprimer de manière significative et vraie même ce qui dépasse toute expérience humaine. A travers toutes ces vérités, l’esprit est conduit à reconnaître l’existence d’une voie réellement propédeutique de la foi, qui peut aboutir à l’accueil de la Révélation, sans s’opposer en rien à ses principes propres et à son autonomie spécifique. [90]
De la même manière, la théologie fondamentale devra démontrer la compatibilité profonde entre la foi et son exigence essentielle de l’explicitation au moyen de la raison, en vue de donner son propre assentiment en pleine liberté. Ainsi, la foi saura « montrer en plénitude la voie à une raison qui recherche sincèrement la vérité. Ainsi, la foi, don de Dieu, tout en ne se fondant pas sur la raison, ne peut certainement pas se passer de cette dernière. En même temps, apparaît le besoin que la raison se fortifie par la foi, afin de découvrir les horizons auxquels elle ne pourrait parvenir d’elle-même ». [91]
68. La théologie morale a peut-être un besoin encore plus grand de l’apport philosophique. En effet, dans la Nouvelle Alliance, la vie humaine est beaucoup moins réglée par des prescriptions que dans l’Ancienne Alliance. La vie dans l’Esprit conduit les croyants à une liberté et à une responsabilité qui vont au-delà de la Loi elle-même. L’Évangile et les écrits apostoliques proposent cependant soit des principes généraux de conduite chrétienne, soit des enseignements et des préceptes ponctuels. Pour les appliquer aux circonstances particulières de la vie individuelle et sociale, le chrétien doit être en mesure d’engager à fond sa conscience et la puissance de son raisonnement. En d’autres termes, cela signifie que la théologie morale doit recourir à une conception philosophique correcte tant de la nature humaine et de la société que des principes généraux d’une décision éthique.
69. On peut sans doute objecter que, dans la situation actuelle, plutôt qu’à la philosophie, le théologien devrait recourir à d’autres formes de savoir humain, telles l’histoire et surtout les sciences, dont tous admirent les récents et extraordinaires développements. D’autres personnes, en fonction d’une sensibilité croissante à la relation entre la foi et la culture, soutiennent que la théologie devrait se tourner plus vers les sagesses traditionnelles que vers une philosophie d’origine grecque et eurocentrique. D’autres encore, à partir d’une conception erronée du pluralisme des cultures, vont jusqu’à nier la valeur universelle du patrimoine philosophique accueilli par l’Église.
Les éléments précédemment soulignés, déjà présentés d’ailleurs dans l’enseignement conciliaire, [92] contiennent une part de vérité. La référence aux sciences, utile dans de nombreuses circonstances parce qu’elle permet une connaissance plus complète de l’objet d’étude, ne doit cependant pas faire oublier la médiation nécessaire d’une réflexion typiquement philosophique, critique et à visée universelle, requise du reste par un échange fécond entre les cultures. Je tiens à souligner le devoir de ne pas s’arrêter aux aspects singuliers et concrets, en négligeant la tâche première qui consiste à manifester le caractère universel du contenu de la foi. On ne doit pas oublier en outre que l’apport particulier de la pensée philosophique permet de discerner, dans les diverses conceptions de la vie comme dans les cultures, « non pas ce que les hommes pensent, mais quelle est la vérité objective ». [93] Ce ne sont pas les opinions humaines dans leur diversité qui peuvent être utiles à la théologie, mais seulement la vérité.
70. Le thème de la relation avec les cultures mérite ensuite une réflexion spécifique, même si elle n’est pas nécessairement exhaustive, pour les implications qui en découlent du point de vue philosophique et du point de vue théologique. Le processus de rencontre et de confrontation avec les cultures est une expérience que l’Église a vécue depuis les origines de la prédication de l’Évangile. Le commandement du Christ à ses disciples d’aller en tous lieux, « jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8), pour transmettre la vérité révélée par lui, a mis la communauté chrétienne en état de vérifier très rapidement l’universalité de l’annonce et les obstacles qui découlent de la diversité des cultures. Un passage de la lettre de saint Paul aux chrétiens d’Ephèse donne un bon éclairage pour comprendre comment la communauté primitive a abordé ce problème.
L’Apôtre écrit : « Or voici qu’à présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, grâce au sang du Christ. Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un seul, détruisant la barrière qui les séparait » (2, 13-14).
A la lumière de ce texte, notre réflexion s’élargit à la transformation qui s’est produite chez les Gentils, lorsqu’ils ont accédé à la foi. Devant la richesse du salut opéré par le Christ, les barrières qui séparaient les diverses cultures tombent. La promesse de Dieu dans le Christ devient maintenant un don universel : elle n’est plus limitée à la particularité d’un peuple, de sa langue et de ses usages, mais elle est étendue à tous, comme un patrimoine dans lequel chacun peut puiser librement. Des divers lieux et des différentes traditions, tous sont appelés dans le Christ à participer à l’unité de la famille des fils de Dieu. C’est le Christ qui permet aux deux peuples de devenir « un ». Ceux qui étaient « les lointains » deviennent « les proches », grâce à la nouveauté accomplie par le mystère pascal. Jésus abat les murs de division et réalise l’unification de manière originale et suprême, par la participation à son mystère. Cette unité est tellement profonde que l’Église peut dire avec saint Paul : « Vous n’êtes plus des étrangers ni des hôtes ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu » (Ep 2, 19).
Par une mention aussi simple, une grande vérité est décrite : la rencontre de la foi avec les différentes cultures a donné naissance de fait à une nouvelle réalité. Lorsqu’elles sont profondément enracinées dans l’humain, les cultures portent en elles le témoignage de l’ouverture spécifique de l’homme à l’universel et à la transcendance. Elles présentent toutefois des approches diverses de la vérité, qui se révèlent d’une indubitable utilité pour l’homme, auquel elles donnent des valeurs capables de rendre son existence toujours plus humaine. [94] Du fait que les cultures se réfèrent aux valeurs des traditions antiques, elles sont par elles-mêmes &mdash ; sans doute de manière implicite, mais non pour autant moins réelle &mdash ; liées à la manifestation de Dieu dans la nature, comme on l’a vu précédemment en parlant des textes sapientiaux et de l’enseignement de saint Paul.
71. Étant en relation étroite avec les hommes et avec leur histoire, les cultures partagent les dynamismes mêmes selon lesquels le temps humain s’exprime. On enregistre par conséquent des transformations et des progrès dus aux rencontres que les hommes développent et aux échanges qu’ils réalisent réciproquement dans leurs modes de vie. Les cultures se nourrissent de la communication des valeurs ; leur vitalité et leur subsistance sont données par leur capacité de rester accueillantes à la nouveauté. Quelle est l’explication de ces dynamismes ? Situé dans une culture, tout homme dépend d’elle et influe sur elle. L’homme est à la fois fils et père de la culture dans laquelle il est immergé. Dans chacune des expressions de sa vie, il porte en lui quelque chose qui le caractérise au milieu de la création : son ouverture constante au mystère et son désir inextinguible de connaissance. Par conséquent, chaque culture porte imprimée en elle et laisse transparaître la tension vers un accomplissement. On peut donc dire que la culture a en elle la possibilité d’accueillir la révélation divine.
La manière dont les chrétiens vivent leur foi est, elle aussi, imprégnée par la culture du milieu ambiant et elle contribue, à son tour, à en modeler progressivement les caractéristiques. A toute culture, les chrétiens apportent la vérité immuable de Dieu, révélée par Lui dans l’histoire et dans la culture d’un peuple. Au long des siècles, l’événement dont furent témoins les pèlerins présents à Jérusalem au jour de la Pentecôte continue ainsi à se reproduire. Ecoutant les Apôtres, ils se demandaient : « Ces hommes qui parlent, ne sont-ils pas tous Galiléens ? Comment se fait-il alors que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle ? Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, des bords de la mer Noire, de la province d’Asie, de la Phrygie, de la Pamphylie, de l’Égypte et de la Libye proche de Cyrène, Romains résidant ici, Juifs de naissance et convertis, Crétois et Arabes, tous nous les entendons proclamer dans nos langues les merveilles de Dieu » (Ac 2, 7-11). Tandis qu’elle exige des personnes destinataires l’adhésion de la foi, l’annonce de l’Évangile dans les différentes cultures ne les empêche pas de conserver une identité culturelle propre. Cela ne crée aucune division, parce que le peuple des baptisés se distingue par une universalité qui sait accueillir toute culture, favorisant le progrès de ce qui, en chacune d’elles, conduit implicitement vers la pleine explication dans la vérité.
En conséquence, une culture ne peut jamais devenir le critère de jugement et encore moins le critère ultime de la vérité en ce qui concerne la révélation de Dieu. L’Évangile n’est pas opposé à telle ou telle culture, comme si, lorsqu’il la rencontre, il voulait la priver de ce qui lui appartient et l’obligeait à assumer des formes extrinsèques qui ne lui sont pas conformes. A l’inverse, l’annonce que le croyant porte dans le monde et dans les cultures est la forme réelle de la libération par rapport à tout désordre introduit par le péché et, en même temps, elle est un appel à la vérité tout entière. Dans cette rencontre, les cultures non seulement ne sont privées de rien, mais elles sont même stimulées pour s’ouvrir à la nouveauté de la vérité évangélique, pour en tirer une incitation à se développer ultérieurement.
72. Le fait que la mission évangélisatrice ait rencontré d’abord sur sa route la philosophie grecque ne constitue en aucune manière une indication qui excluerait d’autres approches. Aujourd’hui, à mesure que l’Évangile entre en contact avec des aires culturelles restées jusqu’alors hors de portée du rayonnement du christianisme, de nouvelles tâches s’ouvrent à l’inculturation. Des problèmes analogues à ceux que l’Église dut affronter dans les premiers siècles se posent à notre génération.
Ma pensée se tourne spontanément vers les terres d’Orient, si riches de traditions religieuses et philosophiques très anciennes. Parmi elles, l’Inde occupe une place particulière. Un grand élan spirituel porte la pensée indienne vers la recherche d’une expérience qui, libérant l’esprit des conditionnements du temps et de l’espace, aurait valeur d’absolu. Dans le dynamisme de cette recherche de libération, s’inscrivent de grands systèmes métaphysiques.
Aux chrétiens d’aujourd’hui, avant tout à ceux de l’Inde, appartient la tâche de tirer de ce riche patrimoine les éléments compatibles avec leur foi, en sorte qu’il en résulte un enrichissement de la pensée chrétienne. Pour cette œuvre de discernement qui trouve son inspiration dans la Déclaration conciliaire Nostra ætate, les chrétiens tiendront compte d’un certain nombre de critères. Le premier est celui de l’universalité de l’esprit humain, dont les exigences fondamentales se retrouvent identiques dans les cultures les plus diverses. Le second, qui découle du premier, consiste en ceci : quand l’Église entre en contact avec les grandes cultures qu’elle n’a pas rencontrées auparavant, elle ne peut pas laisser derrière elle ce qu’elle a acquis par son inculturation dans la pensée gréco-latine. Refuser un tel héritage serait aller contre le dessein providentiel de Dieu, qui conduit son Église au long des routes du temps et de l’histoire. Du reste, ce critère vaut pour l’Église à toute époque, et il en sera ainsi pour celle de demain qui se sentira enrichie par les acquisitions réalisées par le rapprochement actuel avec les cultures orientales et qui trouvera dans cet héritage des éléments nouveaux pour entrer en dialogue de manière fructueuse avec les cultures que l’humanité saura faire fleurir sur son chemin vers l’avenir. En troisième lieu, on se gardera de confondre la légitime revendication de la spécificité et de l’originalité de la pensée indienne avec l’idée qu’une tradition culturelle doive se refermer sur sa différence et s’affermir par son opposition aux autres traditions, ce qui serait contraire à la nature même de l’esprit humain.
Ce qui est dit ici pour l’Inde vaut aussi pour l’héritage des grandes cultures de la Chine, du Japon et des autres pays d’Asie, de même que pour certaines richesses des cultures traditionnelles de l’Afrique, transmises surtout oralement.
73. A la lumière de ces considérations, la relation qui doit opportunément s’instaurer entre la théologie et la philosophie sera placée sous le signe de la circularité. Pour la théologie, le point de départ et la source originelle devront toujours être la parole de Dieu révélée dans l’histoire, tandis que l’objectif final ne pourra être que l’intelligence de la parole, sans cesse approfondie au fil des générations. D’autre part, puisque la parole de Dieu est la Vérité (cf. Jn 17, 17), pour mieux comprendre cette parole, on ne peut pas ne pas recourir à la recherche humaine de la vérité, à savoir la démarche philosophique, développée dans le respect des lois qui lui sont propres. Cela ne revient pas simplement à utiliser, dans le discours théologique, l’un ou l’autre concept ou telle partie d’une structure philosophique ; il est essentiel que la raison du croyant exerce ses capacités de réflexion dans la recherche du vrai à l’intérieur d’un mouvement qui, partant de la parole de Dieu, s’efforce d’arriver à mieux la comprendre. Par ailleurs, il est clair que, en se mouvant entre ces deux pôles &mdash ; la parole de Dieu et sa meilleure connaissance —, la raison est comme avertie, et en quelque sorte guidée, afin d’éviter des sentiers qui la conduiraient hors de la Vérité révélée et, en définitive, hors de la vérité pure et simple ; elle est même invitée à explorer des voies que, seule, elle n’aurait même pas imaginé pouvoir parcourir. De cette relation de circularité avec la parole de Dieu, la philosophie sort enrichie, parce que la raison découvre des horizons nouveaux et insoupçonnés.
74. La confirmation de la fécondité d’une telle relation est offerte par l’histoire personnelle de grands théologiens chrétiens qui se révélèrent être aussi de grands philosophes, car ils ont laissé des écrits d’une si haute valeur spéculative que l’on peut à juste titre les placer aux côtés des maîtres de la philosophie antique. Cela vaut pour les Pères de l’Église, parmi lesquels il faut citer au moins les noms de saint Grégoire de Nazianze et de saint Augustin, comme pour les Docteurs médiévaux, parmi lesquels ressort surtout la grande triade saint Anselme, saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin. Le rapport fécond entre la philosophie et la parole de Dieu se manifeste aussi dans la recherche courageuse menée par des penseurs plus récents, parmi lesquels il me plaît de mentionner, en Occident, des personnalités comme John Henry Newman, Antonio Rosmini, Jacques Maritain, Etienne Gilson, Edith Stein et, en Orient, des penseurs de la stature de Vladimir S. Soloviev, Pavel A. Florenski, Petr J. Caadaev, Vladimir N. Lossky. Evidemment, en nommant ces auteurs, auprès desquels d’autres pourraient être cités, je n’entends pas avaliser tous les aspects de leur pensée, mais seulement donner des exemples significatifs d’une voie de recherche philosophique qui a tiré un grand profit de sa confrontation avec les données de la foi. Une chose est certaine : l’attention accordée à l’itinéraire spirituel de ces maîtres ne pourra que favoriser le progrès dans la recherche de la vérité et dans la mise au service de l’homme des résultats obtenus. Il faut espérer que cette grande tradition philosophico-théologique trouvera aujourd’hui et à l’avenir des personnes qui la continueront et qui la cultiveront, pour le bien de l’Église et de l’humanité.
Différentes situations de la philosophie
75. Comme il résulte de l’histoire des relations entre la foi et la philosophie, brièvement rappelée précédemment, on peut distinguer diverses situations de la philosophie par rapport à la foi chrétienne. La première est celle de la philosophie totalement indépendante de la Révélation évangélique : c’est l’état de la philosophie qui s’est historiquement concrétisé dans les périodes qui ont précédé la naissance du Rédempteur et, par la suite, dans les régions non encore touchées par l’Évangile. Dans cette situation, la philosophie manifeste une légitime aspiration à être une démarche autonome, c’est-à-dire qui procède selon ses lois propres, recourant aux seules forces de la raison. Tout en tenant compte des sérieuses limites dues à la faiblesse native de la raison humaine, il convient de soutenir et de renforcer cette aspiration. En effet, l’engagement philosophique, qui est la recherche naturelle de la vérité, reste au moins implicitement ouvert au surnaturel.
De plus, même lorsque le discours théologique lui-même utilise des concepts et des arguments philosophiques, l’exigence d’une correcte autonomie de la pensée doit être respectée. L’argumentation développée selon des critères rationnels rigoureux est, en effet, une garantie pour parvenir à des résultats universellement valables. Ici se vérifie aussi le principe selon lequel la grâce ne détruit pas mais perfectionne la nature : l’assentiment de foi, qui engage l’intelligence et la volonté, ne détruit pas mais perfectionne le libre-arbitre de tout croyant qui accueille en lui le donné révélé.
La théorie de la philosophie appelée « séparée », adoptée par un certain nombre de philosophes modernes, s’éloigne de manière évidente de cette exigence correcte. Plus que l’affirmation de la juste autonomie de la démarche philosophique, elle constitue la revendication d’une autosuffisance de la pensée, qui se révèle clairement illégitime : refuser les apports de la vérité découlant de la révélation divine signifie en effet s’interdire l’accès à une plus profonde connaissance de la vérité, au détriment de la philosophie elle-même.
76. Une deuxième situation de la philosophie est celle que beaucoup désignent par l’expression philosophie chrétienne. La dénomination est de soi légitime, mais elle ne doit pas être équivoque : on n’entend pas par là faire allusion à une philosophie officielle de l’Église, puisque la foi n’est pas comme telle une philosophie. Par cette appellation, on veut plutôt indiquer une démarche philosophique chrétienne, une spéculation philosophique conçue en union étroite avec la foi. Cela ne se réfère donc pas simplement à une philosophie élaborée par des philosophes chrétiens qui, dans leur recherche, n’ont pas voulu s’opposer à la foi. Parlant de philosophie chrétienne, on entend englober tous les développements importants de la pensée philosophique qui n’auraient pu être accomplis sans l’apport, direct ou indirect, de la foi chrétienne.
Il y a donc deux aspects de la philosophie chrétienne : d’abord un aspect subjectif, qui consiste dans la purification de la raison par la foi. En tant que vertu théologale, la foi libère la raison de la présomption, tentation typique à laquelle les philosophes sont facilement sujets. Déjà, saint Paul et les Pères de l’Église, et, plus proches de nous, des philosophes comme Pascal et Kierkegaard, l’ont stigmatisée. Par l’humilité, le philosophe acquiert aussi le courage d’affronter certaines questions qu’il pourrait difficilement résoudre sans prendre en considération les données reçues de la Révélation. Il suffit de penser par exemple aux problèmes du mal et de la souffrance, à l’identité personnelle de Dieu et à la question du sens de la vie ou, plus directement, à la question métaphysique radicale : « Pourquoi y a-t-il quelque chose ? ».
Il y a ensuite l’aspect objectif, concernant le contenu : la Révélation propose clairement certaines vérités qui, bien que n’étant pas naturellement inaccessibles à la raison, n’auraient peut-être jamais été découvertes par cette dernière, si elle avait été laissée à elle-même. Dans cette perspective, se trouvent des thèmes comme celui d’un Dieu personnel, libre et créateur, qui a eu une grande importance pour le développement de la pensée philosophique et, en particulier, pour la philosophie de l’être. à ce domaine appartient aussi la réalité du péché, telle qu’elle apparaît à la lumière de la foi qui aide à poser philosophiquement de manière adéquate le problème du mal. La conception de la personne comme être spirituel est aussi une originalité particulière de la foi : l’annonce chrétienne de la dignité, de l’égalité et de la liberté des hommes a certainement exercé une influence sur la réflexion philosophique que les modernes ont menée. Plus proche de nous, on peut mentionner la découverte de l’importance que revêt aussi pour la philosophie l’événement historique central de la Révélation chrétienne. Ce n’est pas par hasard qu’il est devenu l’axe d’une philosophie de l’histoire, qui se présente comme un Chapitre nouveau de la recherche humaine de la vérité.
Parmi les éléments objectifs de la philosophie chrétienne, figure aussi la nécessité d’explorer la rationalité de certaines vérités exprimées par les saintes Écritures, comme la possibilité d’une vocation surnaturelle de l’homme et aussi le péché originel lui-même. Ce sont des tâches qui incitent la raison à reconnaître qu’il y a du vrai et du rationnel bien au-delà des strictes limites dans lesquelles la raison serait tentée de s’enfermer. Ces thèmes élargissent de fait l’espace du rationnel.
Dans leur spéculation sur ces éléments, les philosophes ne sont pas devenus théologiens, dans la mesure où ils n’ont pas cherché à comprendre et à expliciter les vérités de la foi à partir de la Révélation. Ils ont continué à travailler sur leur propre terrain, avec leur propre méthodologie purement rationnelle, mais en élargissant leurs recherches à de nouveaux espaces du vrai. On peut dire que, sans l’influence stimulante de la parole de Dieu, une bonne partie de la philosophie moderne et contemporaine n’existerait pas. Le fait conserve toute sa pertinence, même devant la constatation décevante de l’abandon de l’orthodoxie chrétienne de la part d’un certain nombre de penseurs de ces derniers siècles.
77. Nous trouvons une autre situation significative de la philosophie quand la théologie elle-même fait appel à la philosophie. En réalité, la théologie a toujours eu et continue à avoir besoin de l’apport philosophique. Étant une œuvre de la raison critique à la lumière de la foi, le travail théologique présuppose et exige dans toute sa recherche une raison éduquée et formée sur le plan des concepts et des argumentations. En outre, la théologie a besoin de la philosophie comme interlocutrice pour vérifier l’intelligibilité et la vérité universelle de ses assertions. Ce n’est pas par hasard qu’il y eut des philosophes non chrétiens auxquels les Pères de l’Église et les théologiens médiévaux ont eu recours pour cette fonction explicative. Ce fait historique souligne la valeur de l’autonomie que garde la philosophie même dans cette troisième situation, mais, dans le même temps, cela montre les transformations nécessaires et profondes qu’elle doit subir.
C’est précisément dans le sens d’un apport indispensable et noble que la philosophie a été appelée, depuis l’ère patristique, ancilla theologiæ. Le titre ne fut pas appliqué pour indiquer une soumission servile ou un rôle purement fonctionnel de la philosophie par rapport à la théologie. Il fut plutôt utilisé dans le sens où Aristote parlait des sciences expérimentales qui sont les « servantes » de la « philosophie première ». L’expression, aujourd’hui difficilement utilisable eu égard aux principes d’autonomie qui viennent d’être mentionnés, a servi au cours de l’histoire à montrer la nécessité du rapport entre les deux sciences et l’impossibilité de leur séparation.
Si le théologien se refusait à recourir à la philosophie, il risquerait de faire de la philosophie à son insu et de se cantonner dans des structures de pensée peu appropriées à l’intelligence de la foi. Pour sa part, le philosophe, s’il excluait tout contact avec la théologie, croirait devoir s’approprier pour son propre compte le contenu de la foi chrétienne, comme cela est arrivé pour certains philosophes modernes. Dans un cas comme dans l’autre, apparaîtrait le danger de la destruction des principes de base de l’autonomie que chaque science veut justement voir préservés.
La situation de la philosophie ici considérée, en vertu des implications qu’elle comporte pour l’intelligence de la Révélation, se place plus directement, avec la théologie, sous l’autorité du Magistère et de son discernement, comme je l’ai exposé précédemment. Des vérités de la foi, en effet, découlent des exigences déterminées que la philosophie doit respecter au moment où elle entre en relation avec la théologie.
78. A la suite de ces réflexions, on comprend facilement pourquoi le Magistère a loué maintes fois les mérites de la pensée de saint Thomas et en a fait le guide et le modèle des études théologiques. Ce à quoi on attachait de l’importance n’était pas de prendre position sur des questions proprement philosophiques, ni d’imposer l’adhésion à des thèses particulières. L’intention du Magistère était, et est encore, de montrer que saint Thomas est un authentique modèle pour ceux qui recherchent la vérité. En effet, l’exigence de la raison et la force de la foi ont trouvé la synthèse la plus haute que la pensée ait jamais réalisée, dans la réflexion de saint Thomas, par le fait qu’il a su défendre la radicale nouveauté apportée par la Révélation sans jamais rabaisser la voie propre à la raison.
79. Explicitant davantage le contenu du Magistère antérieur, j’entends dans cette dernière partie montrer certaines exigences que la théologie &mdash ; et même avant tout la parole de Dieu &mdash ; pose aujourd’hui à la pensée philosophique et aux philosophies actuelles. Comme je l’ai déjà souligné, le philosophe doit procéder selon des règles propres et se fonder sur ses propres principes ; cependant la vérité ne peut être qu’unique. La Révélation, avec son contenu, ne pourra jamais rabaisser la raison dans ses découvertes et dans sa légitime autonomie ; pour sa part toutefois, la raison ne devra jamais perdre sa capacité de s’interroger et de poser des questions, en ayant conscience de ne pas pouvoir s’ériger en valeur absolue et exclusive. La vérité révélée, mettant l’être en pleine lumière à partir de la splendeur qui provient de l’Etre subsistant lui-même, éclairera le chemin de la réflexion philosophique. En somme, la révélation chrétienne devient le vrai point de rencontre et de confrontation entre la pensée philosophique et la pensée théologique dans leurs relations réciproques. Il est donc souhaitable que les théologiens et les philosophes se laissent guider par l’unique autorité de la vérité, de manière à élaborer une philosophie en affinité avec la parole de Dieu. Cette philosophie sera le terrain de rencontre entre les cultures et la foi chrétienne, le lieu d’accord entre croyants et non-croyants. Ce sera une aide pour que les chrétiens soient plus intimement convaincus que la profondeur et l’authenticité de la foi sont favorisées quand cette dernière est reliée à une pensée et qu’elle n’y renonce pas. Encore une fois, c’est la leçon des Pères de l’Église qui nous guide dans cette conviction : « Même croire n’est pas autre chose que penser en donnant son assentiment […]. Quiconque croit pense, et en croyant il pense et en pensant il croit […]. Si elle n’est pas pensée, la foi n’est rien ». [95] Et encore : « Si l’on supprime l’assentiment, on supprime la foi, car sans assentiment on ne croit pas du tout ». [96]
Chapitre VII – Exigences et tâches actuelles
Les exigences impératives de la parole de Dieu
80. De manière explicite ou implicite, la sainte écriture comprend une série d’éléments qui permettent de parvenir à une conception de l’homme et du monde d’une réelle densité philosophique. Les chrétiens ont pris conscience progressivement de la richesse de ces textes sacrés. Il en ressort que la réalité dont nous faisons l’expérience n’est pas l’absolu : elle n’est pas incréée, elle ne s’engendre pas non plus elle-même. Seul Dieu est l’Absolu. En outre, des pages de la Bible ressort une conception de l’homme comme imago Dei, qui inclut des données précises sur son être, sa liberté et l’immortalité de son esprit. Le monde créé n’étant pas autosuffisant, toute illusion d’une autonomie qui ignorerait la dépendance essentielle par rapport à Dieu de toute créature, y compris l’homme, conduirait à des situations dramatiques qui annihileraient la recherche rationnelle de l’harmonie et du sens de l’existence humaine.
Le problème du mal moral &mdash ; la forme la plus tragique du mal &mdash ; est également abordé dans la Bible : elle nous dit que le mal ne résulte pas de quelque déficience due à la matière, mais qu’il est une blessure qui provient de ce qu’exprime de manière désordonnée la liberté humaine. La parole de Dieu, enfin, met en évidence le problème du sens de l’existence et donne sa réponse en orientant l’homme vers Jésus Christ, le Verbe de Dieu incarné, qui accomplit en plénitude l’existence humaine. D’autres aspects pourraient être explicités à partir de la lecture du texte sacré ; en tout cas, ce qui ressort, c’est le refus de toute forme de relativisme, de matérialisme ou de panthéisme.
La conviction fondamentale de cette « philosophie » contenue dans la Bible est que la vie humaine et le monde ont un sens et sont orientés vers leur accomplissement qui se réalise en Jésus Christ. Le mystère de l’Incarnation restera toujours le centre par rapport auquel il faut se situer pour pouvoir comprendre l’énigme de l’existence humaine, du monde créé et de Dieu lui-même. Dans ce mystère, la philosophie doit relever des défis extrêmes, parce que la raison est appelée à faire sienne une logique qui dépasse les barrières à l’intérieur desquelles elle risque de s’enfermer elle-même. Mais c’est seulement par là que l’on arrive au sommet du sens de l’existence. En effet, l’essence intime de Dieu et celle de l’homme deviennent intelligibles : dans le mystère du Verbe incarné, la nature divine et la nature humaine sont sauvegardées, chacune d’elles restant autonome ; en même temps est manifesté le lien unique de leur rapport réciproque sans confusion. [97]
81. On doit noter que l’un des aspects les plus marquants de notre condition actuelle est la « crise du sens ». Les points de vue sur la vie et sur le monde, souvent de caractère scientifique, se sont tellement multipliés que, en fait, nous assistons au développement du phénomène de la fragmentation du savoir. C’est précisément cela qui rend difficile et souvent vaine la recherche d’un sens. Et même &mdash ; ce qui est encore plus dramatique —, dans cet enchevêtrement de données et de faits où l’on vit et qui paraît constituer la trame même de l’existence, plus d’un se demande si cela a encore un sens de s’interroger sur le sens. La pluralité des théories qui se disputent la réponse, ou les différentes manières de concevoir et d’interpréter le monde et la vie de l’homme, ne font qu’aiguiser ce doute radical qui amène vite à sombrer dans le scepticisme, dans l’indifférence ou dans les diverses formes de nihilisme.
La conséquence de tout cela est que l’esprit humain est souvent envahi par une forme de pensée ambiguë qui l’amène à s’enfermer encore plus en lui-même, dans les limites de sa propre immanence, sans aucune référence au transcendant. Une philosophie qui ne poserait pas la question du sens de l’existence courrait le grave risque de réduire la raison à des fonctions purement instrumentales, sans aucune passion authentique pour la recherche de la vérité.
Pour être en harmonie avec la parole de Dieu, il est avant tout nécessaire que la philosophie retrouve sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et global de la vie. Tout bien considéré, cette première exigence constitue un stimulant très utile pour la philosophie, afin qu’elle se conforme à sa propre nature. De cette manière, en effet, elle ne sera pas seulement l’instance critique déterminante qui montre aux divers domaines du savoir scientifique leurs fondements et leurs limites, mais elle se situera aussi comme l’instance dernière de l’unification du savoir et de l’agir humain, les amenant à converger vers un but et un sens derniers. Cette dimension sapientielle est d’autant plus indispensable aujourd’hui que l’immense accroissement du pouvoir technique de l’humanité demande une conscience vive et renouvelée des valeurs ultimes. Si ces moyens techniques ne devaient pas être ordonnés à une fin non purement utilitariste, ils pourraient vite manifester leur inhumanité et même se transformer en potentiel destructeur du genre humain. [98]
La parole de Dieu révèle la fin dernière de l’homme et donne un sens global à son agir dans le monde. C’est pourquoi elle invite la philosophie à s’engager dans la recherche du fondement naturel de ce sens, qui est l’aspiration religieuse constitutive de toute personne. Une philosophie qui voudrait refuser la possibilité d’un sens dernier et global serait non seulement inappropriée, mais erronée.
82. D’ailleurs, ce rôle sapientiel ne pourrait être rempli par une philosophie qui ne serait pas elle-même un savoir authentique et vrai, c’est-à-dire qui se limiterait aux aspects particuliers et relatifs du réel &mdash ; qu’ils soient fonctionnels, formels ou utilitaires —, mais ne traiterait pas aussi de sa vérité totale et définitive, autrement dit de l’être même de l’objet de la connaissance. Voici donc une deuxième exigence : s’assurer de la capacité de l’homme de parvenir à la connaissance de la vérité, une connaissance qui parvient à la vérité objective à partir de l’adæquatio rei et intellectus sur laquelle s’appuient les Docteurs de la scolastique. [99] Cette exigence, propre à la foi, a été explicitement réaffirmée par le Concile Vatican II : « En effet, l’intelligence ne se limite pas aux seuls phénomènes, mais elle est capable d’atteindre la réalité intelligible, avec une vraie certitude, même si, par suite du péché, elle est en partie obscurcie et affaiblie ». [100]
Une philosophie résolument phénoméniste ou relativiste se révélerait inadéquate pour aider à approfondir la richesse contenue dans la parole de Dieu. La sainte Écriture, en effet, présuppose toujours que l’homme, même s’il est coupable de duplicité et de mensonge, est capable de connaître et de saisir la vérité limpide et simple. Dans les Livres sacrés, et dans le Nouveau Testament en particulier, se trouvent des textes et des affirmations de portée proprement ontologique. Les auteurs inspirés, en effet, ont voulu formuler des affirmations vraies, c’est-à-dire propres à exprimer la réalité objective. On ne peut dire que la tradition catholique ait commis une erreur lorsqu’elle a compris certains textes de saint Jean et de saint Paul comme des affirmations sur l’être même du Christ. La théologie, quand elle s’efforce de comprendre et d’expliquer ces affirmations, a donc besoin de l’apport d’une philosophie qui ne nie pas la possibilité d’une connaissance qui soit objectivement vraie, tout en étant toujours perfectible. Ce qui vient d’être dit vaut aussi pour les jugements de la conscience morale, dont l’Écriture Sainte présuppose qu’ils peuvent être objectivement vrais. [101]
83. Les deux exigences que l’on vient d’évoquer en comportent une troisième : la nécessité d’une philosophie de portée authentiquement métaphysique, c’est-à-dire apte à transcender les données empiriques pour parvenir, dans sa recherche de la vérité, à quelque chose d’absolu, d’ultime et de fondateur. C’est là une exigence implicite tant dans la connaissance de nature sapientielle que dans la connaissance de nature analytique ; en particulier, cette exigence est propre à la connaissance du bien moral, dont le fondement ultime est le souverain Bien, Dieu lui-même. Mon intention n’est pas ici de parler de la métaphysique comme d’une école précise ou d’un courant historique particulier. Je désire seulement déclarer que la réalité et la vérité transcendent le factuel et l’empirique, et je souhaite affirmer la capacité que possède l’homme de connaître cette dimension transcendante et métaphysique d’une manière véridique et certaine, même si elle est imparfaite et analogique. Dans ce sens, il ne faut pas considérer la métaphysique comme un substitut de l’anthropologie, car c’est précisément la métaphysique qui permet de fonder le concept de la dignité de la personne en raison de sa condition spirituelle. En particulier, c’est par excellence la personne même qui atteint l’être et, par conséquent, mène une réflexion métaphysique.
Partout où l’homme constate un appel à l’absolu et à la transcendance, il lui est donné d’entrevoir la dimension métaphysique du réel : dans le vrai, dans le beau, dans les valeurs morales, dans la personne d’autrui, dans l’être même, en Dieu. Un grand défi qui se présente à nous au terme de ce millénaire est celui de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu’urgent, du phénomène au fondement. Il n’est pas possible de s’arrêter à la seule expérience ; même quand celle-ci exprime et rend manifeste l’intériorité de l’homme et sa spiritualité, il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose. Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de médiation dans l’intelligence de la Révélation.
La parole de Dieu se rapporte continuellement à ce qui dépasse l’expérience, et même la pensée de l’homme ; mais ce ‘mystère’ ne pourrait pas être révélé, ni la théologie en donner une certaine intelligence, [102] si la connaissance humaine était rigoureusement limitée au monde de l’expérience sensible. La métaphysique se présente donc comme une médiation privilégiée dans la recherche théologique. Une théologie dépourvue de perspective métaphysique ne pourrait aller au-delà de l’analyse de l’expérience religieuse, et elle ne permettrait pas à l’intellectus fidei d’exprimer de manière cohérente la valeur universelle et transcendante de la vérité révélée.
Si j’insiste tant sur la composante métaphysique, c’est parce que je suis convaincu que c’est la voie nécessaire pour surmonter la situation de crise qui s’étend actuellement dans de larges secteurs de la philosophie et pour corriger ainsi certains comportements déviants répandus dans notre société.
84 L’importance de l’approche métaphysique devient encore plus évidente si l’on considère le développement actuel des sciences herméneutiques et des différentes analyses du langage. Les résultats obtenus par ces études peuvent être très utiles pour l’intelligence de la foi, dans la mesure où ils rendent manifestes la structure de notre pensée et de notre expression, ainsi que le sens véhiculé par le langage. Mais il y a des spécialistes de ces sciences qui, dans leurs recherches, tendent à s’en tenir à la manière dont on comprend et dont on dit la réalité, en s’abstenant de vérifier les possibilités qu’a la raison d’en découvrir l’essence. Comment ne pas voir dans cette attitude une confirmation de la crise de confiance que traverse notre époque à l’égard des capacités de la raison ? Et quand, à cause de postulats aprioristes, ces thèses tendent à obscurcir le contenu de la foi ou à en dénier la validité universelle, non seulement elles rabaissent la raison, mais elles se mettent d’elles-mêmes hors jeu. En effet, la foi présuppose clairement que le langage humain est capable d’exprimer de manière universelle &mdash ; même si c’est en termes analogiques, mais non moins significatifs pour autant &mdash ; la réalité divine et transcendante. [103] S’il n’en était pas ainsi, la parole de Dieu, qui est toujours une parole divine dans un langage humain, ne serait capable de rien exprimer sur Dieu. L’interprétation de cette parole ne peut pas nous renvoyer seulement d’une interprétation à une autre, sans jamais nous permettre de parvenir à une affirmation simplement vraie ; sans quoi, il n’y aurait pas de révélation de Dieu, mais seulement l’expression de conceptions humaines sur Lui et sur ce que l’on suppose qu’Il pense de nous.
85. Je sais bien que ces exigences imposées à la philosophie par la parole de Dieu peuvent sembler rigoureuses à beaucoup de ceux qui vivent la situation actuelle de la recherche philosophique. C’est justement pour cela que, faisant mien ce que les Souverains Pontifes ne cessent d’enseigner depuis plusieurs générations et que le Concile Vatican II a lui-même redit, je désire exprimer avec force la conviction que l’homme est capable de parvenir à une conception unifiée et organique du savoir. C’est là l’une des tâches dont la pensée chrétienne devra se charger au cours du prochain millénaire de l’ère chrétienne. La fragmentation du savoir entrave l’unité intérieure de l’homme contemporain, parce qu’elle entraîne une approche parcellaire de la vérité et que, par conséquent, elle fragmente le sens. Comment l’Église pourrait-elle ne pas s’en inquiéter ? Cette tâche d’ordre sapientiel dévolue aux Pasteurs découle pour eux directement de l’Évangile et ils ne peuvent se soustraire au devoir de l’accomplir.
Je considère que ceux qui veulent répondre en philosophes aux exigences que la parole de Dieu présente à la pensée humaine devraient construire leur discours en se fondant sur ces postulats et se situer de manière cohérente en continuité avec la grande tradition qui, commencée par les anciens, passe par les Pères de l’Église et les maîtres de la scolastique, pour aller jusqu’à intégrer les acquis essentiels de la pensée moderne et contemporaine. S’il sait puiser dans cette tradition et s’en inspirer, le philosophe ne manquera pas de se montrer fidèle à l’exigence d’autonomie de la pensée philosophique.
Dans ce sens, il est tout à fait significatif que, dans le contexte d’aujourd’hui, certains philosophes se fassent les promoteurs de la redécouverte du rôle déterminant de la tradition pour un juste mode de connaissance. En effet, le recours à la tradition n’est pas un simple rappel du passé ; il consiste plutôt à reconnaître la validité d’un patrimoine culturel qui appartient à toute l’humanité. On pourrait même dire que c’est nous qui relevons de la tradition et que nous ne pouvons pas en disposer à notre guise. C’est bien le fait d’aller jusqu’aux racines de la tradition qui nous permet d’exprimer aujourd’hui une pensée originale, nouvelle et tournée vers l’avenir. Un tel rappel est encore plus valable pour la théologie. Non seulement parce qu’elle a la Tradition vivante de l’Église comme source originelle, [104] mais aussi parce que, à cause de cela, elle doit être capable de retrouver la tradition théologique profonde qui a jalonné les époques antérieures, de même que la tradition constante de la philosophie qui, dans son authentique sagesse, a su franchir les limites de l’espace et du temps.
86. L’insistance sur la nécessité d’un rapport étroit de continuité entre la réflexion philosophique contemporaine et celle qu’a élaborée la tradition chrétienne tend à prévenir les risques inhérents à certains types de pensée particulièrement répandus aujourd’hui. Même si c’est sommairement, il me paraît opportun de m’arrêter à certaines de ces tendances afin de signaler leurs erreurs et les dangers qu’elles présentent pour l’activité philosophique.
La première de ces tendances est celle que l’on nomme éclectisme, terme par lequel on désigne l’attitude de ceux qui, dans la recherche, dans l’enseignement et dans la discussion, même théologique, ont l’habitude d’adopter différentes idées empruntées à diverses philosophies, sans prêter attention ni à leur cohérence, ni à leur appartenance à un système, ni à leur contexte historique. On se place ainsi dans des conditions telles que l’on ne peut distinguer la part de vérité d’une pensée de ce qu’elle peut comporter d’erroné ou d’inapproprié. On rencontre aussi une forme extrême d’éclectisme dans l’usage rhétorique abusif de termes philosophiques auquel certains théologiens se laissent parfois aller. Ce genre d’exploitation ne contribue pas à la recherche de la vérité et ne prépare pas la raison &mdash ; théologique ou philosophique &mdash ; à argumenter de manière sérieuse et scientifique. L’étude rigoureuse et approfondie des doctrines philosophiques, de leur langage propre et du contexte où elles ont été conçues aide à surmonter les risques de l’éclectisme et permet de les intégrer de manière appropriée dans l’argumentation théologique.
87. L’éclectisme est une erreur de méthode, mais il pourrait aussi receler les thèses del ‘historicisme. Pour comprendre correctement une doctrine du passé, il est nécessaire que celle-ci soit replacée dans son contexte historique et culturel. La thèse fondamentale de l’historicisme, au contraire, consiste à établir la vérité d’une philosophie à partir de son adéquation à une période déterminée et à une tâche déterminée dans l’histoire. Ainsi on nie au moins implicitement la validité pérenne du vrai. L’historiciste soutient que ce qui était vrai à une époque peut ne plus l’être à une autre. En somme, il considère l’histoire de la pensée comme pas grand-chose de plus que des vestiges archéologiques auxquels on fait appel pour exposer des positions du passé désormais en grande partie révolues et sans portée pour le présent. A l’inverse, on doit tenir que, même si la formulation est dans une certaine mesure liée à l’époque et à la culture, la vérité ou l’erreur qu’exprimaient ces dernières peuvent en tout cas être reconnues et examinées comme telles, malgré la distance spatio-temporelle.
Dans la réflexion théologique, l’historicisme tend à se présenter tout au plus sous la forme du "modernisme". Avec la juste préoccupation de rendre le discours théologique actuel et assimilable pour les contemporains, on ne recourt qu’aux assertions et au langage philosophiques les plus récents, en négligeant les objections critiques que l’on devrait éventuellement soulever à la lumière de la tradition. Cette forme de modernisme, du fait qu’elle confond l’actualité avec la vérité, se montre incapable de satisfaire aux exigences de vérité auxquelles la théologie est appelée à répondre.
88. Le scientisme est un autre danger qu’il faut prendre en considération. Cette conception philosophique se refuse à admettre comme valables des formes de connaissance différentes de celles qui sont le propre des sciences positives, renvoyant au domaine de la pure imagination la connaissance religieuse et théologique, aussi bien que le savoir éthique et esthétique. Antérieurement, cette idée s’exprimait à travers le positivisme et le néo-positivisme, qui considéraient comme dépourvues de sens les affirmations de caractère métaphysique. La critique épistémologique a discrédité cette position, mais voici qu’elle renaît sous les traits nouveaux du scientisme. Dans cette perspective, les valeurs sont réduites à de simples produits de l’affectivité et la notion d’être est écartée pour faire place à la pure et simple factualité. La science s’apprête donc à dominer tous les aspects de l’existence humaine au moyen du progrès technologique. Les succès indéniables de la recherche scientifique et de la technologie contemporaines ont contribué à répandre la mentalité scientiste, qui semble ne plus avoir de limites, étant donné la manière dont elle a pénétré les différentes cultures et les changements radicaux qu’elle y a apportés.
On doit malheureusement constater que le scientisme considère comme relevant de l’irrationnel ou de l’imaginaire ce qui touche à la question du sens de la vie. Dans ce courant de pensée, on n’est pas moins déçu par son approche des grands problèmes de la philosophie qui, lorsqu’ils ne sont pas ignorés, sont abordés par des analyses appuyées sur des analogies superficielles et dépourvues de fondement rationnel. Cela amène à appauvrir la réflexion humaine, en lui retirant la possibilité d’aborder les problèmes de fond que l’animal rationale s’est constamment posés depuis le début de son existence sur la terre. Dans cette perspective, ayant écarté la critique motivée par une évaluation éthique, la mentalité scientiste a réussi à faire accepter par beaucoup l’idée que ce qui est techniquement réalisable devient par là-même moralement acceptable.
89. Présentant tout autant de dangers, le pragmatisme est l’attitude d’esprit de ceux qui, en opérant leurs choix, excluent le recours à la réflexion théorétique ou à des évaluations fondées sur des principes éthiques. Les conséquences pratiques de cette manière de penser sont considérables. En particulier, on en vient à défendre une conception de la démocratie qui ne prend pas en considération la référence à des fondements d’ordre axiologique et donc immuables : c’est à partir d’un vote de la majorité parlementaire que l’on décide du caractère admissible ou non d’un comportement déterminé. [105] La conséquence d’une telle manière de voir apparaît clairement : les grandes décisions morales de l’homme sont en fait soumises aux délibérations peu à peu prises par les organismes institutionnels. De plus, la même anthropologie est largement dépendante du fait qu’elle propose une conception unidimensionnelle de l’être humain, dont sont exclus les grands dilemmes éthiques et les analyses existentielles sur le sens de la souffrance et du sacrifice, de la vie et de la mort.
90. Les thèses examinées jusqu’ici induisent, à leur tour, une conception plus générale qui paraît constituer aujourd’hui la perspective commune de nombreuses philosophies qui ont renoncé au sens de l’être. Je pense ici à la lecture nihiliste qui est à la fois le refus de tout fondement et la négation de toute vérité objective. Le nihilisme, avant même de s’opposer aux exigences et au contenu propres à la parole de Dieu, est la négation de l’humanité de l’homme et de son identité même. On ne peut oublier, en effet, que, lorsqu’on néglige la question de l’être, cela amène inévitablement à perdre le contact avec la vérité objective et, par suite, avec le fondement sur lequel repose la dignité de l’homme. On ouvre ainsi la possibilité d’effacer du visage de l’homme les traits qui manifestent sa ressemblance avec Dieu, pour l’amener progressivement à une volonté de puissance destructrice ou au désespoir de la solitude. Une fois la vérité retirée à l’homme, il est réellement illusoire de prétendre le rendre libre. Vérité et liberté, en effet, vont de pair ou bien elles périssent misérablement ensemble. [106]
91. En commentant les courants de pensée que je viens d’évoquer, je n’avais pas l’intention de présenter un tableau complet de la situation actuelle de la philosophie : du reste, il serait difficile de la ramener à un panorama unifié. Je tiens à souligner le fait que l’héritage du savoir et de la sagesse s’est effectivement enrichi dans de nombreux domaines. Qu’il suffise de citer la logique, la philosophie du langage, l’épistémologie, la philosophie de la nature, l’anthropologie, l’analyse approfondie des modes affectifs de la connaissance, l’approche existentielle de l’analyse de la liberté. D’autre part, l’affirmation du principe d’immanence, qui est centrale pour la prétention rationaliste, a suscité, à partir du siècle dernier, des réactions qui ont porté à une remise en cause radicale de postulats considérés comme indiscutables. Ainsi sont apparus des courants irrationalistes, tandis que la critique mettait en évidence l’inanité de l’exigence d’autofondation absolue de la raison.
Certains penseurs ont donné à notre époque le qualificatif de « post-modernité ». Ce terme, fréquemment utilisé dans des contextes très différents les uns des autres, désigne l’émergence d’un ensemble de facteurs nouveaux qui, par leur extension et leur efficacité, se sont révélés capables de provoquer des changements significatifs et durables. Ce terme a ainsi été employé d’abord au sujet de phénomènes d’ordre esthétique, social ou technologique. Ensuite, il est passé dans le domaine philosophique, mais il reste affecté d’une certaine ambiguïté, parce que le jugement sur ce que l’on qualifie de « post-moderne » est alternativement positif ou négatif, et aussi parce qu’il n’y a pas de consensus sur le problème délicat de la délimitation des différentes époques de l’histoire. Mais il ne fait pas de doute que les courants de pensée qui se réclament de la post-modernité méritent d’être attentivement considérés. Selon certains d’entre eux, en effet, le temps des certitudes serait irrémédiablement révolu, l’homme devrait désormais apprendre à vivre dans une perspective d’absence totale de sens, à l’enseigne du provisoire et de l’éphémère. De nombreux auteurs, dans leur critique destructrice de toute certitude, ignorant les distinctions nécessaires, contestent également les certitudes de la foi.
Ce nihilisme trouve en quelque sorte sa confirmation dans l’expérience terrible du mal qui a marqué notre époque. Devant le tragique de cette expérience, l’optimisme rationaliste qui voyait dans l’histoire l’avancée victorieuse de la raison, source de bonheur et de liberté, ne s’est pas maintenu, à tel point qu’une des plus graves menaces de cette fin de siècle est la tentation du désespoir.
Il reste toutefois vrai qu’une certaine mentalité positiviste continue à accréditer l’illusion que, grâce aux conquêtes scientifiques et techniques, l’homme, en tant que démiurge, peut parvenir seul à se rendre pleinement maître de son destin.
Les tâches actuelles de la théologie
92. Aux diverses époques de l’histoire, la théologie, dans sa fonction d’intelligence de la Révélation, a toujours été amenée à recevoir les éléments des différentes cultures pour y faire entrer, par sa médiation, le contenu de la foi selon une conceptualisation cohérente. Aujourd’hui encore, une double tâche lui incombe. En effet, d’une part, elle doit remplir la mission que le Concile Vatican II lui a confiée en son temps : renouveler ses méthodes en vue de servir plus efficacement l’évangélisation. Comment ne pas rappeler, dans cette perspective, les paroles prononcées par le Souverain Pontife Jean XXIII à l’ouverture du Concile ? Il dit alors : « Il faut que, répondant à la vive attente de tous ceux qui aiment la religion chrétienne, catholique et apostolique, cette doctrine soit plus largement et plus profondément connue, et que les esprits en soient plus pleinement imprégnés et formés ; il faut que cette doctrine certaine et immuable, que l’on doit suivre fidèlement, soit explorée et exposée de la manière que demande notre époque ». [107] D’autre part, la théologie doit porter son regard sur la vérité dernière qui lui est confiée par la Révélation, sans se contenter de s’arrêter à des stades intermédiaires. Il est bon pour le théologien de se rappeler que son travail répond « au dynamisme présent dans la foi elle-même » et que l’objet propre de sa recherche est « la Vérité, le Dieu vivant et son dessein de salut révélé en Jésus Christ ». [108] Ce devoir, qui revient en premier lieu à la théologie, implique en même temps la philosophie. La somme des problèmes qui s’imposent aujourd’hui, en effet, demande un travail commun, même s’il est conduit avec des méthodes différentes, afin que la vérité soit de nouveau reconnue et exprimée. La Vérité, qui est le Christ, s’impose comme une autorité universelle qui gouverne, stimule et fait grandir (cf. Ep 4, 15) aussi bien la théologie que la philosophie.
Croire en la possibilité de connaître une vérité universellement valable n’est pas du tout une source d’intolérance ; au contraire, c’est la condition nécessaire pour un dialogue sincère et authentique entre les personnes. C’est seulement à cette condition qu’il est possible de surmonter les divisions et de parcourir ensemble le chemin qui mène à la vérité tout entière, en suivant les sentiers que seul l’Esprit du Seigneur ressuscité connaît. [109] En fonction des tâches actuelles de la théologie, je désire maintenant montrer comment l’exigence de l’unité se présente concrètement aujourd’hui.
93. L’objectif principal de la théologie consiste à présenter l’intelligence de la Révélation et le contenu de la foi. Mais c’est la contemplation du mystère même de Dieu Un et Trine qui sera le véritable centre de sa réflexion. On n’y accède qu’en réfléchissant sur le mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu : il s’est fait homme et par la suite est allé au-devant de sa passion et de sa mort, mystère qui aboutira à sa résurrection glorieuse et à son ascension à la droite du Père, d’où il enverra l’Esprit de vérité pour établir et animer son église. Dans cette perspective, il apparaît que la première tâche de la théologie est l’intelligence de la kénose de Dieu, vrai et grand mystère pour l’esprit humain auquel il semble impossible de soutenir que la souffrance et la mort puissent exprimer l’amour qui se donne sans rien demander en retour. De ce point de vue, l’exigence primordiale et urgente qui s’impose est une analyse attentive des textes : en premier lieu, des textes scripturaires, puis de ceux par lesquels s’exprime la Tradition vivante de l’Église. à ce propos certains problèmes se posent aujourd’hui, en partie seulement nouveaux, dont la solution satisfaisante ne pourra être trouvée sans l’apport de la philosophie.
94. Un premier élément problématique concerne le rapport entre le signifié et la vérité. Comme tout autre texte, les sources qu’interprète le théologien transmettent d’abord un signifié, qu’il faut saisir et exposer. Or ce signifié se présente comme la vérité sur Dieu, communiquée par Dieu lui-même à travers le texte sacré. Ainsi, dans le langage humain, prend corps le langage de Dieu, qui communique sa vérité avec la « condescendance » admirable qui est conforme à la logique de l’Incarnation. [110] En interprétant les sources de la Révélation, il est donc nécessaire que la théologie se demande quelle est la vérité profonde et authentique que les textes entendent communiquer, compte tenu des limites du langage.
En ce qui concerne les textes bibliques, et les Évangiles en particulier, leur vérité ne se réduit assurément pas au récit d’événements purement historiques ou à la révélation de faits neutres, comme le voudrait le positivisme historiciste. [111] Au contraire, ces textes exposent des événements dont la vérité se situe au-delà du simple fait historique : elle se trouve dans leur signification dans et pour l’histoire du salut. Cette vérité reçoit sa pleine explicitation dans la lecture que l’Église poursuit au long des siècles, en gardant immuable le sens originel. Il est donc urgent que l’on s’interroge également du point de vue philosophique sur le rapport qui existe entre le fait et sa signification, rapport qui constitue le sens spécifique de l’histoire.
95. La parole de Dieu ne s’adresse pas qu’à un seul peuple ou à une seule époque. De même, les énoncés dogmatiques, tout en dépendant parfois de la culture de la période où ils ont été adoptés, formulent une vérité stable et définitive. Il faut alors se demander comment on peut concilier l’absolu et l’universalité de la vérité avec l’inéluctable conditionnement historique et culturel des formules qui l’expriment. Comme je l’ai dit plus haut, les thèses de l’historicisme ne sont pas défendables. Par contre, l’application d’une herméneutique ouverte aux exigences de la métaphysique est susceptible de montrer comment, à partir des circonstances historiques et contingentes dans lesquelles les textes ont été conçus, s’opère le passage à la vérité qu’ils expriment, vérité qui va au-delà de ces conditionnements.
Par son langage historique et situé, l’homme peut exprimer des vérités qui transcendent l’événement linguistique. La vérité ne peut en effet jamais être circonscrite dans le temps et dans la culture ; elle est connue dans l’histoire, mais elle dépasse l’histoire elle-même.
96.Cette considération permet d’entrevoir la solution d’un autre problème, celui de la validité durable du langage conceptuel utilisé dans les définitions conciliaires. Mon vénéré prédécesseur Pie XII avait déjà abordé la question dans son encyclique Humani generis. [112]
Réfléchir à cette question n’est pas facile, parce que l’on doit tenir compte sérieusement du sens que les mots prennent dans les différentes cultures et les différentes époques. L’histoire de la pensée montre en tout cas que, à travers l’évolution et la diversité des cultures, certains concepts de base gardent leur valeur cognitive universelle et, par conséquent, la vérité des propositions qu’ils expriment. [113] S’il n’en était pas ainsi, la philosophie et les sciences ne pourraient communiquer entre elles, et elles ne pourraient pas être reçues dans des cultures différentes de celles dans lesquelles elles ont été pensées et élaborées. Le problème herméneutique existe donc, mais il est soluble. La valeur réaliste de nombreux concepts n’exclut pas d’autre part que leur signification soit souvent imparfaite. La spéculation philosophique pourrait être d’un grand secours dans ce domaine. Il est donc souhaitable qu’elle s’engage particulièrement à approfondir le rapport entre le langage conceptuel et la vérité, et qu’elle propose des manières adéquates de comprendre correctement ce rapport.
97. Si l’interprétation des sources est une fonction importante de la théologie, la compréhension de la vérité révélée, ou l’élaboration de l’intellectus fidei, est ensuite pour elle une des tâches les plus délicates et les plus exigeantes. Comme il a déjà été dit, l’intellectus fidei suppose l’apport d’une philosophie de l’être qui permette avant tout à la théologie dogmatique de jouer pleinement son rôle. Le pragmatisme dogmatique du début de ce siècle, selon lequel les vérités de la foi ne seraient que des règles de conduite, a déjà été réfuté et rejeté ; [114] malgré cela, la tentation demeure toujours de comprendre ces vérités de manière uniquement fonctionnelle. Si tel était le cas, on en resterait à une démarche inappropriée, réductrice et dépourvue de la vigueur spéculative nécessaire. Par exemple, une christologie qui procéderait unilatéralement « d’en bas », comme on dit aujourd’hui, ou une ecclésiologie élaborée uniquement sur le modèle des sociétés civiles pourraient difficilement échapper à ce genre de réductionnisme.
Si l’intellectus fidei veut intégrer toute la richesse de la tradition théologique, il doit recourir à la philosophie de l’être. Cette dernière devra être capable de reprendre le problème de l’être en fonction des exigences et des apports de toute la tradition philosophique, y compris de la plus récente, en évitant de tomber dans la répétition stérile de schémas dépassés. La philosophie de l’être, dans le cadre de la tradition métaphysique chrétienne, est une philosophie dynamique, qui voit la réalité dans ses structures ontologiques, causales et relationnelles. Elle trouve sa force et sa pérennité dans le fait qu’elle se fonde sur l’acte même de l’être, qui permet une ouverture pleine et globale à toute la réalité, en dépassant toutes les limites jusqu’à parvenir à Celui qui mène toute chose à son accomplissement. [115] Dans la théologie, qui tient ses principes de la Révélation en tant que source nouvelle de connaissance, cette perspective se trouve confirmée en vertu du rapport étroit qui relie la foi et la rationalité métaphysique.
98. Des considérations analogues peuvent être faites également par rapport à la théologie morale. Il est urgent de revenir aussi à la philosophie dans le champ d’intelligence de la foi qui concerne l’agir des croyants. Devant les défis contemporains dans les domaines social, économique, politique et scientifique, la conscience éthique de l’homme est désorientée. Dans l’encyclique Veritatis splendor, j’ai fait remarquer que beaucoup de problèmes qui se posent dans le monde actuel découlent d’une « crise au sujet de la vérité […]. Une fois perdue l’idée d’une vérité universelle quant au bien connaissable par la raison humaine, la conception de la conscience est, elle aussi, inévitablement modifiée : la conscience n’est plus considérée dans sa réalité originelle, c’est-à-dire comme un acte de l’intelligence de la personne, qui a pour rôle d’appliquer la connaissance universelle du bien dans une situation déterminée et d’exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite choisir ici et maintenant ; on a tendance à attribuer à la conscience individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de manière autonome, et d’agir en conséquence. Cette vision ne fait qu’un avec une éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité, différente de la vérité des autres ». [116]
Dans toute l’encyclique, j’ai clairement souligné le rôle fondamental de la vérité dans le domaine de la morale. Cette vérité, en ce qui concerne la plupart des problèmes éthiques les plus urgents, demande que la théologie morale mène une réflexion approfondie et sache faire ressortir que ses racines sont dans la parole de Dieu. Pour pouvoir remplir cette mission, la théologie morale doit recourir à une éthique philosophique portant sur la vérité du bien, et donc à une éthique ni subjectiviste ni utilitariste. L’éthique que l’on attend implique et présuppose une anthropologie philosophique et une métaphysique du bien. En s’appuyant sur cette vision unitaire, nécessairement liée à la sainteté chrétienne et à la pratique des vertus humaines et surnaturelles, la théologie morale sera en mesure d’aborder d’une manière plus appropriée et plus efficace les différents problèmes de sa compétence, tels que la paix, la justice sociale, la famille, la défense de la vie et de l’environnement naturel.
99. L’œuvre théologique de l’Église est d’abord au service de l’annonce de la foi et de la catéchèse. [117] L’annonce ou kérygme appelle à la conversion, en proposant la vérité du Christ qui culmine en son Mystère pascal : en effet, il n’est possible de connaître la plénitude de la vérité qui sauve que dans le Christ (cf. Ac 4, 12 ; 1 Tm 2, 4-6).
Dans ce contexte, on comprend bien pourquoi, à côté de la théologie, la mention de la catéchèse a de l’importance : en effet, cette dernière a des implications philosophiques qu’il convient d’approfondir à la lumière de la foi. L’enseignement donné par la catéchèse a une influence dans la formation de la personne. La catéchèse, qui est aussi la communication d’un langage, doit présenter la doctrine de l’Église dans son intégralité, [118] en montrant ses rapports avec la vie des croyants. [119] On parvient ainsi à unir de manière spécifique l’enseignement et la vie, ce qu’il est impossible de réaliser autrement. Ce que communique la catéchèse, en effet, ce n’est pas un corps de vérités conceptuelles, mais le mystère du Dieu vivant. [120]
La réflexion philosophique peut beaucoup contribuer à la clarification des rapports entre la vérité et la vie, entre l’événement et la vérité doctrinale, et surtout la relation entre la vérité transcendante et le langage humainement intelligible. [121] Les échanges qui se créent entre disciplines théologiques et les résultats obtenus par différents courants philosophiques peuvent donc se révéler d’une réelle fécondité en vue de communiquer la foi et de la comprendre de manière plus approfondie.
Conclusion
100. Plus de cent ans après la publication de l’encyclique æterni Patris de Léon XIII, à laquelle je me suis référé à plusieurs reprises dans ces pages, il m’a semblé qu’il convenait de reprendre à nouveau, et de manière plus systématique, l’exposé des rapports entre la foi et la philosophie. Il est évident que la pensée philosophique a une grande importance dans le développement des cultures et dans l’orientation des comportements personnels et sociaux. Elle exerce aussi une forte influence, que l’on ne reconnaît pas toujours explicitement, sur la théologie et ses différentes disciplines. Pour ces motifs, j’ai considéré qu’il était juste et nécessaire de souligner la valeur qu’a la philosophie pour l’intelligence de la foi et les limites qu’elle rencontre lorsqu’elle oublie ou rejette les vérités de la Révélation. L’Église demeure en effet profondément convaincue que la foi et la raison « s’aident mutuellement », [122] exerçant l’une à l’égard de l’autre une fonction de crible purificateur ou bien de stimulant pour avancer dans la recherche et l’approfondissement.
101. Si nous portons notre regard sur l’histoire de la pensée, surtout en Occident, il est facile de découvrir la richesse de ce qu’ont produit pour le progrès de l’humanité la rencontre entre la philosophie et la théologie et la communication de leurs conquêtes respectives. La théologie, qui a reçu en partage une ouverture et une spécificité qui lui permettent d’exister comme science de la foi, a certainement incité la raison à rester ouverte à la nouveauté radicale que porte en elle la révélation de Dieu. Et cela a indubitablement été à l’avantage de la philosophie, qui a vu se déployer ainsi de nouvelles perspectives de significations inédites que la raison est appelée à approfondir.
C’est précisément en fonction de cette constatation que, de même que j’ai redit le devoir pour la théologie de reprendre son rapport authentique avec la philosophie, je crois devoir insister sur la convenance pour la philosophie de retrouver sa relation avec la théologie, en vue du bien et du progrès de la pensée. La philosophie trouvera dans la théologie non pas une réflexion individuelle qui, même si elle est profonde et riche, comporte toujours les limites de perspectives caractéristiques de la pensée d’une seule personne, mais la richesse d’une réflexion commune. La théologie, dans sa recherche de la vérité, est en effet soutenue, de par sa nature même, par son caractère d’ecclésialité[123] et par la tradition du peuple de Dieu, grâce à son riche foisonnement de savoirs et de cultures dans l’unité de la foi.
102. Par une telle insistance sur l’importance et sur les véritables dimensions de la pensée philosophique, l’Église promeut à la fois la défense de la dignité de l’homme et l’annonce du message évangélique. Pour accomplir ces tâches, il n’y a pas en effet de préparation plus urgente aujourd’hui que celle-ci : conduire les hommes à la découverte de leur capacité de connaître la vérité [124] et de leur désir d’aller vers le sens ultime et définitif de l’existence. Dans la perspective de ces profondes exigences, inscrites par Dieu dans la nature humaine, le sens humain et humanisant de la parole de Dieu paraît encore plus clair. Grâce à la médiation d’une philosophie devenue une vraie sagesse, l’homme contemporain parviendra ainsi à reconnaître qu’il sera d’autant plus homme qu’il s’ouvrira davantage au Christ, en mettant sa confiance dans l’Évangile.
103. En outre, la philosophie est comme le miroir dans lequel se reflète la culture des peuples. Une philosophie qui, sous l’impulsion des exigences de la théologie, évolue en harmonie avec la foi fait partie de l' »évangélisation de la culture » que Paul VI a indiquée comme l’un des objectifs fondamentaux de l’évangélisation. [125] Tandis que je ne me lasse pas de proclamer l’urgence d’une nouvelle évangélisation, je fais appel aux philosophes pour qu’ils sachent approfondir les dimensions du vrai, du bon et du beau, auxquelles donne accès la parole de Dieu. Cela devient plus urgent lorsque l’on considère les défis que le nouveau millénaire semble lancer et qui touchent particulièrement les régions et les cultures d’ancienne tradition chrétienne. Cette préoccupation doit aussi être considérée comme un apport fondamental et original sur la route de la nouvelle évangélisation.
104. La pensée philosophique est souvent l’unique terrain d’entente et de dialogue avec ceux qui ne partagent pas notre foi. Le mouvement philosophique contemporain requiert l’engagement résolu et compétent de philosophes croyants capables de reconnaître les aspirations, les ouvertures et les problématiques de ce moment de l’histoire. Par une argumentation fondée sur la raison et se conformant à ses règles, le philosophe chrétien, tout en étant toujours guidé par le supplément d’intelligence que lui donne la parole de Dieu, peut développer un raisonnement qui sera compréhensible et judicieux même pour ceux qui ne saisissent pas encore la pleine vérité que manifeste la Révélation divine. Ce terrain d’entente et de dialogue est aujourd’hui d’autant plus important que les problèmes qui se posent avec le plus d’urgence à l’humanité &mdash ; que l’on pense aux problèmes de l’écologie, de la paix ou de la cohabitation des races et des cultures &mdash ; peuvent être résolus grâce à une franche et honnête collaboration des chrétiens avec les fidèles d’autres religions et avec les personnes qui, tout en ne partageant pas une conviction religieuse, ont à cœur le renouveau de l’humanité. Le Concile Vatican II l’a affirmé : « Le désir d’un tel dialogue, qui soit conduit par le seul amour de la vérité, étant sauve de toute façon la prudence qui convient, n’exclut personne, pour ce qui est de nous, ni ceux qui tiennent en honneur les biens élevés de l’âme humaine, mais qui n’en reconnaissent pas encore l’auteur, ni ceux qui s’opposent à l’Église et la persécutent de diverses manières ». [126] Une philosophie dans laquelle se reflète quelque chose de la vérité du Christ, réponse unique et définitive aux problèmes de l’homme, [127] sera un appui efficace pour l’éthique véritable et en même temps planétaire dont a besoin l’humanité aujourd’hui.
105. Je tiens à conclure cette Encyclique en m’adressant encore une fois surtout aux théologiens, afin qu’ils accordent une attention particulière aux implications philosophiques de la parole de Dieu et qu’ils mènent une réflexion qui fasse ressortir la densité spéculative et pratique de la science théologique. Je voudrais les remercier de leur service ecclésial. Le lien intime entre la sagesse théologique et le savoir philosophique est une des richesses les plus originales de la tradition chrétienne pour l’approfondissement de la vérité révélée. C’est pourquoi j’exhorte les théologiens à reprendre et à mettre en valeur le mieux possible la dimension métaphysique de la vérité afin d’entrer ainsi dans un dialogue critique et exigeant avec la pensée philosophique contemporaine comme avec toute la tradition philosophique, qu’elle soit en accord ou en opposition avec la parole de Dieu. Qu’ils aient toujours présente à l’esprit la consigne d’un grand maître de la pensée et de la spiritualité, saint Bonaventure, qui, en introduisant le lecteur à son Itinerarium mentis in Deum, l’invitait « à ne pas croire qu’on peut se satisfaire de la lecture sans componction, de la spéculation sans dévotion, de la recherche sans admiration, de la prudence sans exultation, de l’activité sans piété, de la science sans charité, de l’intelligence sans humilité, de l’étude séparée de la grâce divine, de la réflexion séparée de la sagesse inspirée par Dieu ». [128]
Ma pensée se tourne aussi vers ceux qui portent la responsabilité de la formation sacerdotale, académique et pastorale, afin qu’ils assurent avec une particulière attention la formation philosophique de ceux qui auront à annoncer l’Évangile aux hommes d’aujourd’hui et, plus encore, de ceux qui devront se consacrer à l’enseignement de la théologie et à la recherche. Qu’ils s’efforcent de conduire leur travail à la lumière des prescriptions du Concile Vatican II [129] et des dispositions prises par la suite, qui mettent en relief le devoir urgent et nécessaire pour tous de contribuer à une communication authentique et profonde des vérités de la foi. Que l’on n’oublie pas que c’est une grave responsabilité d’assurer la formation préalable et adéquate du corps de professeurs destinés à l’enseignement de la philosophie dans les séminaires et dans les facultés ecclésiastiques. [130] Il est indispensable que cette formation comporte une préparation scientifique appropriée, qu’elle soit conçue de manière systématique en présentant le grand patrimoine de la tradition chrétienne, et qu’elle soit conduite avec le discernement qui convient devant les besoins actuels de l’Église et du monde.
106. Mon appel s’adresse également aux philosophes et à ceux qui enseignent la philosophie, afin qu’ils aient le courage de retrouver, dans le sillage d’une tradition philosophique constante et valable, les qualités de sagesse authentique et de vérité, y compris métaphysique, de la pensée philosophique. Qu’ils se laissent interpeller par les exigences qui découlent de la parole de Dieu et qu’ils aient la force de conduire leur discours rationnel et leur argumentation en fonction de cette interpellation. Qu’ils soient toujours tendus vers la vérité et attentifs au bien que contient le vrai. Ils pourront ainsi formuler l’éthique authentique dont l’humanité a un urgent besoin, particulièrement en ces années. L’Église suit avec attention et avec sympathie leurs recherches ; par conséquent, qu’ils soient assurés du respect qu’elle garde pour la légitime autonomie de leur science. Je voudrais encourager en particulier les croyants qui travaillent dans le domaine de la philosophie, afin qu’ils éclairent les divers champs de l’activité humaine par l’exercice d’une raison qui se fait d’autant plus sûre et perspicace qu’elle reçoit le soutien de la foi.
Je ne peux pas manquer non plus, enfin, de me tourner vers les scientifiques qui, par leurs recherches, nous apportent une connaissance croissante de l’univers dans son ensemble et de la diversité incroyablement riche de ses composantes animées et inanimées, avec leurs structures atomiques et moléculaires complexes. Sur le chemin parcouru, spécialement en ce siècle, ils ont franchi des étapes qui ne cessent de nous impressionner. En exprimant mon admiration et mes encouragements aux valeureux pionniers de la recherche scientifique, auxquels l’humanité doit une si grande part de son développement actuel, je ressens le devoir de les exhorter à poursuivre leurs efforts en demeurant toujours dans la perspective sapientielle, dans laquelle les acquis scientifiques et technologiques s’associent aux valeurs philosophiques et éthiques qui sont des manifestations spécifiques et essentielles de la personne humaine. Le scientifique a bien conscience que « la quête de la vérité, même si elle concerne la réalité finie du monde ou de l’homme, est sans fin, mais renvoie toujours à quelque chose de plus élevé que l’objet d’étude immédiat, vers des questions qui donnent accès au Mystère ». [131]
107. A tous, je demande de considérer dans toute sa profondeur l’homme, que le Christ a sauvé par le mystère de son amour, sa recherche constante de la vérité et du sens. Divers systèmes philosophiques, faisant illusion, l’ont convaincu qu’il est le maître absolu de lui-même, qu’il peut décider de manière autonome de son destin et de son avenir en ne se fiant qu’à lui-même et à ses propres forces. La grandeur de l’homme ne pourra jamais être celle-là. Pour son accomplissement personnel, seule sera déterminante la décision d’entrer dans la vérité, en construisant sa demeure à l’ombre de la Sagesse et en l’habitant. C’est seulement dans cette perspective de vérité qu’il parviendra au plein exercice de sa liberté et de sa vocation à l’amour et à la connaissance de Dieu, suprême accomplissement de lui-même.
108. Ma dernière pensée va à Celle que la prière de l’Église invoque comme Trône de la Sagesse. Sa vie même est une véritable parabole qui peut rayonner sa lumière sur la réflexion que j’ai faite. On peut en effet entrevoir une harmonie profonde entre la vocation de la bienheureuse Vierge et celle de la philosophie authentique. De même que la Vierge fut appelée à offrir toute son humanité et toute sa féminité afin que le Verbe de Dieu puisse prendre chair et se faire l’un de nous, de même la philosophie est appelée à exercer son œuvre rationnelle et critique afin que la théologie soit une intelligence féconde et efficace de la foi. Et comme Marie, dans l’assentiment donné à l’annonce de Gabriel, ne perdit rien de son humanité et de sa liberté authentiques, ainsi la pensée philosophique, en recevant l’appel qui lui vient de la vérité de l’Évangile, ne perd rien de son autonomie, mais se voit portée dans toute sa recherche à son plus haut accomplissement. Cette vérité, les saints moines de l’antiquité chrétienne l’avaient bien comprise, quand ils appelaient Marie « la table intellectuelle de la foi ». [132] Ils voyaient en elle l’image cohérente de la vraie philosophie et ils étaient convaincus qu’ils devaient philosophari in Maria.
Puisse le Trône de la Sagesse être le refuge sûr de ceux qui font de leur vie une recherche de la sagesse ! Puisse la route de la sagesse, fin ultime et authentique de tout véritable savoir, être libre de tout obstacle, grâce à l’intercession de Celle qui, engendrant la Vérité et la conservant dans son cœur, l’a donnée en partage à toute l’humanité pour toujours !
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 14 septembre 1998, fête de la Croix glorieuse, en la vingtième année de mon Pontificat.
Notes de l’encyclique
1 Je l’écrivais déjà dans ma première encyclique Redemptor hominis : « Nous sommes devenus participants de cette mission du Christ prophète et, en vertu de la même mission, nous sommes avec lui au service de la vérité divine dans l’Église. La responsabilité envers cette vérité signifie aussi que nous devons l’aimer, en chercher la compréhension la plus exacte, de manière à la rendre plus accessible à nous-mêmes et aux autres dans toute sa force salvifique, dans sa splendeur, dans sa profondeur et en même temps dans sa simplicité » (n. 19 : AAS 71 [1979], p. 306).
2 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 16.
3 Const. dogm. sur l’Église Lumen gentium, n. 25.
4 N. 4 : AAS 85 (1993), p. 1136.
5 Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 2.
6 Cf. Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, III : DS 3008.
7 Ibid., IV : DS 3015 ; cité aussi dans Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 59.
8 Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 2.
9 Lettre apost. Tertio millennio adveniente (10 novembre 1994), n. 10 : AAS 87 (1995), p. 11.
10 N. 4.
11 N. 8.
12 N. 22.
13 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 4.
14 Ibid., n. 5.
15 Le premier Concile du Vatican, auquel se réfère l’affirmation rappelée ci-dessus, enseigne que l’obéissance de la foi exige l’engagement de l’intelligence et de la volonté. « Puisque l’homme dépend totalement de Dieu comme son Créateur et Seigneur et que la raison créée est complètement soumise à la Vérité incréée, nous sommes tenus de présenter par la foi à Dieu qui se révèle la soumission plénière de notre intelligence et de notre volonté » : Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, III : DS 3008.
16 Séquence de la solennité du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ.
17 Pensées, 789 (éd. L. Brunschvicg).
18 Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 22.
19 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 2.
20 Préambule ; 1;15 : éd. M. Corbin, Paris (1986), pp. 223 ; 241 ; 266.
21 De vera religione, XXXIX, 72 : CCL 32, p. 234.
22 Ut te semper desiderando quaererent et inveniendo quiescerent : Missel romain.
23 Aristote, Métaphysique, I, 1.
24 Confessions, X, 23,33 : CCL 27, p. 173.
25 N. 34 : AAS 85 (1993), p. 1161.
26 Cf. Jean-Paul II, Lettre apostolique Salvifici doloris (11 février 1984), n. 9 : AAS 76 (1984), pp. 209-210.
27 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes Nostra aetate, n. 2.
28 C’est là une argumentation que je poursuis depuis longtemps et que j’ai exprimée en différentes occasions : « "Qu’est-ce que l’homme ? à quoi sert-il ? Quel est son bien et quel est son mal ?" ; (Si 18, 8) […] Ces questions sont au cœur de tout homme, comme le montre bien le génie poétique de tout temps et de tous les peuples qui, comme prophétie de l’humanité, repose continuellement la question sérieuse qui rend l’homme vraiment homme. Elles expriment l’urgence de trouver un pourquoi à l’existence à chacun de ses moments, à ses étapes importantes et décisives ainsi qu’à ses moments les plus ordinaires. Ces questions témoignent du bien-fondé profond de l’existence humaine car l’intelligence et la volonté de l’homme y sont sollicitées pour qu’elles cherchent librement la solution capable d’offrir un sens plein à la vie. Ces interrogations constituent donc l’expression la plus haute de la nature de l’homme et, par conséquent, la réponse qu’il leur donne est la mesure de la profondeur de son engagement à travers sa propre existence. En particulier, lorsqu’il cherche à connaître intégralement le pourquoi des choses et qu’il va à la recherche de la réponse ultime et la plus exhaustive, alors la raison humaine touche son sommet et s’ouvre à la religiosité. En effet, la religiosité représente l’expression la plus élevée de la personne humaine car elle est le sommet de sa nature rationnelle. Elle jaillit de l’aspiration profonde de l’homme à la vérité et elle est à la base de la recherche libre et personnelle qu’elle fait du divin » (Audience générale du 19 octobre 1983, nn. 1-2 : La Documentation catholique 80 [1983], pp. 1071-1072).
29 « [Galilée] a déclaré explicitement que les deux vérités, de foi et de science, ne peuvent jamais se contredire, "l’Écriture sainte et la nature procédant également du Verbe divin, la première comme dictée par l’Esprit Saint, la seconde comme exécutrice très fidèle des ordres de Dieu", comme il l’a écrit dans sa lettre au Père Benedetto Castelli le 21 décembre 1613. Le Concile Vatican II ne s’exprime pas autrement ; il reprend même des expressions semblables lorsqu il enseigne : "La recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle […] suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu" ; (Gaudium et spes, n. 36). Galilée ressent dans sa recherche scientifique la présence du Créateur qui le stimule, qui prévient et aide ses intuitions, en agissant au plus profond de son esprit » (Jean-Paul II, Discours à l’Académie pontificale des sciences, 10 novembre 1979 : La Documentation catholique 76 [1979], p. 1010).
30 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 4.
31 Origène, Contre Celse, 3, 55 : SC 136, p. 130.
32 Dialogue avec Tryphon, 8, 1 : PG 6, 492.
33 Stromates I, 18, 90, 1 : SC 30, p. 115.
34 Cf. ibid. I, 16, 80, 5 : SC 30, p. 108.
35 Cf. ibid. I, 5, 28, 1 : SC 30, p. 65.
36 Ibid., VI, 7, 55, 1-2 : PG 9, 277.
37 Ibid., I, 20, 100, 1 : SC 30, p. 124.
38 S. Augustin, Confessions VI, 5, 7 : CCL 27, pp. 77-78.
39 Cf. ibid., VII, 9, 13-14 : CCL 27, pp. 101-102.
40 De præscriptione hæreticorum, VII, 9 : SC 46, p. 98 : « Quid ergo Athenis et Hierosolymis ? Quid Academiæ et Ecclesiæ ?« .
41 Cf. Congrégation pour l’Education catholique, Instruction sur l’étude des Pères de l’Église dans la formation sacerdotale (10 novembre 1989), n. 25 : AAS 82 (1990), pp. 617-618.
42 S. Anselme, Proslogion, 1 : éd. M. Corbin, Paris (1986), p. 239.
43 Idem, Monologion, 64 : éd. M. Corbin, Paris (1986), p. 181.
44 Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, VII.
45 Cf. idem, Somme théologique, I, q. 1, a. 8, ad 2 : « cum enim gratia non tollat naturam sed perficiat« .
46 Cf. Jean-Paul II, Discours aux participants au IXe Congrès thomiste international (29 septembre 1990) : Insegnamenti, XIII, 2 (1990), pp. 770-771.
47 Lettre apostolique Lumen Ecclesiæ (20 novembre 1974), n. 8 : AAS 66 (1974), p. 680.
48 Cf. I, q. 1, a. 6 : « Præterea, hæc doctrina per studium acquiritur. Sapientia autem per infusionem habetur, unde inter septem dona Spiritus Sancti connumeratur » – « De plus, cette doctrine s’acquiert par l’étude. La sagesse est possédée par infusion et elle est donc comptée parmi les sept dons du Saint-Esprit ».
49 Ibid., II-II, q. 45, a. 1, ad 2 ; cf. aussi II-II, q. 45, a. 2.
50 Ibid., I-II, q. 109, a. 1, ad 1, qui reprend la célèbre phrase de l’Ambrosiaster, In prima Cor 12,3 : PL 17, 258.
51 Léon XIII, Encycl. æTERNI PATRIS (4 août 1879) : ASS 11 (1878-1879), p. 109.
52 Paul VI, Lettre apost. Lumen Ecclesiæ (20 novembre 1974), n. 8 : AAS 66 (1974), p. 683.
53 Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 15 : AAS 71 (1979), p. 286.
54 Cf. Pie XII, Encycl. Humani generis (12 août 1950) : AAS 42 (1950), p. 566.
55 Cf. Conc. œcum. Vat. I, Première Const. dogm. sur l’Église du Christ Pastor æternus : DS 3070 ; Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur l’Église Lumen gentium, n. 25.
56 Cf. Synode de Constantinople : DS 403.
57 Cf. Concile de Tolède I :, DS 205 ; Concile de Braga I, DS 459-460 ; Sixte V, Bulle Cæli et terræ Creator (5 janvier 1586) : Bullarium Romanum 4/4, Rome (1747), pp. 176-179 ; Urbain VIII, Inscrutabilis iudiciorum (1er avril 1631) : Bullarium Romanum 6/1, Rome (1758), pp. 268-270.
58 Cf. Conc. œcum. de Vienne, décret Fidei catholicæ : DS 902 ; Conc. œcum. Latran V, Bulle Apostolici regiminis : DS 1440.
59 Cf. Theses a Ludovico Eugenio Bautain iussu sui Episcopi subscriptæ (8 septembre 1840) : DS 2751-2756 ; Theses a Ludovico Eugenio Bautain ex mandato S. Congr. Episcoporum et Religiosorum subscriptæ (26 avril 1844) : DS 2765-2769.
60 Cf. S. Congr. Indicis, Décret Theses contra traditionalismum Augustini Bonnetty (11 juin 1855) : DS 2811-2814.
61 Cf. Pie IX, Bref Eximiam tuam (15 juin 1857) : DS 2828-2831 ; Bref Gravissimas inter (11 décembre 1862) : DS 2850-2861.
62 Cf. S. Congr. du Saint-Office, Décret Errores ontologistarum (18 septembre 1861) : DS 2841-2847.
63 Cf. Conc. œcum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, II : DS 3004 ; can. 2, 1 : DS 3026.
64 Ibid., IV : DS 3015, cité par le Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 59.
65 Conc. œcum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, IV : DS 3017.
66 Cf. Encycl. Pascendi dominici gregis (8 septembre 1907) : ASS 40 (1907), pp. 596-597.
67 Cf. Pie XI, Encycl. Divini Redemptoris (19 mars 1937) : AAS 29 (1937), pp. 65-106.
68 Encycl. Humani generis (12 août 1950) : AAS 42 (1950), pp. 562-563.
69 Ibid. : l.c., pp. 563-564.
70 Cf. Jean-Paul II, Const. apost. Pastor bonus (28 juin 1988), art. 48-49 : AAS 80 (1988), p. 873 ; Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien Donum veritatis (24 mai 1990), n. 18 : AAS 82 (1990), p. 1558.
71 Cf. Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération » Libertatis nuntius (6 août 1984), VII-X : AAS 76 (1984), pp. 890-903.
72 Par des paroles claires et exprimées avec autorité, le Concile Vatican I avait déjà condamné cette erreur, affirmant d’une part que « quant à la foi […], l’Église catholique professe qu’elle est une vertu surnaturelle par laquelle, prévenus par Dieu et aidés par la grâce, nous croyons vraies les choses qu’il nous a révélées, non pas à cause de leur vérité intrinsèque perçue par la lumière naturelle de la raison, mais à cause de Dieu même qui révèle, qui ne peut ni se tromper ni nous tromper » : Const. dogmat. Dei Filius, III : DS 3008 ; can. 3, 2 : DS 3032. D’autre part, le Concile déclarait que la raison n’est jamais « rendue capable de pénétrer [les mystères] de la même manière que les vérités qui constituent son propre objet » : ibid., IV : DS 3016. De là découlait la conclusion pratique : « Les fidèles chrétiens non seulement n’ont pas le droit de défendre comme de légitimes conclusions de la science les opinions connues comme contraires à la foi, surtout si elles ont été réprouvées par l’Église, mais ils sont strictement tenus de les considérer plutôt comme des erreurs parées de quelque apparence trompeuse de vérité » : ibid., IV : DS 3018.
73 Cf. nn. 9-10.
74 Ibid., n. 10.
75 Ibid., n. 21.
76 Cf. ibid., n. 10.
77 Cf. Encycl. Humani generis (12 août 1950) : AAS 42 (1950), pp. 565-567 ; 571-573.
78 Cf. Encycl. æTERNI PATRIS (4 août 1879) : ASS 11 (1878-1879), pp. 97-115.
79 Ibid. : l.c., p. 109.
80 Cf. nn. 14-15.
81 Cf. ibid., nn. 20-21.
82 Ibid., n. 22 ; cf. Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 8 : AAS 71 (1979), pp. 271-272.
83 Décret sur la formation sacerdotale Optatam totius, n. 15.
84 Cf. Jean-Paul II, Const. apost. Sapientia christiana (15 avril 1979), art. 79-80 : AAS 71 (1979), pp. 495-496 ; Exhort. apost. post-synodale Pastores dabo vobis (25 mars 1992), n. 52 : AAS 84 (1992), pp. 750-751. Voir aussi certains commentaires sur la philosophie de saint Thomas : Discours à l’Athénée pontifical international Angelicum (17 novembre 1979) : La Documentation catholique 76 (1979), pp. 1067-1071 ; Discours aux participants du VIIIe Congrès thomiste international (13 septembre 1980) : Insegnamenti III, 2 (1980), pp. 604-615 ; Discours aux participants au Congrès international de la Société « Saint-Thomas » sur la doctrine de l’âme chez saint Thomas (4 janvier 1986) : La Documentation catholique 83 (1986), pp. 235-237 ; S. Congr. pour l’Education catholique, Ratio fundamentalis institutionis sacerdotalis (6 janvier 1970), nn. 70-75 : AAS 62 (1970), pp. 366-368 ; Décret Sacra Theologia (20 janvier 1972) : AAS 64 (1972), pp. 583-586.
85 Cf. Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, nn. 57 ; 62.
86 Cf. ibid., n. 44.
87 Cf. Conc. œcum. Latran V, Bulle Apostolici regimini sollicitudo, Session VIII : Conc. œcum. Decreta (1991), pp. 605-606.
88 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 10.
89 S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 5, a. 3, ad 2.
90 « La recherche des conditions dans lesquelles l’homme pose de lui-même les premières questions fondamentales sur le sens de la vie, sur la finalité qu’elle veut indiquer et sur ce qui l’attend après la mort, constitue pour la théologie fondamentale le nécessaire préambule pour que, aujourd’hui également, la foi puisse montrer en plénitude la voie à une raison qui recherche sincèrement la vérité » : Jean-Paul II, Lettre aux participants au Congrès de théologie fondamentale organisé pour le 125e anniversaire de la Constitution dogmatique Dei Filius (30 septembre 1995), n. 4 : La Documentation catholique 92 (1995), pp. 972-973.
91 Ibid.
92 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 15 ; Décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad gentes, n. 22.
93 S. Thomas d’Aquin, De cælo, 1, 22.
94 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, nn. 53-59.
95 S. Augustin, De prædestinatione sanctorum, 2, 5 : PL 44, 963.
96 Id., De fide, spe et caritate, 7 : CCL 64, p. 61.
97 Cf. Conc. œcum. de Chalcédoine, Symbole, Définition : DS 302.
98 Cf. Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 15 : AAS 71 (1979), pp. 286-289.
99 Cf. par exemple S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, q. 16, a. 1 ; S. Bonaventure, Coll. in Hex., 3, 8, 1.
100 Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 15.
101 Cf. Jean-Paul II, Encycl. Veritatis splendor (6 août 1993), nn. 57-61 : AAS 85 (1993), pp. 1179-1182.
102 Cf. Conc. œcum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, IV : DS 3016.
103 Cf. Conc. œcum. Latran IV, De errore abbatis Ioachim, II : DS 806.
104 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 24 ; Décret sur la formation des prêtres Optatam totius, n. 16.
105 Cf. Jean-Paul II, Encycl. Évangelium vitæ (25 mars 1995), n. 69 : AAS 87 (1995), p. 481.
106 Dans le même sens, je commentais dans ma première Encyclique l’expression de l’Évangile de saint Jean : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (8,32) : « Ces paroles contiennent une exigence fondamentale et en même temps un avertissement : l’exigence d’honnêteté vis-à-vis de la vérité comme condition d’une authentique liberté ; et aussi l’avertissement d’éviter toute liberté apparente, toute liberté superficielle et unilatérale, qui n’irait pas jusqu’au fond de la vérité sur l’homme et sur le monde. Aujourd’hui encore, après deux mille ans, le Christ nous apparaît comme Celui qui apporte à l’homme la liberté fondée sur la vérité, comme Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience » : Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 12 : AAS 71 (1979), pp. 280-281.
107 Discours à l’ouverture du Concile (11 octobre 1962) : AAS 54 (1962), p. 792.
108 Congr. pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur la Vocation ecclésiale du Théologien Donum veritatis (24 mai 1990), nn. 7-8 : AAS 82 (1990), pp. 1552-1553.
109 Commentant Jean 16,12-13, j’ai écrit dans l’Encyclique Dominum et vivificantem : « Jésus présente le Paraclet, l’Esprit de vérité, comme celui qui "enseignera" ; et "rappellera", comme celui qui lui "rendra témoignage" ; à présent il dit : "il vous introduira dans la vérité tout entière". Ces mots "introduire dans la vérité tout entière", en rapport avec ce que les Apôtres "ne peuvent pas porter à présent", sont en lien direct avec le dépouillement du Christ par la passion et la mort en Croix qui étaient imminentes lorsqu’il prononçait ces paroles. Cependant il deviendra clair, par la suite, que les mots "introduire dans la vérité tout entière" ; se rattachent également, au-delà du scandalum Crucis, à tout ce que le Christ "a fait et enseigné" ; (Ac 1,1). En effet, le mysterium Christi dans son intégralité exige la foi, parce que c’est la foi qui introduit véritablement l’homme dans la réalité du mystère révélé. "Introduire dans la vérité tout entière", cela s’accomplit donc dans la foi et par la foi : c’est l’œuvre de l’Esprit de vérité et c’est le fruit de son action dans l’homme. En cela, l’Esprit Saint doit être le guide suprême de l’homme, la lumière de l’esprit humain » : n. 6 : AAS 78 (1986), pp. 815-816.
110 Cf. Conc. œcum. Vat. II : Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 13.
111 Cf. Commission biblique pontificale, Instruction sur la vérité historique des Évangiles (21 avril 1964) : AAS 56 (1964), p. 713.
112 « Il est clair également que l’Église ne peut se lier à n’importe quel système philosophique, dont le règne dure peu de temps ; mais les expressions qui, durant plusieurs siècles, furent établies du consentement commun des Docteurs catholiques pour arriver à quelque intelligence du dogme, ne reposent assurément pas sur un fondement si fragile. Elles reposent, en effet, sur des principes et des notions déduites de la véritable connaissance des choses créées ; dans la déduction de ces connaissances, la vérité révélée a éclairé comme une étoile l’esprit humain, par le moyen de l’Église. C’est pourquoi il n’y a pas à s’étonner si certaines de ces notions non seulement ont été employées dans les Conciles œcuméniques, mais en ont reçu une telle sanction qu’il n’est pas permis de s’en éloigner » : Encycl. Humani generis (12 août 1950) : AAS 42 (1950), pp. 566-567 ; cf. Commission théologique internationale, Document Interpretationis problema (octobre 1989) : La Documentation catholique 87 (1990), pp. 489-502.
113 « Quant au sens des formules dogmatiques, il demeure toujours vrai et identique à lui-même dans l’Église, même lorsqu’il est éclairci davantage et plus entièrement compris. Les fidèles doivent donc bien se garder d’accueillir l’opinion que l’on peut résumer ainsi : tout d’abord les formules dogmatiques ou certaines catégories d’entre elles seraient incapables de signifier d’une manière déterminée la vérité, mais n’en signifieraient que des approximations changeantes, lui apportant déformation et altération » : S. Congr. pour la Doctrine de la Foi, Déclaration sur la doctrine catholique concernant l’Église Mysterium Ecclesiæ (24 juin 1973), n. 5 : AAS 65 (1973), p. 403.
114 Cf. Congr. du Saint-Office, Décret Lamentabili (3 juillet 1907), n. 26 : ASS 40 (1907), p. 473.
115 Cf. Jean-Paul II, Discours à l’Athénée pontifical Angelicum (17 novembre 1979), n. 6 : La Documentation catholique 76 (1979), pp. 1069-1070.
116 N. 32 : AAS 85 (1993), pp. 1159-1160.
117 Cf. Jean-Paul II, Exhort. apost. Catechesi tradendæ (16 octobre 1979), n. 30 : AAS 71 (1979), pp. 1302-1303 ; Congr. pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien Donum veritatis (24 mai 1990), n. 7 : AAS 82 (1990), pp. 1552-1553.
118 Cf. Jean-Paul II, Exhort. apost. Catechesi tradendæ (16 octobre 1979), n. 30 : AAS 71 (1979), pp. 1302-1303.
119 Cf. ibid., n. 22 : l.c., pp. 1295-1296.
120 Cf. ibid., n. 7 : l.c., p. 1282.
121 Cf. ibid., n. 59 : l.c., p. 1325.
122 Conc. œcum. Vat. I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, IV : DS 3019.
123 « Personne ne peut faire de la théologie comme si elle consistait simplement à faire un exposé de ses idées personnelles ; mais chacun doit être conscient de demeurer en union étroite avec la mission d’enseigner la vérité, dont l’Église est responsable » : Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), n. 19 : AAS 71 (1979), p. 308.
124 Cf. Conc. œcum. Vat. II, Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanæ, nn. 1-3.
125 Cf. Exhort. apost. Évangelii nuntiandi (8 décembre 1975), n. 20 : AAS 68 (1976), pp. 18-19.
126 Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 92.
127 Cf. ibid., n. 10.
128 Prologue, 4 : Opera omnia, Florence (1891), t. V, p. 296.
129 Cf. Décret sur la formation sacerdotale Optatam totius, n. 15.
130 Cf. Jean-Paul II, Const. apost. Sapientia christiana (15 avril 1979), art. 67-68 : AAS 71 (1979), pp. 491-492.
131 Jean-Paul II, Discours pour le 600e anniversaire de l’Université jagellone de Cracovie (8 juin 1997), n. 4 : La Documentation catholique, 94 (1997), p. 677.
132 « E noerà tes pìsteos tràpeza » : pseudo Epiphane, Homélie en l’honneur de Sainte Marie Mère de Dieu : PG 43, 493.